8/05/2021

Vitesse du train, vitesse du regard

 

En 1842, tandis que le réseau ferroviaire français commençait à déployer lentement ses ramifications tentaculaires, l'écrivain Paul de Kock proposait une curieuse métaphore : " Voyager en chemin de fer ne fatigue pas ; c'est un plaisir, un agrément... on se sent rouler avec une douceur inconcevable, ou plutôt on ne se sent pas rouler. On voit fuir devant soi les arbres, les maisons, les villages... tout cela passe ! passe... bien plus vite que dans une lanterne magique... et tout cela est véritable, vous n'êtes point le jouet de l'optique !... Le chemin de fer est la véritable lanterne magique de la nature1. "

2Préférer cette métaphore à celle du "Pégase moderne" qu'employèrent nombre de ses contemporains, c'était faire du train un instrument de vision plutôt que de locomotion, l'inscrire dans la dynamique des dispositifs optiques. À l'exemple de Paul de Kock, c'est donc comme machine à voir et non comme machine à se mouvoir que le chemin de fer sera abordé ici2. Plutôt que d'un regard sur le train, il sera donc d'abord question d'un regard depuis le train3. Pour analyser et comprendre ce que l'on voit d'un train lancé à pleine allure, une simple étude physiologique basée sur les commentaires écrits et les observations des voyageurs ne peut suffire. Il importe de comparer la machine de vision ferroviaire à d'autres dispositifs optiques qui, depuis la lanterne magique, ont croisé l'histoire des chemins de fer : la photographie, le panorama ou le cinématographe. Parce que leur travail de représentation implique un travail de compréhension préalable, ils constituent le lieu privilégié d'une analyse des mécanismes de la vision ferroviaire. [p. 73]

Vitesse du train, vitesse du regard

3Parmi les caractéristiques essentielles de la vision nouvelle imposée par le train, il en est une immédiatement remarquée par les premiers commentateurs : la vitesse. Quatre fois supérieure à celle des attelages les plus rapides, la vitesse des premiers trains entraîne une troublante surabondance des impressions visuelles. Précipité dans le champ du regard, le paysage ne s'est pas encore offert qu'il s'est déjà éclipsé, comme le remarque Louis Napoléon Bonaparte lors d'un voyage en Angleterre en 1833 : " Tous les objets passent devant vos yeux avec une rapidité inouïe, maisons, arbres, barrières, tout disparaît avant qu'on ait pu les fixer4. " La vue à travers la fenêtre du train à pleine allure est alors souvent comparée à celle que l'on peut avoir dans l'oeilleton d'un kaléidoscope5 : les structures volent en éclats, les objets se télescopent, les formes se fragmentent, se combinent selon mille manières, puis se décomposent jusqu'à la dissolution complète dans l'abstraction. En train tout va trop vite, tout passe, " tout devient raie6 ", écrit magnifiquement Victor Hugo. Le paysage qui défile, lorsqu'il ne disparaît pas dans les tunnels ou les tranchées, se résume alors souvent à deux larges bandes colorées azur et brune : le ciel et la terre. Un commentateur ingénu affirmera même qu'à augmenter encore la vitesse du train, les couleurs du paysage risquent bien, selon une application particulière du disque de Newton, de se confondre en une large plage d'un blanc spectral7.

4Face à la célérité du train, les commentaires des premières décennies s'accordent majoritairement pour noter une déficience du regard. Avec la seconde génération d'usagers ­ celle qui apparaît après les années 1860, le regard semble s'accoutumer, ou s'éduquer. La vitesse n'est plus une entrave mais une curiosité, le paysage n'est plus dédaigné mais regardé avec attention. Les peintres, notamment, montrent alors un large intérêt pour cette mobilité et ses effets sur le paysage. Dans son [p. 74] ouvrage sur les chemins de fer, Henri Vincenot remarque l'importance du chemin de fer dans l'oeuvre de Camille Corot : " C'est au moment où ce grand marcheur abandonne la diligence pour prendre le chemin de fer que sa peinture se modifie et que son paysage s'émancipe8. " Ce ne seront plus désormais des points de vue pittoresques offerts au voyageur arrêté mais " des portions de campagne saisies par un promeneur qui avance9 ".

5Une génération plus tard, dans la lignée de Corot, dont il fut l'ami, le peintre Johan Barthold Jongkind évoque pareillement l'influence décisive du chemin de fer sur son style pictural : " Dans le cadre de la fenêtre du wagon j'ai vu passer, à la vitesse d'un éclair, plus de mille tableaux successifs, mais je ne les ai qu'entrevus, très vite effacés par le suivant et, au retour, je les ai revus mais avec une lumière différente et ils étaient autres. Et j'ai compris que c'était comme ça qu'il fallait peindre : ne retenir que l'essentiel de la lumière surprise en une seconde à des moments différents. L'impression fugitive sur la rétine suffit. Tout le reste est inutile10. " Le protocole est clair et la phrase explicite ; il y a là en germe le programme d'un regard qui s'appellera bientôt impressionnisme. Sans aller jusqu'à penser, avec Henri Vincenot, que " c'est de la portière d'un train, lancé à cinquante ou quatre-vingts kilomètres à l'heure, qu'est né l'impressionnisme11 ", on pourra considérer que le chemin de fer a joué un rôle non négligeable dans l'émergence d'une vision impressionniste, subreptice et fugace.

6Si Edgar Degas accompagna le groupe impressionniste à ses débuts, ce chantre de la vie moderne ne partageait pas leur goût pour la nature ou le plein air. Aussi ne lui connaît-on que très peu de paysages, et doit-on s'étonner, de la part de celui que l'on a dénommé le " peintre de l'instantané12 ", qu'une bonne partie d'entre eux aient été conçus dans une voiture de chemin de fer, comme le précise Degas dans une conversation avec son ami Ludovic Halévy ? C'est " le fruit de mes voyages de cet été. Je me tenais à la portière des wagons, et je regardais vaguement. Ça m'a donné l'idée de faire des paysages13 ". À l'interrogation d'Halévy qui tente de comprendre le soudain intérêt du peintre pour le paysage et lui demande s'il s'agit " d'états d'âme ", Degas répond, en réfutant un langage aussi sentencieux, qu'il s'agit " simplement d'états d'yeux14 ".

7Très proche des " impressions fugitives " de Jongkind, mais davantage poétiques, les " états d'yeux " de Degas décrivent avec justesse le [p. 75] mécanisme d'une vision fonctionnant sur le registre du coup d'oeil. Les usagers de la seconde génération avaient en somme remédié à la célérité du train par la rapidité de leur regard.

Vision ferroviaire et captation photographique

8De cette vision ferroviaire, l'écrivain suédois August Strindberg donnera en 1886 une définition plus précise encore : " Le plus beau pays d'Europe, où l'on trouve tous les climats, toutes les sortes de nature [...] est enfermé dans le magasin de mon oeil reposé, telle une série de Momentaufnahme ; maintenant je vais chercher à tirer ces images avec tous les moyens dont je dispose, après avoir retouché les négatifs à l'aide d'annotations faites durant ce voyage15. " Momentaufnahme : le terme est allemand et désigne l'instantané photographique. Strindberg l'utilise à diverses reprises dans sa correspondance pour décrire les flashes parcellaires, les impressions visuelles momentanées qui viennent s'inscrire sur sa rétine comme la lumière sur la plaque photographique.

9Mais là où il y avait chez Jongkind et Degas un vague nonchaloir du regard qui ne fixait rien de très distinct et favorisait l'impressionnisme, il y a chez Strindberg une véritable technique du coup d'oeil, un enregistrement de la scène qui s'apparente pleinement au vocabulaire photographique qu'il emploie et déploie : magasin, instantané, tirage et retouche des négatifs. À travers cette métaphore photographique, Strindberg ouvre une brèche vers la compréhension de la vision ferroviaire. Pour percevoir correctement les paysages qui défilent à vive allure, pour en capter les éléments fugitifs, il faut en somme disposer d'une acuité quasi photographique ­ une perception instantanée.

