11/02/2020

Angelus Silesius


Angelus Silesius
Johannes Scheffler.jpg
Angelus Silesius en 1677
Biographie
Naissance

Breslau (Silésie autrichienne)
Décès
(à 52 ans)
Breslau
Nom de naissance
Johann Scheffler
Pseudonyme
Hierothei Baranofsky
Formation
Activités
Médecin écrivain, presbytre, poète, écrivain, clerc, théologien
Autres informations
Religion
Ordre religieux
Œuvres principales
Le Pèlerin chérubinique (d)

Angelus Silesius ou Johannes Angelus Silesius, né Johannes Scheffler en à Breslau (en Basse Silésie, alors sous domination de la dynastie autrichienne des Habsbourg) et mort le dans la même ville, est un poète, médecin, théologien, prêtre (franciscain) et mystique allemand. Ses épigrammes profondément religieuses, d'un mysticisme très aigu et particulier, sont considérées comme l'une des œuvres lyriques les plus importantes de la littérature baroque. Il est à ce titre parfois surnommé « le Prophète de l'Ineffable1 ».

Élevé dans le luthéranisme, il découvre au cours de ses études les œuvres de certains mystiques du Moyen Âge ainsi que celles de Jakob Böhme par l'intermédiaire d'Abraham von Franckenberg. Son mysticisme et ses critiques de la confession d'Augsbourg le placent dans une position difficile vis-à-vis des autorités luthériennes ; il entrera donc dans l'Église catholique en 1653. C'est alors qu'il prend le nom d’Angelus Silesius (en latin, soit en français : « le messager de Silésie » ; en effet le latin Angelus, « Ange » en français, est dérivé du grec ángelos / ἄγγελος : « messager »). Il choisit ce patronyme parce qu'il souhaite prendre comme référence Jean-Baptiste2 tel qu'il est présenté dans l'évangile selon Marc en Mc 1,2 (reprenant le prophète Isaïe) : Ecce ego mitto angelum meum, ante faciem tuam, qui præparabit viam tuam ante te3 (« Voilà que j'envoie mon ange (messager) devant toi, qui préparera ton chemin avant toi »). Ou bien, dans la traduction de la Bible de Jérusalem en 1973 : « Selon qu’il est écrit dans Isaïe le prophète : Voici que j’envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route »4. On ne sait pas avec certitude pourquoi il ajoute Silesius (« le Silésien ») à son patronyme, peut-être pour honorer la mémoire du théosophe, silésien comme lui, Jakob Böhme, et pour se distinguer lui-même d'autres écrivains connus à son époque : peut-être le poète mystique franciscain Juan de los Ángeles ou encore le théologien luthérien de Darmstadt Johann Angelus, prénommé donc, comme lui, Johann5,6. D'ailleurs, de 1653 jusqu'à sa mort, il n'utilisera plus que le nom d’Angelus Silesius, parfois en y adjoignant son prénom : sa signature complète est alors Johannes Angelus Silesius, soit en latin Iohannis Angelus.

Entré chez les franciscains conventuels, il est ordonné prêtre en 1661. Il se retire dix ans plus tard dans une maison jésuite, où il passe le reste de sa vie.

Converti enthousiaste, Angelus Silesius cherche à ramener au catholicisme les protestants de Silésie, écrivant au moins 55 tracts et pamphlets, publié en deux volumes sous le titre Ecclesiologia en 1677. Il est principalement connu aujourd'hui pour sa poésie religieuse, en particulier pour deux ouvrages publiés en 1657 : Les Saints Désirs de l'âme (Heilige Seelenlust), un recueil de 200 hymnes qui ont par la suite été utilisés aussi bien par les catholiques que par les protestants, et Le Pèlerin chérubinique (« Der Cherubinischer Wandersmann »), un recueil de 1 676 poèmes courts, principalement en alexandrins. Sa poésie explore les thèmes du mysticisme, du quiétisme et semblerait tendre dans une certaine mesure au panthéisme pour certains de ses lecteurs7, ou plutôt au panenthéisme, un peu comme son contemporain Spinoza8, tout en restant dans le cadre de l'orthodoxie catholique. En effet, il s'est lui-même défendu de tout penchant pour le panthéisme dans son introduction au « Cherubinischer Wandersmann », du fait des tensions créées avec les autorités protestantes locales par ses écrits et son parcours, mais aussi parce qu'une telle accusation pouvait le refouler à l'extérieur du dogme catholique. Il y entreprend donc d'expliquer tous les aspects de sa poésie, y compris son goût du paradoxe dans la mouvance de la théologie négative, à l'intérieur du cadre le plus strict de l'orthodoxie catholique9. Ses détracteurs de l'époque, apparentant cette démarche justificative à un déni, considéraient que vouloir dissiper aussi fortement un doute rendait ce doute d'autant plus légitime. Mais pour autant les arguments d'Angelus Silesius devaient paraître suffisants aux autorités catholiques, puisqu'il a toujours obtenu l’imprimatur ecclésiastique pour la publication de l'ensemble de ses écrits9. Néanmoins c'est peut-être aussi cette « expérience des limites »a dans l’œuvre de Silesius qui fait une partie de son intérêt pour ses lecteurs d'aujourd'hui.

Biographie

Origines et formation

Plaque commémorative d'Angelus Silesius au château de Czettritzów à Wałbrzychb.

La date de naissance exacte de Johannes Scheffler n'est pas connue. Ayant été baptisé le jour de Noël 1624 à Breslau (aujourd'hui Wrocław), il est probablement né en . La Silésie, aujourd'hui située dans le sud-ouest de la Pologne, est alors une province de l'empire des Habsbourg. Johann Scheffler est l'aîné des enfants de Stanislaus Scheffler (c. 1562–1637), d'origine polonaise, né à Cracovie, ancien soldat au service du seigneur de Borowice, anobli par le roi Sigismond III, et de Maria Hennemann (c. 1600–1639), fille d'un médecin de Breslau lié à la cour impériale. Il a une sœur et deux frères, Johannes et Christian. Son père meurt alors qu'il est âgé de treize ans et il perd sa mère deux ans plus tard10.

Il commence ses études au St. Elisabeth-Gymnasium de Breslau ; il y est encore élève lorsque ses premiers poèmes sont publiés. Il a tout juste 18 ans lorsque paraît en 1642 son premier recueil, Bonus Consiliarius (« Le Bon Conseiller »). Il y est sans doute influencé par l’œuvre du poète et philologue érudit Martin Opitz, son aîné contemporain et compatriote silésien. Mais également par l'un de ses professeurs, le poète Christoph Köler (en)6, qui avait étudié à Strasbourg pendant cinq années et qui y gardait de nombreuses relations. Köler écrit quatre lettres d'introductions à ses amis — ce dont il rend compte dans une longue lettre en latin adressée à Scheffler, datée du 11.

« L'usage voulait alors en Silésie que les étudiants au sortir du gymnase, aillent poursuivre leur scolarité en Alsace, puis en Hollande, enfin en Italie »10. Le jeune homme étudie donc pendant une année la médecine et les sciences à l'université de Strasbourg — alors luthérienne : il est inscrit le , et la fréquente jusqu'à l'été de l'année suivante12. C'est peut-être à cette occasion, par l'intermédiaire de Köler qu'il découvre Tauler, dont nombre de distiques du Pèlerin « y trouvent directement leur inspiration » ou par des livres offerts par Franckenberg, où figurent les Sermons du strasbourgeois13.

De 1644 à 1647, il continue son périple universitaire à l'université de Leyde. Par la fréquentation d'un de ses amis et admirateurs, Abraham von Franckenberg, qui l'initie probablement à la Kabbale, à l'alchimie, à l'hermétisme et lui fait rencontrer certains écrivains mystiques vivant à Amsterdam et il y découvre l’œuvre de Jakob Böhme5,6 :

« Il est vrai certes, que j'ai lu maints écrits de Jakob Böhme, car en Hollande on trouve toutes sortes de choses ; et j'en remercie Dieu. Car c'est grâce à ces écrits que j'ai découvert la vérité. »

— Angelus Silesius, Schutzrede für die Christenheit, 1664.