10Entre le chemin de fer et la photographie, ce n'est là qu'une première analogie, car la vision ferroviaire, à l'instar de la captation photographique, n'est pas seulement instantanée, elle est aussi fragmentée et focalisée. " Le paysage dans le cadre des portières court furieusement16 ", écrit Paul Verlaine en 1870. Depuis l'intérieur du wagon, c'est donc une vision encadrée, délimitée et fragmentaire qui s'offre à l'oeil du voyageur.

11De surcroît, la marche rapide du train entraîne une nouvelle appréhension de la profondeur du champ visuel. Un étagement hiérarchisé des plans s'instaure en fonction de la vitesse du défilement. À 80 km/h, soit l'allure moyenne d'un train à la fin du XIXe siècle, le premier plan est flou, le second plan demande un sensible effort d'accommodation, le plan moyen constitue l'essentiel du champ du regard, et l'arrière-plan [p. 76] se meut lentement, voire imperceptiblement à l'infini. Obligé de travailler latéralement dans une sorte de va-et-vient parallèle au sens de la marche, l'oeil voit sa capacité d'accommodation en profondeur diminuée d'autant. Avec une nette tendance à rester sur un plan fixe, parallèle au rail, le regard sera donc beaucoup plus focalisé, comme mis au point.

12À ce florilège d'analogies, il faudrait ajouter celle de la chambre noire : " À peine étions nous installés dans la chambre noire ­ non, je me trompe ­ dans le compartiment du wagon17 ", écrit un amateur photographe dans le compte rendu d'une excursion de 1900. Avec le paysage qui vient se projeter sur la vitre, la voiture de chemin de fer (" cette boîte obscure où j'ai dû me cloîtrer18 ", ainsi que la décrit Eugène Manuel) est semblable à ces immenses camera obscura à l'intérieur desquelles l'observateur se tient tout entier pour voir le spectacle de la nature se dessiner sur la paroi. La chambre et la voiture ont toutes deux la même capacité à isoler l'observateur dans un espace de vision cloisonné où seule la vue est sollicitée. Ainsi installé dans sa machine à voir, le voyageur semble donc devoir agir comme le photographe : le regard vif et cadré, il décompose le réel en plans successifs et semble attendre, comme l'écrit en 1861 Benjamin Gastineau, que les plus riches scènes du paysage viennent " se photographier sur la vitre du wagon19 ". [p. 77]

Le défi de la photographie ferroviaire

13Dans ce contexte, il pouvait sembler légitime de faire appel au médium photographique. Il existe pourtant un important décalage chronologique entre l'apparition des premiers trains de voyageurs, entre 1830 et 1840, et la possibilité de réaliser des prises de vue suffisamment rapides pour fixer le défilement du paysage. Il faudra attendre les années 1880, les débuts du gélatino-bromure d'argent et l'avènement de l'instantané pour voir apparaître les premières photographies réalisées depuis un train en marche. Le photographe belge Ernest Candèze semble être l'un des premiers à s'y adonner. Il écrit en 1882 : " S'il est possible de fixer sur une substance impressionnable l'image d'objets animés d'un mouvement rapide, l'inverse doit être également vrai, c'est-à-dire que l'opérateur peut lui-même se mouvoir, et cependant obtenir, sur la glace qu'il tient en main, l'image nette des paysages immobiles. [...] Partant de cette idée, je fis quelques essais. Emportant mon appareil en voyage, j'en braquais l'objectif par la portière d'une voiture de train en pleine course, et je pris la vue des paysages qui s'offraient en passant20. " Candèze sera bientôt suivi par Paul Nadar en 1884 (fig. 3 et 4. Paul Nadar, "Épreuves instantanées obtenues pendant la marche rapide du train", 1884), August Strindberg en 188621, puis par une kyrielle d'amateurs.

14Pour bon nombre de ces amateurs, réunis en sociétés ou en clubs, l'activité principale est l'excursion photographique. Bardés d'appareils et de trépieds, ils se retrouvent ainsi au petit matin sur le quai d'une gare pour conduire dans la bonne humeur une véritable chasse à l'image (fig. 2. Henri Bellieni, "Excursion du Congrès de photographie à Liverdun, 28 mai 1898" [figurent notamment sur ces images : n° 1 et 4, J. Janssen, n° 3 à g., A. Davanne et S. Pector]). Dans la majorité des cas, le moyen de locomotion employé reste le chemin de fer ­ ce qui laisse le temps d'apprécier le paysage défilant par la fenêtre du wagon, et parfois même de le photographier. Bien sûr, pour ces photographes amateurs, il s'agit moins souvent de souligner l'hypothétique similitude entre la photographie et la vision ferroviaire que de relever le défi technique de l'instantané à grande vitesse. Car au même titre que les photographies de chevaux au galop, de vagues déferlantes ou de voltigeurs acrobatiques, ce sujet devient rapidement l'une des images emblématiques de l'instantanéité, témoignage de la rapidité des procédés et gage de l'habileté des opérateurs. Ainsi, en 1894, la Société caennaise de photographie affiche-t-elle au programme de son concours annuel le sujet suivant : " Instantané pris pendant la marche du train au cours des excursions des 13 et 15 mai22. " Dans le contexte des deux dernières décennies du XIXe siècle qui marque le début de l'amateurisme photographique, l'excursion en question fait partie des diverses [p. 78] manifestations qui permettent aux amateurs de se retrouver pour échanger leurs recettes, mais aussi pour mesurer leurs talents.

15Comme au sein de toute activité collective, la compétition prend parfois le pas sur l'émulation, poussant alors les participants jusqu'aux limites de leur pratique. Ainsi s'adonne-t-on à la photographie dans des conditions a priori peu propices : la nuit, par temps de neige ou de brouillard. Comme l'exprime parfaitement une publicité de 1893 pour les appareils Kodak, le défi inconsciemment imposé par la surenchère collective se résume bien souvent à faire des photographies " partout et quand même " : en ballon, bateau, bicyclette et, bien sûr, en train. Pour les amateurs, la photographie ferroviaire se range parmi ces objets de défi, de performance et d'exploit.

16Pourtant, si la publicité, les manuels, les articles et les photographes eux-mêmes semblent encourager une telle pratique, les images prises du train demeurent rares23. Le décalage entre la théorie et la pratique révèle l'intéressant paradoxe d'une image fantasmée mais non réalisée. Pourquoi ces épreuves censées représenter le mouvement du train par le défilement des paysages ne sont-elles que rarement parvenues jusqu'à nous ? N'étaient-elles pas suffisamment réussies ? Et dans ce cas, pourquoi n'ont-elles pas été conservées comme autant de curiosités, comme certaines courses ou sauts de chevaux ?

17Si ces images ont disparu, ce n'est probablement pas parce qu'elles étaient techniquement "ratées", mais plutôt parce qu'elles décevaient une attente et une croyance, parce qu'elles ne correspondaient pas à l'idée que l'on se faisait d'un paysage défilant dans le cadre d'une portière. Le paradoxe illustré ici par la photographie n'est autre que celui de Zénon d'Élée : en décomposant la trajectoire d'une flèche en instants infinitésimaux, le philosophe grec affirmait son immobilité dans l'espace, exactement comme l'amateur pratiquant l'instantané annihile le mouvement en donnant une image identique à celle qu'il aurait prise en restant immobile au bord de la voie. Le photographe obtient certes des coupes [p. 80] immobiles, mais non des images du mouvement24. Comparée à l'image surprenante d'un animal en suspension au-dessus d'un obstacle ou à la chute d'une goutte d'eau, la photographie prise du train à pleine allure ne représente rien d'extraordinaire ­ rien de plus qu'un simple paysage. C'est pourquoi, annoncée comme image paradigmatique de l'instantanéité, celle-ci ne se réalise pas comme telle, désappointe et disparaît25.

Hypothèse du flou

18Face à cet échec de la photographie ferroviaire, divers recours pouvaient être envisagés. Les impressionnistes, par exemple, semblent avoir répondu à l'immobilité de l'image fixe par le flou de leur peinture. Les paysages ferroviaires peints par Degas entre 1890 et 1894 nous montrent ainsi des motifs dont les détails disparaissent sous les coups du pinceau et dont les formes se diluent dans la couleur.

19En photographie, il existe deux sortes de flou, l'un spatial : le flou de mise au point, l'autre temporel : le flou de bougé. Il ne sera ici question que du second. Ce flou temporel, qui s'est déjà imposé comme un code iconique de la mobilité, semble également susceptible d'apporter à l'image photographique le surcroît de dynamisme que l'instantané lui avait ôté. En 1892, lors d'une séance du Camera Club de Londres, Alfred Maskell attire l'attention de ses collègues sur ce problème. Il préconise de revenir à des obturateurs moins rapides " pour laisser voir un léger flou dans certaines parties de l'image [car] dans la photographie d'une locomotive lancée à pleine vapeur, si les rayons des roues paraissent absolument nets sur l'image, cette locomotive paraîtra arrêtée et ne donnera pas l'impression du mouvement26 ". Paradoxalement, en plein essor de l'instantané, le flou que les photographes s'étaient évertués à chasser de leurs images réapparaît comme l'unique manifestation visible du mouvement. Accepter de le réintroduire dans l'épreuve, c'était aussi renier les plus récents progrès de la technique, c'était manquer volontairement son image ­ gageure que les photographes refuseront le plus souvent d'admettre jusque dans les années 1910-1920. En cette fin de XIXe siècle, l'image rêvée est une image "ratée".

20Ainsi, l'on comprend que si les photographies prises du train n'ont pas eu la postérité qui leur était promise, c'est bien parce qu'elles étaient "trop" réussies ­ trop instantanées, pas assez floues. À preuve les différentes tentatives photographiques des futuristes qui, quelques années plus tard, totalement libérés des contraintes techniques, s'autorisèrent allègrement [p. 81] des temps de pose prolongés pour des points de vue éminemment mobiles : trains bien sûr, mais aussi voitures, bateaux et avions. Aujourd'hui encore, bon nombre de photographes, de Walker Evans à Bernard Plossu en passant par Istvan Feleki, recourent au flou ou aux accidents caractéristiques (reflets dans la vitre, interférences des poteaux, fils électriques, etc.) pour représenter le défilement du paysage. Cette liberté vis-à-vis de la technique, largement admise depuis les avant-gardes, a permis à cette pratique désormais très en vogue d'accéder au rang des poncifs de la photographie contemporaine. On ne dénombre plus les portfolios qui en contiennent quelques-unes ou les séries qui leur sont entièrement consacrées27. Non plus présentées comme les images emblématiques de l'instantanéité, mais bien comme celles de notre "nouveau rapport" au paysage, ces photographies prises du train semblent avoir enfin rencontré l'engouement que le XIXe siècle leur prédisait. Notons également que la mission photographique de la Datar, en affirmant que les vues du train participaient à la représentation de notre territoire, nous a récemment montré que ce type d'images était devenu une catégorie stylistique à part entière, au même titre qu'un portrait, une marine, ou une nature morte28.

Séquence, panorama, panoramique

21À côté du flou, il existe une autre possibilité de traduction d'un mouvement de translation : la séquence panoramique, c'est-à-dire la [p. 82] juxtaposition côte à côte d'images prises à des instants différents. Face à une image fixe et unique, plusieurs images ainsi disposées semblent en effet susceptibles d'exprimer plus adéquatement le mouvement. Ajoutons que le train, par la structure même du voyage qu'il effectue, incite à une telle représentation séquentielle.

22Que reste-t-il a posteriori d'un voyage en train ? Des bribes de paysage, des " impressions fugitives " (Jongkind), des " états d'yeux " (Degas), des " instantanés " (Strindberg). Lorsque le voyageur repense à son voyage, lorsqu'il se le représente, ces restes épars glanés ça et là viennent s'enfiler à la suite les uns des autres comme des perles sur un collier. L'image qu'il en conserve dans sa mémoire est une synthèse constituée par la combinaison de diverses autres images fragmentaires. C'est ce que Benjamin Gastineau intitule la " vision synthétique du coup d'oeil29 ", ce que Aldous Huxley appelle la " vision globale " : " Beaucoup de choses ont défilé devant mes yeux, mais je ne puis prétendre en avoir retenu beaucoup et quand je m'en souviens, ce ne sont pas tant des objets distincts qu'une vision globale. D'innombrables images séparées, saisies pendant des heures de contemplation, se sont fondues et rejointes dans mon esprit pour former, dans ma mémoire, comme une seule unité30. " La représentation emblématique et schématique du voyage en train ressemblerait en somme à ce curieux panorama qui orne la salle des fresques de la gare de Lyon. Sur une bande continue se trouvent juxtaposées les villes les plus significatives du parcours du Paris-Lyon-Marseille : une vue du Panthéon jouxte immédiatement le château de Fontainebleau, qui précède lui-même sans discontinuité la cathédrale d'Auxerre... et ainsi de suite jusqu'à Marseille. Ces vues qui, ordinairement, s'échelonnent dans l'espace et dans le temps sont ainsi simultanément réunies pour donner à celui qui s'embarque à bord du PLM une juste image de ce qu'il va voir, une synthèse de son voyage.

23Le chemin de fer agit sur le paysage à la manière de ces peintres de panoramas qui condensaient sur leur toile, à la plus grande satisfaction d'un public avide de voyages et de dépaysement, de véritables abrégés de l'univers : les plus beaux monuments d'Italie, toute la Grèce antique, les sept merveilles du monde, etc. Pareillement, le panoramiste et le train décomposent le paysage en fragments significatifs pour le recomposer ensuite en un ensemble cohérent31. Ainsi, devant le panorama, le spectateur est comme le voyageur devant le paysage. D'ailleurs, dès les débuts du chemin de fer, les Américains proposèrent des spectacles [p. 83] intitulés Moving panorama qui simulaient les voyages ferroviaires ou fluviaux au moyen d'une longue toile peinte se déroulant latéralement entre deux cylindres placés de chaque côté de la scène32. En 1834 était inauguré à Londres le Padorama qui proposait à des spectateurs répartis dans plusieurs wagons factices d'admirer sur une toile de plus de 900 m2 les paysages les plus intéressants de la liaison Liverpool-Manchester. La mode des panoramas mouvants perdurera jusqu'au début de notre siècle, le dernier des grands spectacles ferroviaires, le panorama Transsibérien ayant été installé à Paris durant l'Exposition universelle de 190033.

24Cédant à la concurrence du cinématographe et à la préférence du public pour celui-ci, les panoramas mouvants allaient disparaître avec le XIXe siècle. En 1904, l'Américain George C. Hale rachetait un ancien brevet qui s'apparentait au panorama et remplaçait le défilement latéral du décor par la projection d'un film. Ce Hale's Tour fit fureur à l'Exposition internationale de Saint-Louis en 1904 et sa renommée enterra définitivement les derniers panoramas ferroviaires qui subsistaient encore.