Franckenberg rassemble les œuvres complètes de Böhme à l'époque où Scheffler vit aux Pays-Bas ; la République accueille en ces temps troublés de nombreux groupes religieux dissidents, ainsi que des mystiques et des universitaires persécutés ailleurs en Europe. À sa mort en , Franckenberg lui lègue d'ailleurs l'essentiel de sa bibliothèque14.

Scheffler termine ses études à l'université de Padoue, où il est reçu docteur en philosophie et en médecine en 1648, avant de rentrer dans sa région natale.

Brève carrière de médecin

Johann Scheffler (Angelus Silesius), gravure de 1892.

Le , il est nommé médecin à la cour de Silvius Ier Nimrod de Wurtemberg-Œls (1622-1664), avec un traitement annuel de 175 thalers. Il a été recommandé au duc pour ses qualités et son expérience mais, dans la mesure où il n'a jamais exercé la médecine auparavant, il doit probablement cet emploi à l'influence d'Abraham von Franckenberg, proche du duc et originaire de la région, où il était rentré un an plus tôt après son séjour aux Pays-Bas. Scheffler a également pu bénéficier d'une recommandation de son beau-frère, Tobias Brückner, également médecin à la cour du duc15,6.

Son mysticisme et ses critiques de la doctrine luthérienne (en particulier de la confession d'Augsbourg) entraînent des tensions avec le duc, luthérien dévot, et certains membres de la cour ducale. Scheffler commence par ailleurs à cette époque à avoir des visions mystiques ; une partie du clergé luthérien le considère comme un hérétique. Son mysticisme en effet ne pouvait qu'accuser encore sa prise de distance avec l'orthodoxie luthérienne d'orientation nettement plus rationaliste. À la mort de Franckenberg, en , Scheffler démissionne de son poste − peut-être sous la contrainte − et se place sous la protection de l'Église catholique16. On peut donc dire qu'à partir de 1652 il s'est converti au catholicisme, même s'il ne rend publique son entrée dans l'Église catholique que l'année suivante. Certaines sources indiquent qu'auparavant il avait été un temps adepte des Rose-Croix17, ce qui d'ailleurs pourrait un peu expliquer la présence renouvelée dans ses écrits du symbole d'une certaine « rose mystique ».

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À gauche : doctrine de l'Ordre des Roses-croix (1894), de Joséphin Péladan (1858–1918).À droite : image pieuse de la « Rose mystique » (culte dévotionnel de la Vierge Marie, XIXe siècle).


Le poète et le prêtre

Le Voyageur chérubinique, œuvre la plus célèbre de Silesius, édition de 1905, consultable en ligne en fac-similé.
Page 135 du fac-similé de cette édition de 1905, où l'on trouve le plus fameux distique de Silesius : celui de la Rose Ohne Warum (« Sans pourquoi »), [voir ci-dessous].

Les autorités protestantes attaquent et dénoncent alors Silesius par écrit, dans de nombreux pamphlets, et critiquent sa récente foi catholique, comme elles stigmatisent ou raillent ses croyances et ses visions mystiques, le présentant soit comme un illuminé soit comme un margoulin. En témoigne une caricature tirée de Wohlverdientes Kapitel (« Une remontrance bien méritée »), 1664 (voir ci-dessous en bibliographie), qui le dépeint comme un colporteur de potions « miracles »18, de chapelets, de cartes et de dés à jouer, et d'autres marchandises d’escroc19.

En effet, les autorités luthériennes des États réformés de l'Empire ne supportent pas le mysticisme croissant de Scheffler, celui-ci est alors publiquement et officiellement dénoncé comme hérétique. À cette époque, la famille régnante Habsbourg, qui était catholique, était en revanche pour sa part favorable à la Contre-Réforme et plaidait pour une re-catholicisation de l'Europe18. Scheffler se convertit donc officiellement au catholicisme et il est reçu en l'église Saint Matthieu à Breslau le , date à laquelle il prend le nom d’Angelus Silesius.

Peu après sa conversion, le , Silésius est nommé médecin de la cour impériale par Ferdinand III de Habsbourg, le Saint-Empereur romain germanique. Cependant, il s'agissait probablement d'une position honorifique pour lui procurer une certaine protection officielle contre les attaques luthériennes, car Silesius n'est jamais allé à Vienne pour servir la cour impériale. Il est d’ailleurs très probable qu'il n'a plus jamais pratiqué la médecine après sa conversion au catholicisme5.

À la fin des années 1650, il demande l'autorisation (le nihil obstat ou imprimatur) aux autorités catholiques de Vienne et de Breslau pour publier ses poèmes5. Il avait commencé à écrire de la poésie dès son plus jeune âge, publiant quelques pièces occasionnelles alors qu'il était encore étudiant en 1641 et 16426. Il avait auparavant déjà tenté de publier ses poèmes alors qu'il travaillait pour le duc de Wurtemberg-Œls, mais l'autorisation lui avait été refusée par le pasteur luthérien officiel de la cour du duc, Christoph Freitag. Toujours est-il qu’enfin, en 1657, après avoir obtenu l'approbation de l'Église catholique, deux recueils de ses poèmes sont publiés — les œuvres pour lesquelles il est connu —, à savoir Heilige Seelenlust (« Le Saint Désir de l'âme ») et Der Cherubinische Wandersmann (« Le Pèlerin chérubinique »).

Le , Silesius entre dans les ordres et prend l'habit de franciscain. Trois mois plus tard, il est ordonné prêtre dans le duché silésien de Nysa, une région où la re-catholicisation a été couronnée de succès ; ce duché est d’ailleurs l'un des deux États ecclésiastiques de la région (c'est-à-dire dirigé par un prince-évêque). Lorsque son ami Sebastian von Rostock (en) (1607-1671) devient prince-évêque de Breslau, Silesius est nommé son Rath und Hofmarschall (« conseiller et chambellan »)18. Pendant cette période, il commence à publier plus de cinquante essais et pamphlets critiquant, avec la même virulence que celle qu’il avait subie de leur part, le luthéranisme et la Réforme protestante. Trente-neuf de ces essais seront par la suite compilés dans un recueil en deux volumes intitulé Ecclesiologia (1676)9.

Décès

Plaque commémorative de Johannes Scheffler sur l’Église Św.Maciej (Saint Matthieu) à Wrocław, dans la crypte de laquelle il est enterréc.

Après la mort du prince-évêque de Breslau en 1671, Silesius se retire à l'Hospice des Chevaliers de la Croix à l'Étoile Rouge (le Matthiasstift), une maison jésuite associée à l'église Saint Matthieu à Breslau9,6. Il meurt le et y est enterré. Certaines sources affirment qu'il est mort de la tuberculose (ou de « consomption », comme on disait à l’époque), d'autres décrivent sa maladie comme une maladie dégénérative5. Immédiatement après l’annonce de sa mort, plusieurs de ses détracteurs protestants ont répandu la fausse rumeur selon laquelle Silesius s'était pendu6. Dans son testament, il a distribué sa fortune, en grande partie héritée du patrimoine de son père qui était noble, à des institutions pieuses et charitables, y compris des orphelinats9.

Carrière littéraire et analyse de l’œuvre

Sa principale œuvre de polémique est la Conviction morale motivée ou démonstration selon laquelle l'on pourrait et devrait contraindre les hérétiques à la vraie foi, publiée en 1673. En 1677 paraissent les deux volumes d’Ecclesiologia, recueil de ses pamphlets critiques du luthéranisme. Ses écrits théologiques et polémiques ont suscité beaucoup de réactions et de réponses polémiques en retour à son époque et ont été très controversés, dans un contexte marqué par un raidissement des oppositions et un retour des tensions inter-religieuses dans le cadre des mouvements de Contre-Réforme catholique.