25Dès 1897, le catalogue des films Lumière comportait déjà ce qui fut évidemment appelé des Panoramas pris du train. Il semble que c'est à l'un de leurs opérateurs que revient la primeur de cette idée. Dans une correspondance adressée à ses employeurs, il entrevoit ainsi les ressources de son ingénieux procédé : "Nous pourrions fixer l'appareil d'un point [p. 84] de vue mobile : bateau ou train et ainsi les images seraient constamment renouvelées34. " L'idée séduisit les deux industriels et reçut probablement le plébiscite du public puisqu'un an plus tard, en 1898, le catalogue Lumière ne proposait pas moins d'une trentaine de films tournés de la sorte. Le panoramique ou travelling était né, remplaçant le panorama.

26On comprend ici que pour décrire cette nouvelle machine à voir qu'est le chemin de fer, le modèle de la chambre noire ne suffise plus. Car l'observatoire mobile dans lequel prend place le voyageur n'est pas une simple camera obscura, c'est une véritable camera obscura ambulante. Dans un livre récemment traduit en français et publié sous le titre : L'Art de l'observateur, Jonathan Crary analyse le changement de la perception visuelle au début du XIXe siècle. Selon lui : " Le tournant est pris entre 1810 et 1840 environ, lorsque la vision s'arrache à la stabilité et à la fixité des rapports incarnés par la chambre noire. [...] Tout se passe alors comme si on se mettait à évaluer l'expérience visuelle sous un jour nouveau, à lui conférer une mobilité et une capacité d'échange qu'elle n'a jamais eues35. " Le chemin de fer, qui apparaît à cette époque et auquel Crary ne fait pratiquement pas allusion, participe pleinement de l'évolution du regard qu'il décrit. Il n'est pas seulement le lieu où cette évolution se fait la plus visible, il en constitue sans doute l'une des causes principales.

27Une première version de cet article a été présentée le 5 mars 1996, dans le cadre du cycle de conférences "Questions de photographie" (Société française de photographie/Paris VIII). [p. 85]

NOTES

1 Paul de Kock, "Les chemins de fer", La grande ville. Nouveaux tableaux de Paris comique, critique et philosophique, t. I, Paris, 1842, p. 188.
2 Dans l'importante littérature techniciste consacrée au chemin de fer, rares sont les ouvrages qui abordent directement l'instrument de vision. Néanmoins, quelques auteurs se sont penchés sur la question et leur lecture nous a été d'une aide précieuse pour la préparation de cette étude. Il s'agit de Claude

Pichois, Vitesse et vision du monde, Neuchâtel, La Baconnière, 1973; Wolfgang Schivelbusch, Histoire des voyages en train, (trad. de l'all. par J.-F. Boutout), Paris, Le Promeneur, 1990; René Thom, "Par les fenêtres du train : la notion de référentiel appliquée à l'art de voyager par le train" et François Béguin, "Paysages vus du train : littérature et géographie", Revue d'histoire des chemins de fer, n°10-11, printemps-automne 1994, p. 19-33 et p. 34-38. Il faut également citer les ouvrages de Paul Virilio et plus particulièrement La Machine de vision,

Paris, Galilée, 1988.
3 Le premier aspect de la question a fait l'objet d'une étude approfondie dans le catalogue de l'exposition En Train. 150 ans de photographies de chemins de fer français, de vie du rail et de mythologie ferroviaire, Paris, La Manufacture-Mission du patrimoine photographique, 1990. Nous avons également consulté sur ce sujet les deux études préparatoires réalisées dans le cadre de la Mission du patrimoine photographique par Maryline Champalle, "Les fonds photographiques français concernant les trains et les voies ferrées", (1989) et Daniel Challe, "Le chemin de fer et la photographie de 1839 à nos jours. Les chefs-d'oeuvre des collections photographiques françaises" (1989).
4 Louis Napoléon Bonaparte, lettre de mars 1833 à Hortense de Beauharnais, cit. in Adrien Dansette, Napoléon III, Genève,

Famot, 1977, p. 43.
5 Cf. Claude Pichois, op. cit., p. 60 et Wolfgang Schivelbusch, op. cit., p. 62.
6 Victor Hugo, lettre du 22 août 1837 à sa femme Adèle, cit. in Claude Gely, Victor Hugo, voyages, France et Belgique (1834-1837), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1974, p. 280-281.
7 Anonyme, Minerva, octobre-décembre 1840, t. IV [t. 189], p. 101-102 (cité par Claude Pichois, op. cit., p. 56).
8 Henri Vincenot, L'Âge du chemin de fer,

Paris, Denoël, 1980, p. 136.
9 Françoise Cachin, "Le paysage des peintres", in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de

mémoire. T. III. Les France
, vol. ii, Paris, Gallimard, 1986, p. 462.
10 Johan Barthold Jongkind, cit. in Henri Vincenot, op. cit., p. 136.
11 Ibid., p. 136.
12 Cf. Aaron Scharf, "Degas and the

Instantaneous Image", Art and Photography, Londres, Penguin Books, 1986, p. 181-210 (voir également Kirk Varnedoe, "The

Ideology of Time, Degas and photography", Art in America, été 1980, p. 96-110).
13 Edgar Degas, Lettres de Degas (éd. Marcel Guérin), Paris, Grasset, 1945, p. 277-278. Cette série d'une douzaine de monotypes a été réalisée entre 1890 et 1894.
14 Ibid., p. 278. Sur cette série de paysages, voir également le catalogue de l'exposition 1893, L'Europe des peintres, Paris, Musée d'Orsay-RMN, 1993, p. 60.
15 August Strindberg, Parmi les paysans français [1889] (trad. du suédois par E. Ahlstedt et P. Morizet), Arles, Actes Sud, 1988, p. 108-109.
16 Paul Verlaine, "La bonne chanson. VII", OEuvres poétiques complètes (éd. Y. G. Le Dantec), Paris, Gallimard, 1954, p. 106.
17 Ch. George, "Compte rendu de l'excursion à Provins, Lundi 2 juillet 1900", Bulletin de la Société d'excursion des amateurs photographes, n°38, octobre 1900, p. 83-85.
18 Eugène Manuel, "Prison cellulaire", En Voyage, Paris, 1881 (cité par Marc Baroli,

Le Train dans la littérature française, Paris, Éditions NM, 1964, p. 153).
19 Benjamin Gastineau, La Vie en chemin de fer, Paris, Dentu, 1861, p. 35 (paru d'abord en feuilleton dans les colonnes de L'Illustration, le texte de Gastineau, sous une forme lyrique, enthousiaste et joviale, est l'un des premiers à porter autant d'intérêt au dynamisme du train et note avec une grande finesse de jugement son incidence sur la vision du voyageur).
20 Ernest Candèze, "La photographie en chemin de fer et en ballon", Bulletin de l'association belge de photographie, 1882, p. 293-294. On retrouvera des propos similaires sous la plume du même auteur dans "Appareil de photographie instantanée", La Nature, 1882, t. II, p. 49-50, dans le Bulletin de la Société française de photographie, 1882, p. 177-179, ainsi que dans le Journal de l'industrie photographique, 1882, p. 188-190. Nous n'avons malheureusement pas encore retrouvé de spécimens des épreuves décrites par Candèze.
21 Durant l'été 1886, Strindberg utilisa le chemin de fer pour mener plus rapidement une enquête sur la paysannerie française. À cette occasion il prit de nombreuses photographies depuis le train, qui n'ont malheureusement pas été conservées. Cette même année 1889, Strindberg réitérait d'ailleurs son projet photographique lors d'un voyage en Suède. Sur ce sujet, voir également