Par ailleurs Angelus Silesius a aussi été très influencé par les mystiques allemands et flamands du Moyen Âge, notamment Maître Eckhart, Henri Suso, Jean Tauler, Jan Van Ruysbroeck et Jean de la Croix20, ainsi que par Jakob Böhme (ou Jacob Boehme), théosophe mystique allemand de la Renaissance (déjà cité). En effet, il se rattachait au cercle de disciples qui s'était constitué autour d'Abraham von Franckenberg, qui était comme on l'a vu son maître spirituel ; or celui-ci était justement le biographe et le compilateur de Jakob Böhme21.

Mais surtout, Angelus Silesius a écrit de nombreux poèmes qui ont tous été compilés dans deux ouvrages, déjà parus tous deux en 1657, et qui représentent son œuvre majeure :

  • Geistreiche Sinn-und-Schlussreime (« Épigrammes et maximes spirituelles ») ou, en version longue, Geistreiche Sinn-und-Schlussreime zur göttlichen Beschaulichkeit (« Aphorismes ingénieux et spirituels en vers pour atteindre à la Divine Sérénité »), réédité dans une version augmentée de deux livres en 1675, sous le titre qui l'a rendu célèbre : Cherubinischer Wandersmann oder Geistreiche Sinn- und Schlussreime zur göttlichen Beschaulichkeit anleitende (« Le Voyageur chérubinique, ou Épigrammes et maximes spirituelles en vers pour conduire à la contemplation de Dieu »).
Page de titre de la réédition de 1675, la première à porter ce titre devenu célèbre, du « Voyageur chérubinique » : Cherubinischer Wandersmann.

Il est constitué de 1 676 distiques, quelques quatrains et 10 sonnets (voir infra pour les différentes traductions). Le titre principal, Cherubinischer Wandersmann, peut être traduit différemment selon l'optique spirituelle du traducteur, du fait de la polysémie du mot allemand Wandersmann (« randonneur », ou « marcheur », voire « vagabond », et donc « chérubin vagabondǃ »). Traditionnellement, il était traduit par « Le Pèlerin chérubinique », le terme pèlerin insistant en français sur la dimension spirituelle et religieuse du cheminement. Mais, comme le fait remarquer Roger Munier, auteur d'une traduction de référence plusieurs fois rééditée (voir infra), repris dans la quatrième de couverture d'une des rééditions :

« On avait coutume, en effet, de rendre le mot Wandersmann par le français “pèlerin”. Mais “pèlerin” se dit en allemand Pilger (Silesius emploie d'ailleurs aussi Pilger à plusieurs reprises). Wandersmann n'évoque rien d'autre que la marche et le cheminement. Ce dont nous parle Silesius, c'est avant tout de l'homme en quête et voué à l'errance, à cette marche extatique dans le temps qui fait de l'âme “la tente errante de Dieu” (IV, 219) et qui nous concerne tous, à des degrés divers22. »

C'est cette modernité de l’œuvre de Silesius que Munier a voulu souligner par une traduction nouvelle du titre : « L’errant chérubinique ». Plus récemment (voir infra), le titre est traduit simplement « Le Voyageur chérubinique »23.

  • Heilige seelen-lust oder Geistliche Hirten-Lieder, der in ihren Jesum verliebten Psyche (« La Sainte Joie de l'âme / les saints désirs de l'âme, ou chants spirituels de bergers »). Le titre est parfois traduit ainsi en version longue : « Saintes délices de l'âme ou Églogues spirituelles de Psyché amoureuse de son Jésus » ; Psyché, quoiqu'étant un personnage, est parfois considérée comme un équivalent de l'âme et donc traduite par ce mot) : recueil de Lieder et d'hymnes religieux, réédition augmentée en 16682.

La poésie d’Angelus Silesius consiste essentiellement en épigrammes sous la forme de brefs couplets en alexandrins (le plus souvent de deux vers seulement), soit la forme, le style et la métrique majoritaire dans la poésie germanique et la littérature mystique pendant l’ère Baroque5. En effet, selon Christopher Baker, directeur du dictionnaire biographique « L’Absolutisme et la Révolution scientifique de 1600 à 1720 », l'épigramme était un élément-clé pour exprimer le mysticisme, car « l'épigramme avec sa tendance à la brièveté aphoristique et son laconisme acéré est un genre approprié pour faire face au problème esthétique du caractère ineffable de l'expérience mystique24 ». La onzième édition de l’Encyclopædia Britannica identifie ces épigrammes comme des Reimsprüche — ou distiques rimés — et les décrit comme :

« … incorporant un étrange panthéisme mystique tiré principalement des écrits de Jakob Böhme et de ses disciples. Silesius appréciait tout particulièrement les subtils paradoxes du mysticisme. L'essence de Dieu, par exemple, se définit par l'amour [c’est-à-dire : aimer et être aimé ; soit la tendance spontanée et universelle des instances et entités à se conjoindre…] ; Dieu, disait-il, ne peut rien aimer d'inférieur à lui-même ; mais il ne peut être objet d'amour pour lui-même sans sortir, pour ainsi dire, de lui-même, sans manifester son infinité sous une forme finie ; autrement dit, en devenant homme. Dieu et l'homme sont donc essentiellement un25. »

C’est un raisonnement analogue qui est à l’œuvre en toile de fond de l’épigramme suivante26 :

« 10. Ich bin wie Gott, und Gott wie ich.
Ich bin so groß als Gott, er ist als ich so klein:
Er kann nicht über mich, ich unter ihm nicht sein.
 »



« Je suis comme Dieu, et Dieu est comme moi.
Je suis aussi grand que Dieu, il est aussi petit que moi :
il ne peut être au-dessus de moi, je ne peux être en dessous de lui. »

En 1991, dans le film de Martin Scorsese Cape Fear (en français : Les Nerfs à vif), Max Cady (joué par Robert De Niro) cite ce même poème de Silesius27. Cependant, dans le contexte du film, ce poème ne correspond pas à l’interprétation voulue par Silesius et visée par son œuvre. Le personnage de Cady l'utilise pour souligner de façon spectaculaire à ses victimes le pouvoir de sa volonté individuelle tyrannique, et sa capacité divine à exercer une vengeance violente, dans un fantasme de toute-puissance et d’orgueil absolu, voire de défi à Dieu. Le sens symbolique recherché par Silesius était au contraire celui de la prise de conscience par l'homme, à travers son potentiel spirituel de perfection, de ce qu'il est de la même substance que Dieu au sens de l'union mystique avec Lui ou théosis - cette expérience de communion directe entre le croyant et Dieu à égalité dans l’amour25.

La poésie de Silesius ambitionne d'acheminer le lecteur vers un état spirituel désiré, une immobilité éternelle, dépassant les besoins matériels ou physiques et la volonté humaine. Elle exige une compréhension de Dieu qui s'appuie sur les idées de la théologie apophatique, sur l'antithèse et le paradoxe28. Le critique et théoricien de la littérature Georg Ellinger a supposé, dans son étude de Silesius, que sa poésie était influencée par la solitude (surtout due à la mort précoce de ses parents et au fait d'être devenu orphelin très tôt), par une impulsivité non tempérée par l’éducation et par le manque d'épanouissement personnel. Ce qui fait de sa poésie une véritable confession qui rend manifeste un conflit psychologique interne, et de son désir d’union avec Dieu, un élan pour rejoindre ses parents trop tôt disparus29.

Le Voyageur chérubinique

page de couverture en gothique rouge et noir.
Des Angelus Silesius Cherubinischer Wandersmann (« Voyageur chérubinique »), édition en langue originale, 1905.

Pour le Voyageur chérubinique et comme l’indique son sous-titre, il s’agit de poésie religieuse et philosophique, ce qui implique que la visée de ces épigrammes n’est ni purement esthétique et langagière, ni seulement spéculative. Sans être purement contradictoire et oxymoral, le terme de « poésie philosophique » place d'emblée ces poèmes au cœur d'une tension (salutaire ?) traditionnelle, depuis Platon bannissant les poètes de sa Cité. Poésie et philosophie entretiennent des relations ambivalentes, à la fois exclusives, méfiantes et intimes. Elles sont en effet souvent considérés comme deux modes de connaissance étrangers l'un à l'autre même s'ils se recoupent (et c'est tout le paradoxe), ainsi que l'a étudié Louis Lavelle, cité dans une étude accessible en ligne de la Revue philosophique de la France et de l'étranger sur le thème des rapports difficiles entre métaphysique et poésie :

« Il y a entre la philosophie et la poésie une affinité secrète et une secrète hostilité30. »

En fait, la poésie philosophique ou la poésie métaphysique (cette dernière naissant en tant que courant pendant le même XVIIe siècle que Silesius, mais en Angleterre, avec John Donne en précurseur) et plus encore la poésie de Silesius, se trouvent au carrefour de domaines qui convergent difficilement mais ne peuvent désormais s'ignorer, pas plus qu'ils ne le faisaient dans cette matrice présocratique où poésie et philosophie étaient indissociables, comme dans les œuvres de Parménide, Héraclite ou Démocrite, et plus tard de Lucrèce, le disciple latin d'Épicure. Leur écriture instaure entre ces domaines un conflit productif, à savoir que la question de la vérité et celle de la beauté (de la nature et de l'art), la question du sens et celle de la connaissance, la question de l'être et celle de l'existence, la question de la réalité du réel, de sa perception, de son émotion, de sa rationalité et de sa connaissabilité, appartiennent toutes à des champs de pensée séparés, certes, mais qui se côtoient et s'interpellent dans leur œuvre.

Cette tension, Baudelaire l'exprimera avec humour (?) en redoublant la contradiction par les « ruses » de l'inconscient, qui sait mais feint d'ignorer : « La poésie est essentiellement philosophique ; mais comme elle est avant tout fatale, elle doit être involontairement philosophique »31, indiquant que ce sens philosophique de la poésie ne peut être qu'indirect, comme un « supplément d'âme », car si le poète le vise consciemment il y perd la poésie ; il doit s'en remettre au destin (« fatale ») qui seul guide sa plume (sans l'intervention de son moi ?)32. Mais comment peut-on « vouloir involontairement » ? La poésie ne ferait donc de la philosophie que sans le savoir, comme le Monsieur Jourdain de Molière faisait de la prose (simplement parce qu'il ne connaissait pas ce mot). Ou encore, la philosophie fonctionnerait un peu, dans cette vision baudelairienne, comme un « inconscient » de la poésie, et en retour la poésie serait (entre autres) l'impensé du philosophe.

En fait, l’objectif de ces poèmes de Silesius se situe en deçà ou au-delà de ce débat autour de la poésie philosophique, ou dans une variante plus métaphysique, car il les inscrit comme on l’a vu dans une démarche mystique2 : il veut amener leur lecteur à expérimenter véritablement (par le biais de la contemplation préparée par les surprises émotionnelles, intellectuelles et spirituelles de ces aphorismes parfois déroutants), l’unio mystica, l’union avec Dieu au-delà des mots, lesquels ne veulent mener, sobrement, qu’à ce moment où toute parole se tait et se dissout dans le silence sacré. Ce moment où « Dieu doit naître dans l’âme de l’homme »2, comme dans les épigrammes suivantes : « Je dois être Marie et enfanter Dieu, / S’il faut qu’Il m’accorde la béatitude pour l’éternité », ou encore : « Que Christ naisse mille fois à Bethléhem, / Et non en toi, tu restes perdu pour jamais ». Ou bien, dans la traduction empruntée à Érik Sablé dans Dieu est un éternel présent : « Il faut qu’en toi Dieu naisse. / Le christ serait-il né mille fois à Bethléem, / s'il ne naît pas en toi, c'est en vain qu'il est né, tu restes mort à jamais »21.

page de couverture.
Page de garde du Voyageur chérubinique d’Angelus Silesius, document de 1675.

Mais alors ce projet d’écriture, par son versant de religiosité mystique, se situe à nouveau sous le signe d’une double injonction en grande partie contradictoire, car, en même temps qu’initiateur très délibéré de ce cheminement vers Dieu, « Silesius est convaincu, comme toute la tradition mystique platonicienne, qu’on ne peut pas parler de Dieu, c’est pourquoi il faut utiliser des paradoxes, des jeux de mots, des antithèses et autres moyens rhétoriques »2. Tous ces procédés sont autant de subterfuges pour louvoyer entre la Parole et le Silence, entre « il faut célébrer Dieu » et « on ne peut pas dire pour autant Sa nature » dans le langage des hommes, entre la nécessité d’approcher au plus près de l’indicible par des mots et l’impuissance des mêmes mots à exprimer l’essentiel. Ce paradoxe est d’ailleurs peut-être à la source de toute écriture poétique, et comme son obsession fatale majeure pourrait-on dire, si l’on rapproche le mystère inaccessible de Dieu du caractère évanescent irréductible du réel33.

Selon Rosmarie Zeller déjà citée, « cette religiosité mystique, qui ne correspond ni à l’orthodoxie luthérienne ni aux dogmes de l’Église catholique, fait un usage très spécial de la Bible »2. En effet, tous les personnages de l’Histoire Sainte qui sont évoqués dans ces poèmes, Ancien et Nouveau Testaments confondus, mais aussi les objets, détails et lieux qui la jalonnent comme la crèche, l’étable et même le foin dans la crèche, la croix, les plaies de Jésus, les pierres du tombeau, les paraboles, sont exclusivement « interprétés d’une manière symbolique comme éléments de l’aventure spirituelle de l’individu lisant ces épigrammes. Celui-ci peut donc devenir aussi bien Salomon que Marie-Madeleine et, chaque fois, il effectue un pas sur le chemin vers Dieu. […] [De même] les allusions à l’Apocalypse sont assez fréquentes comme c’est souvent le cas dans la littérature religieuse hétérodoxe »2, ou plutôt devrait-on dire que la poésie de Silesius se situe à la limite de l’hétérodoxie, car l’authenticité de son mysticisme n’a semble-t-il jamais été remise en cause au sein de l’Église catholique, ni ses écrits interdits ou frappés de censure partielle.

Toujours est-il que tous ces éléments : interprétation exclusivement symbolique, prééminence de l’Apocalypse (le plus symbolique, tardif et « gnostique » des textes canoniques), visions du monde, de Dieu, de l’homme et de son chemin spirituel, clairement paradoxales et assumées comme telles, amènent certains commentateurs, dont l’un de ses traducteurs Érik Sablé (Éditeur scientifique), à se demander si on peut encore parler, le concernant, de mysticisme catholique :

« […] ou plutôt, comme pour Maître Eckart, de "gnose spirituelle". […] En fait, sa parole est profondément non dualiste et se rattache à la Philosophia Perennis, ce fond spirituel commun que l'on retrouve tant en Orient qu'en Occident. Au même titre qu'Eckart ou Tauler, et par opposition à une théologie naïve, Silesius a posé les bases d'un christianisme "gnostique" intériorisé21. »

Et de considérer que c’est peut-être cette ambiguïté, ou plutôt cette synthèse risquée, qui a fait d’Angelus Silesius « certainement une des figures centrales de la mystique allemande et sans doute de la mystique universelle21 ». Mais ce serait plutôt au sens général de la gnose chrétienne (selon laquelle le salut de l'âme passe par une connaissance, expérience ou révélation directe de la divinité, donc par une connaissance de soi34,d), plutôt qu’au sens du « gnosticisme historique » et des mouvements dualistes (un principe du bien opposé à un principe du mal) des premiers temps du christianisme, depuis condamnés par l’orthodoxie catholique comme hérétiques. Toujours est-il que c’est à ce titre que la référence à Angelus Silesius a pu être revendiquée par les courants ésotéristes modernes.