Clément Chéroux, "Un voyage moderne", L'Expérience photographique d'August Strindberg, Arles, Actes Sud, 1994, p. 9-22.
22 Programme publié dans le Bulletin de la Société caennaise de photographie, 1894, p. 51; ainsi que dans le Bulletin de la Société française de photographie, 1894, p. 195. Les vainqueurs de ce concours seront MM. Mantelier, Vrac et les Comtes D'Osseville et Des Fossez.
23 Josef-Maria Eder, dans La Photographie instantanée [1884] (trad. de l'allemand par O. Campo), Paris, Gauthier-Villars, 1888,

p. 86-87, consacre un court chapitre à la "Photographie de trains en marche" et note : "Dans certains ouvrages, on soutient la possibilité de photographier, d'un train en marche, le paysage qui défile"; Appolo, "La prise des instantanés sur des objets eux-mêmes en mouvement (trains, bateaux, etc.)", L'Art photographique, janvier 1904, p.3-6; L. Rudaux, "La Photographie en chemin de fer", Ombres et lumière, octobre 1913, p. 2642-2643.
24 Dans son livre J.-M. Eder relève déjà ce paradoxe : "Ceux qui commencent à faire de la photographie instantanée ambitionnent de saisir un train à grande vitesse. Ceci est pourtant une besogne ingrate car si l'épreuve obtenue est nette, le train semble absolument au repos et l'affirmation seule du photographe, plus encore que le panache de vapeur qui voltige, garantit bien l'instantanéité de la pose" (op. cit., p. 87).
25 Cf. Denis Bernard & André Gunthert, "L'accident", L'Instant rêvé, Albert Londe, Nîmes, J. Chambon/Trois, 1993, p. 166-176; Thierry de Duve, "Pose et instantané, ou le paradoxe photographique", Essais datés (1974-1986), Paris, La Différence, 1987, p. 13-52.
26 Anonyme, "Instantanées", Photo-Gazette, 1892, p. 137.
27 Une rapide recherche dans la production photographique française nous a permis de dénombrer plus d'une vingtaine de photographes qui travaillent ou ont travaillé sur ce sujet depuis 1980.
28 Cf. Paysages-Photographies; en France dans les années quatre-vingt, Paris, Mission photographique de la Datar/Hazan, 1989. Parmi les sujets que les photographes étaient tenus de représenter, les concepteurs de la campagne photographique avaient en effet adjoint aux paysages de la campagne, de la montagne, des bords de mer, des espaces urbains ou suburbains, les paysages vus du train.
29 Benjamin Gastineau, op. cit., p. 32.
30 Aldous Huxley, Le Monde en passant.

Journal de voyage
 [1926], Paris, Vernal-Ph.

Lebaud, 1988, p. 82. Strindberg emploie l'expression similaire d'"impression générale" : "D'abord le voyage devrait se faire aussi vite que possible pour que l'on ne perde pas l'impression générale en s'attardant sur les détails; pour cela on décida d'utiliser surtout le train qui permet d'avoir une vue d'ensemble puisque l'on peut traverser tout un département en quelques heures" (op. cit., p. 107).
31 Soulignant l'analogie opératoire, Jules Claretie écrit d'ailleurs à propos du train dans Voyages d'un parisien, Paris, Faure, 1865, p. 3-4 : "C'est un artiste qui procède à la façon des maîtres. Ne lui demandez pas les détails, mais l'ensemble où est la vie. [...] En quelques heures, il vous présente toute la France, sous vos yeux se déroule la totalité du panorama, une succession rapide d'images charmantes et de surprises toujours nouvelles. Il vous montre purement et simplement l'essentiel d'une région, en vérité c'est un artiste dans le style des anciens maîtres".
32 Cf. Bernard Comment, "Le Moving Panorama", Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993, p. 34-37; voir également Kevin J. Avery, "Go West. Das Moving Panorama als Kunstform der nordamerikanischen Frontierbewegung" et Ralph Hyde, "Excursions. Das Moving Panorama zwischen Kunst und Schaustellung", Sehsucht, Das Panorama als Massenunterhaltung des 19. Jahrhunderts, Bâle, Francfort/M., Kunst- und Ausstellungshalle der Bundesrepublik Deutschland, 1993, p. 64-73 et p. 84-93.
33 Financé par la Compagnie internationale des Wagons-lits, le panorama Transsibérien simulait pendant 45 mn les étapes les plus étonnantes du voyage de Moscou à

Pékin. Il avait la particularité de présenter un décor à quatre vitesses défilant plus ou moins rapidement selon leur degré d'éloignement (cf. Georges Mareschal, "Les panoramas de l'exposition", La Nature, 1900, t. I, p. 399-403). C'est un tel panorama que le réalisateur Max Ophuls utilisera pour une scène du film Lettre d'une inconnue tourné en 1948. On peut apercevoir quelques images de cette scène dans le livre de Philippe Roger, Lettre d'une inconnue de Max Ophuls, Gusné, Éditions Yellow Now, 1989, p. 85-89.
34 Cité (sous toutes réserves) dans le court-métrage réalisé à partir des films des frères Lumière et projeté lors de l'exposition Les Oubliés du Caire au musée d'Orsay.
35 Jonathan Crary, L'Art de l'observateur.

Vision et modernité au XIXe siècle
 (trad. de l'anglais par Frédéric Maurin), Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994, p. 37.

POUR CITER CET ARTICLE

Référence électronique

Clément Chéroux, « Vues du train »,  Études photographiques [En ligne], 1 | Novembre 1996, mis en ligne le 18 novembre 2002, consulté le 31 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/101

La notion de référentiel et d’horizon de la recherche scientifique

 

PETIT DÉJEUNER AVEC GILLES COHEN-TANNOUDJI

La notion de référentiel et d’horizon de la recherche scientifique

Par Gilles Cohen-Tannoudji

Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière  

(CEA Université de Paris-Saclay)Gilbert Deleuil, Président de Galilée.sp a présenté l’invité du petit déjeuner du 12 septembre, Monsieur Gilles Cohen-Tannoudji, ancien élève de l’Ecole Polytechnique, docteur d’état en physique, à la retraite depuis 1998, mais toujours actif en tant que conseiller scientifique auprès du Directeur de la recherche fondamentale au CEA (Commissariat à l’Energie Atomique), chercheur émérite au Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière (LARSIM, CEA, Université Paris-Saclay).

Et “last but not least”, Gilles Cohen-Tannoudji se trouve être le père d’Evelyne Cohen- Lemoine, coach, membre de Galilée.sp et Présidente de l’UPR (Unité de Partenariat et de Recherche) “Sciences et conscience”.

Sur la base d’une conférence donnée le 1er septembre 2018 à Lausanne dont le thème était “le référentiel selon Ferdinand Gonseth”, Gilles Cohen-Tannoudji a présenté les évolutions de la recherche scientifique et les enjeux “croisés” de la physique et de la philosophie et ses conséquences sur l’homme – ce “miracle sans intérêt” – selon la formule-choc de Jean Rostand.

À propos de Ferdinand Gonseth

Quelques notes de présentation de Ferdinand Gonseth, (1890-1975), mathématicien, physicien et philosophe suisse, fondateur avec Gaston Bachelard et Paul Bernays de larevue “Dialectica” (1947), une revue “essentiellement consacrée à la diffusion de travaux en philosophie des sciences et en logique”.

 Voici comment l’association Ferdinand Gonseth présente le mathématicien-philosophe sur son site : “[Ferdinand Gonseth] a ainsi constitué une pensée originale, appellée idonéisme ou aussi méthodologie ouverte, pensée qui refuse de se laisser enfermer dans des a priori dogmatiques et exige une totale ouverture à l’expérience. (…) À la fin de sa vie, Gonseth s’est tourné vers les sciences humaines; il a tenté d’appliquer à un domaine plus vaste, en particulier en linguistique et en morale, une méthodologie rigoureuse qui a fait ses preuves dans le domaine des sciences dites exactes. Ferdinand Gonseth n’a pas seulement marqué son époque par ses écrits; il a eu un grand nombre d’élèves, d’assistants, de disciples avec lesquels il a toujours aimé dialoguer et sur lesquels il a exercé une durable influence”. 

A propos de Ferdinand Gonseth, Gilles Cohen-Tannoudji note que celui-ci a suivi un “itinéraire philosophique allant de la philosophie des mathématiques à la philosophie des sciences, puis à la philosophie en général”.

Gilles Cohen-Tannoudji a fait parvenir à Galilée.sp le texte de son intervention à la conférence de Lausanne qui est reproduit ici, avec quelques titres de paragraphes ajoutés  pour en faciliter la lecture.

 Einstein et la philosophie

Je voudrais, pour introduire mon propos, citer un texte, extrêmement célèbre d’Einstein qui est en quelque sorte son manifeste à propos de ses rapports à la philosophie : « Le rapport réciproque de l’épistémologie et de la science est d’une nature assez remarquable. Elles dépendent l’une de l’autre. L’épistémologie en l’absence de contact avec la science devient un schème vide. La science sans épistémologie – et pour autant qu’elle soit alors seulement pensable – est primitive et embrouillée. Cependant à peine l’épistémologue qui recherche un système clair s’est-il frayé un chemin vers un tel système, qu’il est tenté d’interpréter le contenu de la pensée de la science dans le sens de son système et de rejeter tout ce qui n’y entre pas, le scientifique quant à lui ne peut pas se permettre de pousser aussi loin son effort en direction d’une systématique épistémologique. Il accepte avec reconnaissance l’analyse conceptuelle de l’épistémologie ; mais les conditions externes qui interviennent pour lui au travers des faits d’expérience ne lui permettent pas de se laisser trop restreindre dans la construction de son monde conceptuel par l’adhésion à un système épistémologique quel qu’il soit. Il doit donc apparaître à l’épistémologue systématique comme une espèce d’opportuniste sans scrupules : il apparaît comme un réaliste dans la mesure où il cherche à décrire un monde indépendant des actes de la perception, comme un idéaliste dès lors qu’il considère les concepts comme des libres inventions de l’esprit humain (elles ne peuvent être déduites logiquement du donné empirique), comme un positiviste s’il considère que ses concepts et ses théories ne sont justifiés que dans la mesure où ils fournissent une représentation logique des relations entre les expériences des sens. Il peut même apparaître comme un platonicien ou un pythagoricien s’il considère que le point de vue de la simplicité logique est un outil indispensable et effectif de sa recherche ». 

On voit dans ce texte qu’il reconnaît le rôle irremplaçable d’une relation étroite entre la science et la philosophie de la connaissance, mais qu’il revendique de façon très claire le droit pour le scientifique, confronté aux « conditions externes qui interviennent au travers des faits d’expérience » de refuser de se soumettre à quelque philosophie que ce soit qui lui serait extérieure ou antérieure.

Le concept d’idonéité

C’est ce droit du scientifique à la recherche de la meilleure idonéité que Ferdinand Gonseth (1890-1975) reconnaît à Einstein de manière très explicite dans son introduction au colloque de l’UNESCO qui lui a rendu hommage dix ans après sa mort en 1965 : « Ce qu’il importe de voir se préciser c’est l’aspect méthodologique de l’entreprise Einsteinienne. Avec une simplicité et un naturel insurpassables, Einstein a assumé ce qui de plus en plus nous paraît être essentiel dans la situation du chercheur. Le chercheur doit être conscient à la fois de sa liberté et de sa responsabilité. Il doit revendiquer sa plus entière liberté d’examen, et savoir aussi que cette liberté a son écueil, l’affirmation arbitraire. Il doit en même temps s’ouvrir aux témoignages des faits, tout en sachant que cette ouverture a également son écueil, l’asservissement aux apparences. Cette liberté et cette obéissance ne sont-elles pas contradictoires ? Elles ne sont pas accordées d’avance. Le chercheur en reste l’arbitre, le principe de son arbitrage demeurant la recherche de la meilleure idonéité, dont personne mieux que lui ne peut être le juge ».

Dans cette citation on voit apparaître le terme d’idonéité qui définit le rôle que joue la recherche scientifique au fondement de la philosophie de ce mathématicien-philosophe : « Une recherche qui opte à la fois pour la liberté d’examen et pour l’ouverture à l’expérience et prend à charge de les accorder en vue de l’idonéité la meilleure, a par la même, acquis son autonomie méthodologique et philosophique. Elle est en état de refuser toute philosophie qui ne procéderait pas d’elle, toute philosophie qui lui serait par principe antérieure ou extérieure. Disons mieux en n’hésitant pas à aller jusqu’au bout de l’affirmation : la recherche qui fait sienne cette méthode reprend à son compte l’intention philosophique centrale, celle de connaître dans toute la mesure du possible. Consciemment ou non la recherche scientifique s’en inspire. Or, pour ce qui concerne la connaissance de la nature, aucune philosophie n’a poussé aussi loin qu’elle. Il se révèle que lorsqu’elle ne s’attarde pas dans le particulier, elle est la réalisatrice la plus fidèle de l’intention philosophique. (…) Tout compte fait je crois pouvoir me résumer en quelques mots : chez Albert Einstein, le savant incarne le philosophe de la nature. Philosophe il l’était profondément et j’ajouterai même, naïvement, s’il n’avait été aussi lucide. Je pourrais dire aussi qu’en lui, le savant n’est que la forme de réalisation du philosophe libéré par la sincérité et l’authenticité de sa recherche ». 

Le projet philosophique de Ferdinand Gonseth

C’est dans un ouvrage posthume, intitulé « Mon itinéraire philosophique », présenté en 1994 par François Bonsack que Ferdinand Gonseth présente, comme s’il parlait d’une autre personne, son projet philosophique : « L’œuvre philosophique de Ferdinand Gonseth est tout entière dominée par la triple intention que voici :

  1. Fonder une philosophie qui soit et qui puisse rester au niveau de la connaissance scientifique ;
  2. Dégager cette philosophie non pas de principes posés a priori comme nécessaires, mais de la pratique et du progrès même de la recherche ;
  3. L’engager à titre à titre d’épreuve dans toutes les perspectives déjà ouvertes. (…)

Puisque, dans sa teneur même ce projet s’interdisait d’avoir recours à des principes posés a priori comme nécessaires, il n’y avait qu’une preuve à donner de l’existence d’une telle philosophie : lui conférer l’existence en la faisant de toutes pièces ».

Quant à la raison de ce souci de se hisser et se maintenir au niveau de la connaissance scientifique, on la trouve explicitée dans cet autre texte dans lequel, face à « la science qui deviendra, plus essentiellement qu’elle ne l’est déjà aujourd’hui, à la fois facteur de puissance et ferment d’évolution, » il s’interroge sur le rôle dans lequel « la philosophie pourra se maintenir » : « Je ne veux pas voir ici dans la philosophie le jeu intellectuel plus ou moins désuet dont elle donne parfois l’impression, je veux l’apercevoir au contraire dans sa fonction inaliénable qui est de promouvoir les plus hautes valeurs qu’une société donne, qu’une civilisation puisse incarner. Il y a dans l’action de promouvoir celle de dégager, d’exprimer, de fonder, de faire valoir, de développer et de défendre. Dans cette fonction, une philosophie n’est pas véritablement née tant qu’elle n’a pas trouvé d’écho, et elle meurt si cet écho disparaît. Elle n’est vivante que portée par des hommes vivants. Elle peut être atteinte, et avec elle la forme de civilisation qu’elle exprime et défend, dans les corps de ceux qui la cultivent ou qui s’en inspirent. (…) Mais quel pourrait être le rôle d’une philosophie qui accepterait pleinement sa fonction au sein même de l’éternel changement, celle de mettre et de remettre constamment à découvert les valeurs à promouvoir ? Je ne lui vois pas d’autre destin que de se lier à la science, non pour en être la servante, mais pour lui rester toujours égale. Non pour la suivre en tout, mais pour l’accompagner partout, pour se mesurer partout avec elle et ne jamais lui céder le terrain en toute propriété. Nul ne peut prévoir les péripéties de ce dialogue, où chacun lutterait pour les autres en luttant pour soi-même.