La Sainte Joie de l’âme

page de titre.
Heilige Seelen-Lust (« La Sainte Joie de l’âme »), Breslau, 1657, page de titre.
Hymne Ich will dich lieben, meine Stärke (« (« Je veux t'aimer [Jésus], ma force »), extrait du précédent, réédition de 166835.
Le même hymne que ci-dessus, mais avec une autre mélodie plus récente (1915)e.

Sa deuxième œuvre, La Sainte Joie de l’âme, montre un autre chemin menant à Dieu, celui de l’amour2. Mais comme il s’agit d’hymnes, la Bible y est citée encore moins littéralement : celle-ci tout au plus « constitue une sorte de toile de fond quand Psyché chante, par exemple, la naissance de Jésus, quand elle élève sa complainte sur la Passion du Christ, ou quand elle contemple les différentes parties de son corps maltraité2 ».

Utilisation des poèmes d'Angelus Silesius dans les hymnes

Plusieurs de ces poèmes de La Sainte Joie de l'âme de Silesius ont été utilisés, adaptés et mis en musique pour être utilisés comme hymnes tout autant pour les offices protestants que pour la liturgie catholique. Dans le cas de nombre de ces hymnes luthériens et protestants, ces paroles étaient attribuées à des « auteurs anonymes », plutôt que d'admettre qu'elles avaient été écrites par Angelus Silesius, converti au catholicisme, et connu pour ses critiques et son plaidoyer contre le protestantisme36. Mais la beauté et la force de ces textes, qui faisaient la célébrité de ces hymnes, les rendaient tout de même indispensables pour les services religieux protestants comme pour les messes catholiques. Dans de nombreux cas, le poème de Silesius est soit comme on l’a vu d’attribution explicitement anonyme, soit l’auteur est indiqué par les initiales « I. A. ». Or, « I. A. » ce sont certes les initiales latines de Iohannis Angelus (l’un des noms par lesquels Silesius signait ses œuvres), mais elles ont souvent été (volontairement ?) mal interprétées comme l’abréviation de la mention Incerti Auctoris, qui signifie « auteur inconnu ». De même, plusieurs œuvres véritablement anonymes ont été par la suite attribuées à tort à Silesius, grâce aux mêmes initiales ambiguës36.

On a pu établir que des poèmes de Silesius figurent dans les paroles des hymnes publiés dans le Gesang-Buch (« Livre de chants liturgiques » ou recueil d’hymnes) de Nuremberg (1676), et ceux de Freylinghausen (1704), de Porst (1713) et de Burg (1746). Soixante-dix-neuf hymnes utilisant ses vers ont été inclus dans le de (« Christ-Catholisches Singe und Bet-Büchlein » en anglais) de Nicolaus Zinzendorf (1727). Au XVIIIe siècle, ils étaient fréquemment utilisés dans les temples luthériens ainsi que dans les églises catholiques et moraves36. Beaucoup de ces hymnes sont encore populaires dans les Églises chrétiennes aujourd'hui.

Contexte et horizon spirituel

Théologie négative

Comme chez Maître Eckhart, on perçoit chez Silesius l'influence de la tradition de la théologie négative. Pourtant, comme le dit Jacques Le Brun commenté par Marc Lebiez, théologie négative et mysticisme sont deux démarches distinctes, mais elles peuvent se « conjoindre, comme chez Angelus Silesius37 ».

Ils dégagent en effet l’axe central de la théologie négative, à savoir selon eux « l’irréductibilité de Dieu au langage humain » : on l'a vu, quels que soient nos efforts pour tenter d’approcher le mystère de la nature divine, absolument transcendante et ineffable, inconnaissable, nos mots et notre pensée seront toujours impuissants à l’exprimer et laisseront toujours échapper l’essentiel. Pour eux, Dieu est tellement hors de proportion humaine et hors de portée de notre raison que nous ne saurions rien affirmer de Lui, tout juste évoquer ce qu’Il n’est pas à propos de tout énoncé possible Le concernant. Ainsi, par exemple : « Dieu n’est pas localisé, ni temporalisé. Est-ce à dire qu’il ne serait nulle part et jamais ? Ou partout et toujours ? Que dit de plus le mot « éternel » que la négation du temps ? En tout cas, il dit tout autre chose que le mot « immortel » de la théologie antique. La question que pose le mysticisme est de savoir quel est cet « autre chose »37.

Pour le mystique, donc, on ne peut pas connaître, exprimer ni comprendre Dieu, mais on peut l’éprouver, le ressentir, c’est tout le sens de ce qu’on appelle « l’expérience mystique ». Ainsi « en disant ce que Dieu n’est pas, on ne dit pas rien à son propos : une détermination par la négation n’est pas une absence de détermination – même si l’on dit que Dieu n’est pas déterminable »37. Et comme le dit Edith Stein : « Le symbole ne peut trouver son sens que s'il est purifié par la négation qui, en quelque sorte, découvre le sens en retranchant la chair du fruit pour faire apparaître son noyau »38. Ainsi la transcendance de Dieu se trouve-t-elle véritablement honorée sans être pour autant circonscrite (ce qui supposerait par exemple, pour filer la métaphore du fruit, de pouvoir dire ce qu'est le noyau, ce qui est à l’œuvre à l'intérieur du noyau, de pouvoir exprimer et comprendre le jaillissement de la graine vivante).

René Descartes (1596-1650)

Par exemple on décèle l'influence de la lecture du Pseudo-Denys l'Aréopagite, l'un des pères de la théologie mystique et de la théologie apophatique (ou négative), dans l'usage récurrent que fait Silesius de la métaphore marine pour exprimer l’in-fini37, mot négatif s'il en est même si l'on n'en perçoit plus vraiment aujourd'hui la négativitéf, ainsi que Descartes l'avait pourtant établie en le distinguant de l’indéfini (dans ses Premières réponses en appendice des Méditations métaphysiques)37. Mais pour le rationalisme cartésien « l’infini, en tant qu’infini, n’est point à la vérité compris, mais néanmoins il est entendu » [Premières réponses des Méditations métaphysique], ce qui implique que nous pouvons quand même nous faire une idée juste de Dieu pourvu que nous soyons conscients que celle-ci est partielle et « accommodée à la petite capacité de nos esprits » [toujours dans les Premières réponses des Méditations métaphysique, citées par Le Brun/Lebiez37] (voir à ce sujet les sections consacrées à l’infini dans la pensée métaphysique de Descartes, et à la distinction entre infini et indéfini dans la section consacrée à Descartes pour l'article « Infini »39).

C’est justement cette distinction cartésienne entre le « compris » et l’« entendu » que le mystique se refuse à faire. Et c'est alors que ce dernier préfère s’en tenir à la négativité de la raison et rejoindre la théologie négative, limitant l'affirmation de Dieu à la seule expérience qu'il peut en faire, et uniquement à l'initiative de Dieu lui-même et par la volonté divine exclusive de demeurer en lui. La mer, pour Descartes comme pour le poète, reste donc une image pertinente de ce qui n’a pas de limites. Mais on peut dire avec Le Brun et Lebiez que Descartes regarde et embrasse intellectuellement la mer depuis le bord, quand le mystique, lui, souhaite s'immerger complètement en elle, même au risque de s'y noyer37.

Mysticisme et performativité

Mir nach, spricht Christus, unser Held (« Suivez-moi, dit le Christ, notre héros »), hymne d'Angelus Silesius, extrait de son recueil : La Sainte Joie de l’âme (ici édition de 1668), réimpression de Georg Ellinger (eds. ), Halle/S. 1901.

Mais alors, « le risque majeur dont le mystique doit se défendre, c’est de tomber dans la pure et simple contradiction, celle qu’il y aurait par exemple à dire que Dieu n’est ni fini ni infini37 ». Sa tactique consiste donc précisément à se retirer dans la parole poétique, ce qui revient à esquiver la contradiction en la situant dans un autre plan, puisqu'on ne peut rationnellement résoudre la contradiction en l’absence nécessaire de toute probation de Dieu. « Parole poétique, qui peut être considérée, du point de vue de la rationalité, comme une variante du silence puisqu’elle est faite seulement d’images »37.

Quitte à soupçonner (avec Le Brun et Lebiez) un simple jeu sur les mots, comme quand Angelus Silesius demande ce qu’il y avait au lieu du monde avant le monde et qu’il répond qu’il « y avait le lieu [Ort] même, Dieu et sa parole [Wort] éternelle ». On pourrait alors se demander si le jeu sur les mots (ici par assonance entre Ort et Wort) suffit à produire un sens théologiquement recevable, par le biais de la contemplation mystique du mystère, à défaut d’être rationnellement et logiquement acceptable37. Ce qui revient à se confier à la fonction performative du langage, aux limites de la pensée magique du mot et de sa « présence réelle ».

Car Silesius veut produire par sa parole et son écriture, chez son lecteur, un véritable et profond changement, une mutation spirituelle, en l'emmenant dans les contrées d'ombre et de lumière au plus près de l'indicible. Ainsi, la poésie de Silesius se situe elle-même à la confluence des fonctions poétique, performative et incantatoire du langage. La visée performative notamment de cette écriture de Silesius est sensible par les effets que sa lecture intense produit chez ses traducteurs : Roger Munier voit dans « cette tension hardie vers les confins dans l'approche du mystère tant de Dieu que de l'homme un appel qui, étrangement, semble nous être directement adressé, bien que venant d'une voix qui a retenti voici plus de trois siècles »40. Même sensation chez Christiane Singer, dans sa présentation d'une nouvelle traduction :

« “Proches de nous jusqu’au vertige, les distiques ineffables du Pèlerin chérubinique viennent comme à l’instant même de remonter des profondeurs. Ils nous harponnent :
Ami, où que tu sois, de grâce n’en reste pas là !
Tu dois passer d’une lumière à une autre lumière.

Pas de soliloque. L’apostrophe, l’interpellation, partout l’appel ardent !” [Christiane Singer]. Dans ses maximes dont la portée est universelle, s'exprime toute l'âme amoureuse du Silésien, et son ardeur à franchir les limites de l'inconnaissable41. »

Négativité de l'Ineffable au risque de l'hétérodoxie : panthéisme ou athéisme cachés?

« Ce qu’en revanche le mystique accepte, c’est le passage à la limite de la négation : à force de dire que Dieu n’est ni ceci ni cela, on en vient à se demander s’il est quelque chose, et même tout simplement s’il est »37. Stricto sensu, pour la théologie négative et pour Silesius, Dieu n’est pas puisque le verbe être est trop limitatif, trop étroitement humain, pour pouvoir s’appliquer à une divinité tenue pour absolument transcendante, c’est-à-dire en tout état de cause au-delà de tout langage. Mais le risque serait alors qu’à force de n’être pas au sens humain du terme, on finisse par n’être rien du tout. Leibniz serait donc fondé pour Le Brun et Lebiez, à déceler, dans le mysticisme en général et dans celui d’Angelus Silesius en particulier, un « athéisme spéculatif caché »37.

Statue de Leibniz (1646-1716), tenant son Discours de métaphysique (1686), près de l'église Saint-Thomas (Thomas-Kirche) de Leipzig, où officia Jean-Sébastien Bach (photo de 1908, en frontispice d'une édition de ses Discours, et alii).

En effet, tout en reconnaissant la beauté de son œuvre23, et se sentant interpellé par elle, Leibniz ne suivait pas Silesius dans sa dextérité à manier le paradoxe et à opérer d'un vers à l'autre des renversements logiques extrêmes, poussant au-delà des limites philosophiques l'art de la contradiction chauffée à blanc dans des retournements et des raisonnements de ce type par exemple :

« Pour bien servir Dieu, il faut aller au-delà de Dieu lui-même ; il faut rejeter ceux qui nous séparent de Dieu, les anges, mais pour atteindre une « surangélité » dont Silesius dit qu'elle est l'essence de l'homme. L'objet du mystique est même un au-delà de la divinité, que l'homme n'atteint qu'en refusant de rester un homme23. »

Leibniz alors range Silesius parmi ceux « dont les pensées extraordinairement audacieuses, remplies de comparaisons ardues, confinent à l'impiété » [Leibniz42, cité par Munier43]. Ce qui était pour Leibniz une critique de prise de distance, devient justement aujourd'hui, pour le philosophe et universitaire Christian Ruby, la première des raisons pour lesquelles l’œuvre de Silesius « est décisive », par le fait même qu'elle introduit un doute éminemment moderne, en bousculant les références conceptuelles de son temps, en en brouillant les repères existentiels, et en poussant leur logique jusqu'à l'extrême limite de leur retournement. Et donc tout simplement :

« parce que la connaissance de l’œuvre mystique laisse parfois des doutes sur les conclusions à en tirer. Plus la fusion en Dieu est grande, plus Dieu finalement se dissout dans sa fonction transcendante. Il y a dans la mystique une sorte de panthéisme sous-jacent qui retourne l’œuvre entière en son propre contraire. Ce à quoi ne s’est jamais trompé Leibniz (qui rapproche le Voyageur chérubinique de la pensée de Baruch Spinoza), et qui faisait dire à Hegel que Silesius développait un pur panthéisme7. »

Le débat suscité par ce mysticisme étroitement associé à la théologie négative n’est en fait pas vraiment tranché, ni théologiquement, ni métaphysiquement, ni philosophiquement : la foi en Dieu d'un tel mysticisme, par l'extrémisme même de son identification fusionnelle au divin et de sa vision de la transcendance, est en effet constamment guettée par le panthéisme, voire par un déisme absolu qui nie presque le caractère personnel du divin mis en avant depuis l'Antiquité aussi bien gréco-latine (en version polythéiste), que judéo-chrétienne (en version monothéiste). Et pourtant, chacun de ces mystiques, depuis les plus grands, d'ailleurs canonisés (Augustin d'Hippone, François d'Assise, Jean de la Croix, Thérèse d'Avila), jusqu'à nos mystiques allemands (Maître Eckardt, et bien sûr Angelus Silesius) ne cesse de protester, avec reconnaissance et ravissement, de sa foi en Dieu, et de la proclamer avec tous les accents de l'authenticité vécue et de la sincérité la plus profonde.

Et ils ont en effet tous voué leur vie à cette foi en Dieu et à son développement, ce qui nous rend plus difficile à accréditer l'hypothèse d'un doute à cet égard, même en tenant compte des risques que l'Inquisition pouvaient faire courir à ceux qui affichaient trop ouvertement des options hétérodoxes (il en va autrement, peut-être, pour un philosophe comme Spinoza, mais il se situe en dehors de la sphère mystique). En tous cas, ce débat de l'athéisme caché supposé des mystiques, qui n'est pas clos aujourd'hui où se développe même sereinement une spiritualité et un mysticisme sans Dieu, faisait déjà rage au début du XVIIe siècle.

Prescience de la poésie...

Pour autant on sait par l’histoire de la littérature, et l’histoire de la philosophie y est souvent revenue sans en venir à bout, que la poésie est « à même de rendre une forme de pensée qui échappe à la raison »37, ou même qui excède la raison ; en ce sens, la poésie serait presciente, à tous les sens du terme : avant la science (un peu comme alchimie et astrologie précèdent, historiquement, chimie et astronomie, ou en tout cas sont indissolublement liées à leur naissance). Presciente, aussi au sens théologique du concept où, en tant que divination, elle représenterait l'étincelle du divin au cœur de l'âme humaine, une parcelle de la faculté divine de Connaissance absolue transcendant le temps en un éternel instant (oxymore étymologique) ; vision hugolienne du Poète tenant lieu de Prophète en des temps moins religieux. Mais la poésie serait presciente aussi en tant qu'anticipation d'un savoir futur, comme un pressentiment et plus : une précognition, laissant une large place à l'intuition sur les chemins multiples vers la vérité44.