On peut cependant espérer que la philosophie y trouverait quelque force et la science quelque sagesse ».

Le concept de référentiel

Le texte qui précède montre que le projet philosophique de Gonseth ne pouvait se limiter à élaborer une méthodologie scientifique ou une épistémologie voire une gnoséologie, mais que pour aboutir à une authentique philosophie, capable de remplir le rôle dans lequel elle est irremplaçable, celui de promouvoir les valeurs sur lesquelles se fonde une société, il fallait au scientifique qu’il était, s’aventurer hors de son domaine naturel de compétence, la philosophie des mathématiques ou des sciences de la nature, et aborder celui de la philosophie générale par l’intermédiaire de la philosophie des sciences humaines et sociales. C’est ce que Gonseth a fait, à la fin de sa vie avec beaucoup de prudence et de modestie, à l’aide du concept de référentiel, objet de son dernier livre.

« Subjectif ou objectif, selon la façon dont on le regarde, le référentiel apparaît lui-même comme un horizon de nature intermédiaire. Les ‘réalités’ de cet horizon sont à la fois formes pour le sujet de ce qui a pour lui valeur de significations extérieures, et actualisations extérieures de ce qui, venant de lui, s’impose comme conditions obligées de son appartenance au monde.

Cette double nature du référentiel en fait un passage obligé. Que le sujet laisse le monde venir à lui par le truchement de certains flux informationnels, ou qu’il se porte vers le monde pour s’y insérer et pour y faire valoir son projet d’exister, c’est toujours sur un référentiel que se fait la rencontre de ce qu’il est, de ce qui lui est propre, avec ce qu’il n’est pas, avec ce qui lui est étranger ».

Bien évidemment, pour que ce concept soit au centre de la philosophie dans son rôle de promoteur des valeurs, il est nécessaire que le référentiel ne soit pas qu’individuel mais qu’il ait une portée collective, voire anthropologique. De manière générale, il semble bien que ce soit la collectivité des chercheurs qui a servi à Gonseth de paradigme pour étudier comment se constitue un référentiel collectif à partir de l’intégration de référentiels individuels. C’est ce qui apparaît dans cette citation : « Pour retrouver tous les attributs du référentiel individuel que nous avons engagé dans une triple genèse, il nous faudrait pouvoir encore parler avec quelque chance d’authenticité des exigences collectives de vérité et de réalité ainsi que de leur mise collective en situation. Encore une fois, n’est-ce pas vouloir aller trop loin ? Il suffit pour dissiper toutes les hésitations de faire appel à l’exemple privilégié que la constitution d’une méthode de la recherche met en place. C’est l’exemple de la collectivité des chercheurs. Son existence de fait ne saurait être mise en doute. Mais comment expliciter ses modalités d’existence et comment faire apparaître son projet d’exister ? Il ne faut pas chercher à le réduire à plus simple que lui. Dans sa concrétude, il est paradigmatique. Son projet d’exister, c’est d’exister pour la recherche. Elle s’actualise en conséquence. Et pour la question que nous venons de poser, elle fournit une réponse modèle, elle aussi paradigmatique. Elle illustre l’exigence de vérité et l’exigence de réalité par l’actualisation la plus aiguë que la recherche scientifique sait en faire. Et la méthodologie ouverte prétend fournir le paradigme de leur mise en situation, en les accordant selon les règles de la constitution et de la mise à l’épreuve des référentiels ».  (Le référentiel, p. 195).

Savoir si le premier objectif de Gonseth, celui de fonder une philosophie qui soit à la hauteur du mouvement de la connaissance scientifique a bien été atteint n’est pas l’objet de mon propos aujourd’hui. Cela a été l’objet du colloque qui s’est tenu à Lausanne le 1er septembre 2018 sur la notion de référentiel selon Gonseth sous le parrainage des sociétés française et suisse de physique. Il nous y est apparu que la méthodologie développée par Gonseth correspond exactement avec celle qui est pratiquée par les physiciens au sein des grandes collaborations internationales et qui ont obtenu des succès spectaculaires dans les domaines de la physique de l’infiniment petit et de l’infiniment grand. Aujourd’hui, il me semble que ce que vous attendez de moi est plutôt que je me concentre sur le second versant de son objectif, celui de « se mesurer partout avec la science et ne jamais lui céder le terrain en toute propriété ».       

Pour illustrer mon propos je partirais de son dernier ouvrage, Le référentiel, paru l’année de sa mort, 1975. A l’aide d’une série d’articles précédemment parus, il montre comment ce concept de référentiel lui permet d’une part d’étendre la méthodologie qu’il a développée en philosophie des mathématiques et des sciences de la nature à la philosophie des sciences humaines voire à la philosophie en général, tel est l’objet du chapitre référentiel et méthode, et d’autre part, en particulier dans le chapitre science, philosophie et foi¸ il engage un débat sans concession avec le grand scientifique qu’était Jacques Monod, sur la question de la légitimité de la foi.


« L’homme est un miracle sans intérêt » (Jean Rostand)

Au début de ce chapitre, il évoque les propos désabusés qu’il a entendus sur une station de radio alors que deux des astronautes d’Apollo 15 venaient de se poser sur la lune : « Ces propos n’étaient pas ceux que j’attendais, mais il me semblait y reconnaître l’écho d’autres propos, de propos auxquels tous les moyens d’information avaient fait une rapide célébrité. La chose ne faisait aucun doute : la philosophie qui projetait son ombre sur ces commentaires désabusés, c’était celle du dernier ouvrage de Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité. Le fait m’avait longtemps laissé songeur ».

Des propos qu’il rapproche de l’aphorisme du biologiste Jean Rostand, « L’homme est un miracle sans intérêt » et il va consacrer tout ce chapitre à argumenter contre la philosophie que suggèrent ces deux scientifiques. Il le fait à propos de la question qu’il appelle la question F, La foi est-elle encore légitime ? Et d’une autre question, qui n’est pas sans analogie avec elle, la question qu’il appelle la question F1, Toute morale n’est-elle pas arbitraire ? Toute l’argumentation de Gonseth repose sur le fait qu’aussi bien pour la philosophie, que pour la science ou  que pour la théologie, les réponses que l’on peut apporter à ces questions dépendent de l’articulation du référentiel individuel de la personne qui répond à la question au référentiel collectif de sa discipline. Dans le cas de la science, il analyse et compare les positions  de Jacques Monod et de ses deux  co-lauréats  du prix Nobel, André Wolf et François Jacob : « Ne pourrait-on supposer que les trois savants couronnés en commun pour une œuvre commune puissent former un forum restreint d’authenticité, un forum petit par le nombre, mais grand par la valeur ? Voici tout d’abord les titres des trois ouvrages qu’ils ont publiés récemment

André Wolf, L’Ordre biologique, juillet 1969.

François Jacob, La Logique du vivant, début 1970.

Jacques Monod, Le Hasard et la Nécessité, fin 1970.

Voici ce qu’écrit André Wolf sur les origines de la vie  (p. 171) :

On ne sait rien de positif quant à l’origine de la vie. Et notre situation est, par conséquent, d’une certaine manière privilégiée.