Buste de Jean de Rotrou (1609-1650) par Jean-Jacques Caffieri (1725-1792), terre cuite, musée de Dreux, Eure-et-Loir.

C’est en ce dernier sens qu’Arsène Houssaye, parle de la prescience du poète dans son livre « Histoire du quarante-et-unième fauteuil de l’Académie Françaiseg ». Dans ce livre, il imagine la succession de tous ceux qui ne furent PAS élus à l’illustre institution alors qu’ils auraient mérité d’y figurer (comme Descartes ou Molière, Beaumarchais, Stendhal ou Balzac) 45. Ainsi il place dans la bouche de Rotrou, autre illustre « non-élu » à l’Académie française, et donc « occupant » de ce quarante-et-unième fauteuil, dans son « discours de réception » (inventé par Houssaye à partir de citations de Rotrou), pour l’éloge de son « prédécesseur » dans ce fauteuil à savoir Descartes, un parallèle entre le mode de connaissance du philosophe (ou « savant ») et celui du poète. Il lui fait dire:

« Le poëteh ne peut-il pas parler du philosophe ? N’habite-t-il pas le même monde des idées, des sons et des images ? Le poëte n’étudie pas comme le philosophe ; mais, s’il n’a pas la science, il a la prescience. Le cygne était consacré à Apollon. Les anciens, nos maîtres éternels, lui donnent la vertu de sentir, de comprendre, de prévoir l’avenir. Les poëtes sont des cygnes. […] Ainsi la science divine est en nous ; notre âme est le luth sublime où résonnent les doigts des dieux. Les savants sondent les abîmes, tandis que nous nous élevons sur les sommets ; ils parcourent le monde, nous parcourons le ciel ; ils ont le compas, nous avons les ailes. […]. Strabon a dit : "Les poëtes n’ont que la fable avec eux, les philosophes ont la vérité" ; mais la fable n’est-elle pas la vérité elle-même, habillée des splendeurs symboliques46 ? »

Car si la visée de la parole poétique est avant tout esthétique, celle-ci néanmoins « travaille » le langage et ne saurait à ce titre être hors de la pensée ; faite d’une expérience limite du logos elle ne peut totalement être étrangère à la logique, même si sa façon de lui appartenir est tout à fait spéciale. Sinon la poésie est cernée de trop près par l’incommunicable, comme l’expérience mystique l'est par l'athéisme même, dans leur commune tentative d'approche « asymptotique » de l'indicible, et la conscience aiguë qu'ils en ont tous deux : le poète et le mystique, a fortiori celui qui est à la fois poète et mystique comme Angelus Silesiusi :

« On peut même y trouver une sorte de beauté que l’on pourra préférer à toute vérité de la raison. Mais que faire d’une spiritualité religieuse qui se fonde sur le néant de la divinité ? Si Dieu n’est pas un être en notre sens (Heidegger dirait un « étant »j), est-ce à dire qu’il n’est pas ? Le néant de Dieu du mystique est-il assimilable à ce que l’athée tient pour la non-existence de Dieu ? »37

...pour « penser le rien » ?

Nicolas Malebranche philosophe, prêtre oratorien et théologien (1638-1715), peint par Paul Jourdy en 1841 d’après Jean-Baptiste Santerre (1651–1717), original conservé au collège des Oratoriens de Juilly, puis au château de Versailles.

Malebranche, notre théologien et métaphysicien éminemment rationaliste, cité par Le Brun / Lebiez, a tranché pour sa part : « penser le rien c’est ne rien penser ».

Monument commémoratif d’Angelus Silesius à Wrocław (Breslau).

Pour le mystique c’est exactement le contraire, et la porte étroite de sa foi en Dieu tient tout entière dans ce paradoxe : « la pensée du rien n’est pas une absence de pensée. Reste à tenter de dire ce qu’il en est »37.

Que pourrait alors être le contraire du point de vue de Malebranche sur « penser le rien » dans une perspective mystique? Quelque chose comme ː « penser le rien c'est le seul moyen de tenter de penser le Tout ». Et même ː « penser le rien c'est se placer au cœur même de l'acte de penser en tant que tel, hors tout objet de pensée illusoire, dont la présence divertit et masque l'essentiel qui se trouve dans le fait même de penser ». Essayer de penser le rien permettrait alors de débarrasser la pensée d'une "objectivation" superflue, de se dispenser de l'objet de pensée parce qu'il parasiterait la « conscience océanique » du Tout. D'ailleurs, le Cogito de Descartes est lui aussi une pensée "hors tout". Et, dèjà chez Parménide : « c'est une même chose que le penser et l'être », ce qui rend tout aussi facultatifs l'objet et l'objectivation de la pensée. On trouvera un développement intéressant de cette question de la "pensée du rien" dans le livre de Yannick Courtel paru en 2013 : Essai sur le rien47, et dont Philippe Capelle-Dumont a fait une recension précise48. Roger Munier, déjà évoqué et traducteur attentif de Silesius, commente ainsi cette thèse de Courtel dans la préface qu'il consacre à cet ouvrage :

« Le Rien n'est pas, sans doute, c'est même la définition qui en parle le mieux, au plus ras de lui-même. Mais il est pourtant ressenti. Sourdement, mais réellement ressenti. Moins à la faveur d'une démarche intellectuelle, toujours seconde, que d'une intense intériorisation de l'expérience vécue, et notamment d'une des plus fondamentales qui soient à cet égard : celle de l'angoisse. La tonalité propre de l'angoisse nous met en prise sur le Rien. Mais ce Rien la précède. Comment, s'il se peut, nous en tenir à lui, l'atteindre en lui-même dans son esquive ? »49

Le mystique ajouterait sûrement, à celle de l’angoisse, l’expérience vécue de la Présence paradoxale de Dieu dans son absence même. D’où, pour lui, cette importance de la démarche consistant à tenter de penser le rien pour « L'atteindre en Lui-même dans son esquive »… Cette démarche n'est pas sans rappeler la construction d'un « christianisme "gnostique" intériorisé » par Silesius selon Érik Sablé, déjà évoquée dans la section consacrée ici au Voyageur chérubinique21.

Pour Angelus le mystique, en effet, il s'agit de trouver Dieu au « plus intime de l'intime de moi-même » comme pour Augustin (Confessions III, 6, 11), d'où ses exhortations à chercher « le Ciel en toi », parce que « le cœur humain est capable d'enclore entièrement le Très-Haut » qui est pourtant « démesurément au-delà de toute mesure » (voir ci-dessous la section "Exemples"). Ce concept théologique de "Dieu plus intime que l'intime" apparu chez Augustin d'Hippone50,51 se retrouve aussi chez Maître Eckart52, et a été beaucoup étudié en ce début de XXIe siècle du point de vue historique, métaphysique et théologique.

Et donc, approcher le "rien" par la pensée devient une des voies possibles pour ressentir la présence divine, en soi, du "Tout ineffable", ainsi que l'indique le titre piquant du dernier livre de Jacques Le Brun, historien des religions et philosophe français, hélas récemment décédé () de la COVID-19 ː Dieu, un pur rien (Angelus Silesius, poésie, métaphysique et mystique)53. Les épigrammes du Pèlerin chérubinique en tout cas veulent le prouver en le donnant à éprouver par l’action, et par la « magie » de l’écriture poétique.