Voici maintenant l’opinion de François Jacob (p. 345) :

Dans le monde inanimé, en effet, le hasard des événements peut être statistiquement prédit avec précision. Chez les êtres vivants, au contraire, indissolublement liés à une histoire qu’on ne peut connaître dans le détail, les déviations introduites par la sélection naturelle interdisent toute prédiction.

Et voici enfin la thèse de Jacques Monod (p. 194) :

L’ancienne alliance est rompue. L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part. A lui de choisir entre le royaume et les ténèbres.

Si brèves soient-elles, ces trois citations constituent un dialogue d’une rare intensité. Une position d’ensemble s’en dégage-t-elle avec autorité ? Ce qui en ressort clairement, c’est, au contraire, une pluralité frappante de jugements irréductiblement différents. Que faut-il en conclure ? La diversité des opinions sur la plupart des sujets n’est-elle pas un phénomène courant ? La valeur des esprits en présence interdit, dans ce cas, une interprétation aussi banale. Ce qui en résulte, c’est que toute affirmation précise sur les origines de la vie ne peut être qu’une hypothèse, – une hypothèse dont la plausibilité n’est pas garantie par les faits dont on dispose par ailleurs. En d’autres termes, il existe entre les faits assurés et l’hypothèse une distance que l’esprit du chercheur doit franchir. Ce n’est pas là une démarche que la méthode scientifique interdit : dans la procédure en quatre phases de la méthodologie ouverte, la production d’une hypothèse marque, tout au contraire, la deuxième phase de la procédure normale. Mais quels sont ceux auxquels revient de mesurer cette distance, d’apprécier avec quelque certitude le degré de plausibilité que les faits assurent à l’hypothèse ? Un certain nombre de spécialistes, dira-t-on peut-être. Mais comment interpréter leurs témoignages, s’ils ne s’entendent pas ? L’esprit qui franchit la distance le fait à ses risques et périls. Il peut arriver qu’il le fasse avec une géniale clairvoyance et que l’avenir lui donne raison. Mais il n’est pas exclu qu’il cède à des motivations subjectives plus ou moins obscures. »

Morale(s) et société

Se refusant à nier la pluralité de fait des morales, Gonseth « voit se préciser et se nuancer la réponse à donner à la question F 1 : la pluralité des morales n’entraîne pas que toute morale soit arbitraire. Ce qui est arbitraire, c’est de poser que tout être humain normalement évolué puisse être dénué de tout sens moral, – et c’est aussi de prétendre qu’une société puisse s’ordonner sans le respect d’un certain ensemble de valeurs morales. » Ce qui lui permet de répondre à l’affirmation de Jacques Monod, disant de tout homme non plus que son destin, son devoir n’est écrit nulle part

« Il y a un ‘quelque part’ où la contrainte de l’obligation morale est inscrite en nous, avec une certaine liberté de l’enfreindre. C’est le domaine où se complètent l’un par l’autre les univers conjoints de la subjectivité et de la socialité. »

Quant à la question F, il l’aborde en conclusion du chapitre : « Dans le cas de la morale, la pluralité des morales qui couvrent le monde fait positivement la preuve de l’exigence de moralité. On peut en dire autant de la nécessité existentielle d’une foi si imprécise soit-elle. Cette nécessité s’exprime à la fois subjectivement et collectivement, par les mysticismes et par les fanatismes, par les rites, les cultes et les institutions, etc. Comment en faire le tour ? C’est l’humanité tout entière dans son immense et chaotique diversité qui devrait être appelée à témoigner.

« Credo quia absurdum »

C’est en face de cette diversité qu’il faut se placer pour comprendre à quelle condition il est possible de donner, pour tous à la fois, une réponse valable (et positive) à la question F. Cette condition n’est pas de promouvoir telle ou telle spécification de la foi au-dessus et au-delà de toutes les autres. C’est bien plutôt de renoncer à engager l’affirmation dans les précisions qui ne peuvent qu’en affaiblir le sens. Ce qu’il importe de savoir, c’est qu’il n’existe rien au monde qui puisse compenser, pour la créature et pour l’ensemble des créatures, l’annulation progressive de toute foi.

J’ai souvent répété – paraphrasant peut-être le Credo quia absurdum –  que la foi, c’est ce qui doit s’ajouter à tout pour que tout ne soit pas absurde.

C’est là, je le crois, l’essentiel de la réponse qu’il importe de faire à la question F. 

Partant de l’aphorisme de Monod selon lequel le sujet est un objet porteur d’un projet d’exister, Gonseth attribue au référentiel la fonction d’organe du sujet lui permettant de mettre en œuvre son projet d’exister, ce qui l’amène à conclure son ouvrage sur une idée-clef qu’il expose dans son incomplétude radicale : « La fonction du référentiel est implacablement double. Il met d’une part, le projet d’exister en situation, donnant forme aux conditions du pouvoir-être et à l’obligation du devoir-être. D’autre part, le projet qu’il conditionne ainsi n’est pas un projet quelconque, c’est un projet d’exister. C’est pourquoi à travers le projet, par-delà le projet, c’est l’existence même de celui par qui le projet s’effectue qu’il conditionne. C’est là le fait essentiel dont je ne crois pas avoir encore épuisé la leçon ».

Admirable conclusion à laquelle, comme un écho, répond ce non moins admirable exposé synthétique de la pensée de Teilhard de Chardin fait par Madeleine Barthélémy-Madaule dans Science et Synthèse : « Tandis que les savants objectivaient l’homme sous sa forme physique (car après tout nous sommes des corps physiques, nous pouvons tomber dans le vide), et biologique (car nous sommes biologie), anthropologique même (car nous sommes encore objectivés au niveau anthropologique), tandis que les savants ‘émiettaient’ le phénomène humain, les philosophes plaçaient l’homme dans une espèce de transcendance royale. C’était le sujet qui ne s’objective jamais, qui transcende le monde sous les espèces d’une philosophie de l’éternité !

Quel est le sens, quelle est la valeur de la condition humaine ?

Eh bien, tout cela, c’était partiel, c’était erroné. Le Père Teilhard a invité le sujet humain à se regarder comme objet, à regarder, à interroger l’homme-objet ; et l’étincelle oscillante de sa dialectique synthétique est allée du sujet qu’il était à l’homme-objet ; puis est revenu, avec tout ce que l’homme-objet lui avait livré, à travers les sciences humaines et les sciences de la nature, sur le sujet, pour s’interroger à nouveau. Le sujet se dit à lui-même : Puisque c’est cela, les hommes, puisque c’est cela que nous sommes, qu’allons-nous faire dans l’avenir ?’ Nous voyons jouer cette dialectique où l’homme, tour à tour, s’extériorise par rapport à lui-même, se regarde au miroir de l’objectivité, et tout d’un coup se retourne vers soi, se recueille et s’interroge anxieusement. ‘Quel est mon sens ? Qu’est-ce que c’est la condition humaine ? Où est-ce que je vais ?’

Cette dialectique peut paraître naïve à certains, il n’en est pas moins vrai qu’elle est essentielle aux hommes, que les hommes ne peuvent pas vivre sans se poser ces questions : ‘Où vais-je, d’où est-ce que je viens ? Quel est le sens, quelle est la valeur de la condition humaine ?’ Mais maintenant, les hommes sont obligés de se poser cette question à travers le miroir des sciences anthropologiques et des sciences de la nature ; et c’est pourquoi la synthèse teilhardienne, loin d’être périmée, indique l’avenir et lui trace tout un programme de travaux, tout un programme de mise à l’épreuve ».

De nombreuses réflexions et questions des participants à ce petit déjeuner sont venues nourrir l’échange qui a suivi l’intervention de Gilles Cohen-Tannoudji.

Entrée Ferdinand Gonseth Dictionnaire des philosophes, p. 1164-1167 (PUF 1993) (document au format PDF)