Silésius et Pascal

Encore s'agit-il d'une pensée entraînée par les pratiques mystiques (présentes dans toutes les traditions religieuses), et mêlée de méditation, de prière, et d'émerveillement contemplatif, ainsi que rompue à la méticulosité systématique, calquée sur celle des mathématiques, que met en œuvre un Spinoza, mais aussi parfois Maître Eckart et d'autres théologiens "négatifs"37. Pensée systématique qui affleure, certes (n'oublions pas la formation scientifique, pour le XVIIe siècle, qu'Angelus Silesius a reçue), si ce n'est que Silesius, quoiqu'adossé à l'édifice d'une pensée complexe construite depuis l'Antiquité et le Moyen Âge qu'il a d'aileurs passionnément explorée, s'exprime plutôt, du fait de la brièveté aphoristique de ses distiques déjà remarquée, par fulgurances poétiques mystérieuses et provocantes. Un peu comme son exact contemporain, le Pascal des Pensées, avec lequel il est assez souvent comparé, comme le fait par exemple sa traductrice Camille Jordens ː

« Tout comme celle de son contemporain Pascal (1623-1662), l'œuvre d'Angelus Silesius (1624-1677) est un point d'intersection où se rencontrent la littérature, [la pensée] et la spiritualité. [...] À la fois médecin et poète, doué d'un esprit profondément spirituel, Silesius fait partie d'un cercle qui entend réformer le luthéranisme officiel dans le sens de l'intériorisation et de l'expérience mystique. En quête d'absolu, Silesius y trouve un milieu d'incubation qui permet le développement de sa réflexion théologique. Succède alors une phase de créativité intense durant laquelle culture mystique et veine poétique se combinent pour donner naissance au Pèlerin chérubinique, le chef-d'œuvre d'un jeune auteur de trente-trois ans. »54

C'est justement cette « intersection » qui insuffle l'inspiration et nourrit l'originalité de leurs deux œuvres, comme elle permet la comparaison de leurs vies. Comme Silesius en effet, Pascal a connu une expérience mystique fulgurante, dans la nuit du 23 au 24 novembre 1654, dite la Nuit de feu, dont il a témoigné dans son Mémorial. Comme Silesius, Pascal a lu avec ferveur les mystiques, notamment Jean de la Croix, pendant sa retraite au château de Bienassis. L'un et l'autre ont connu une formation scientifique (Pascal l'ayant actualisée beaucoup plus que Silesius). Et comme Pascal appartenant de manière épisodique au courant janséniste (voir la section "Vie religieuse" de l'article consacré à Blaise Pascal), animé d'une volonté réformatrice minoritaire en son siècle et parfois persécutée, Silesius s'est lui aussi rallié à l'effervescence d'un courant minoritaire et réformateur, prônant une évolution mystique à des autorités religieuses protestantes qui n'en voulaient pas, et il a été inquiété pour cela.

Blaise Pascal (1623-1672), copie anonyme d’une peinture de François II Quesnel et d'une gravure de Gérard Edelinck en 1691, conservée au château de Versailles.

Philosophique, spirituelle et poétique, leur œuvre, pour Christian Ruby, n'est pour autant « pas une œuvre d’Église, fût-elle tout de même catholique. C’est une œuvre vraiment mystique et émanant d’un mystique7 ». Et l'on peut justement à certains égards, comparer le Pèlerin chérubinique de Silesius aux Pensées de Blaise Pascal7, alors qu'« on réduit souvent [cette œuvre] au modèle de la pensée mystique de la Contre-Réforme en culture germanique. Autrement dit, elle combine adroitement une formulation mystique, une poétique pastorale, une lecture particulière du Cantique des cantiques et des synthèses philosophiques de Saint Augustin, Maître Eckhart, Paracelse, Jacob Böhme, extrêmement fines et habiles […]7 ».

Et surtout leur œuvre concourt à la définition de ce que Ruby appelle « une subjectivité baroque », et c'est ce qui fait toute leur importance à ses yeux :

« La seconde raison implique la question de la définition du sujet baroque. Qu’est-ce qu’un tel sujet ? Si apparemment l’essentiel réside dans les « exercices spirituels » du mystique, il ne faut pas longtemps pour découvrir que le « cœur du croyant » (c’est la même expression que celle de Pascal) est déjà plein de Dieu ([voir notamment les distiques] : 49, 50, 60, 106, 133, 167), et que séparé du corps presque "mort d’avance", selon la perspective dualiste (35, 150), il peut s’identifier directement à Dieu (3, 4). […] chacun [est] à soi-même son propre médiateur, donc aussi son Christ, et l’Église tout à la fois (180). Autant dire que Dieu absolu, éternel, et le sujet baroque deviennent les objets réciproquement décalés de la plus pure des figures baroques : l’ellipse, soit : « Dieu en moi et moi en lui », deux pôles, mais une seule figure, deux points et un cercle anamorphosé, une perfection partagée [céleste et terrestre à la fois] »7.

« Kénose » chrétienne et « vacuité » orientale

Pour ce qui est de cette approche mystique de l'entité divine, à la fois si proche et si lointaine, tellement ineffable qu'elle transcende absolument et mystérieusement nos concepts humains de l'être et du rien, rappelons aussi que même pour l'orthodoxie catholique, Dieu, ainsi que la divinité de Jésus, ne se définissent pas seulement par la plénitude, la toute-puissance et l'omnipotentialité, mais aussi par le concept théologique complexe (et longuement débattu) de la « kénose » soit l'évidement, le dépouillement de soi-même, l'humilité, la traversée même du néant. Cette kénose (←étymologie) serait le processus par lequel Jésus assume pleinement la dimension humaine de l'Incarnation, et par lequel l'omnipotence de Dieu, pour ce que justement elle ne connaît aucune limite, peut donc aussi se muer en son contraire : l'humilité absolue. Ce qui permet de constater que les thèses apophatiques et les paradoxes mystiques ont infusé depuis longtemps dans le dogme catholique55. Ce concept de kénose rejoint aussi la mise en perspective par Emmanuel Levinas du concept d'être chez Heidegger56.

La kénose en tant que concept théologique n'est pas non plus sans évoquer celui de « vacuité de la vacuité » qui est au centre de la vision du monde bouddhiste. Bien que ces univers de pensée restent distincts et culturellement assez éloignés, l’œuvre du philosophe japonais Masao Abe, spécialiste des religions comparées, explore en détail ce rapprochement. On pourra consulter à ce sujet la thèse d'Alex Galland : Bouddhisme et christianisme chez Masao Abe dans la perspective du « pur amour », accessible en ligne, qui conteste, après en avoir exposé l'essentiel, la validité de ce rapprochement entre kénose chrétienne et vacuité bouddhiste57.

Exemples

Cette influence de la théologie négative est sensible aussi dans de nombreux poèmes de Silesius, comme ceux qui évoquent la nature énigmatique et incommensurable de Dieu, et Sa présence ineffable. C'est le cas par exemple des aphorismes en distiques (et autres épigrammes) suivants, sélectionnés ici à l'aune de leur proximité avec les raisonnements de la théologie négative58 :

« Si tu aimes quelque chose, tu n'aimes rien vraiment.
Dieu n'est ni ceci ni cela. Laisse le "quelque chose". »

— Le Pèlerin chérubinique, Cherubinischer Wandersmann
[C.W. en abrégé], Livre I, poème 44

Ou bien :

« La prière du silence :
Dieu excède, au point qu'on ne saurait parler.
Rien ne vaut mieux pour L'adorer que le silence. »

— C.W., I, 240

Ou encore :

« Il faut passer Dieu même :
Où se tient mon séjour ? Où moi et toi ne sommes.
Où est ma fin ultime à quoi je dois atteindre ?
Où l'on n'en trouve point. Où dois-je tendre alors ?
Jusque dans un désert, au-delà de Dieu même. »

— C.W., I, 7

Ou enfin, quand la transcendance absolue se mue en immanence sublime:

« La circonférence est dans le point, le fruit dans la graine,
Dieu, l'infini, dans la finitude :
Sage est celui qui Le cherche au-dedans de l'univers fini.
[trad. alt. en alexandrins :
Le cercle est dans le point, le fruit est dans la graine,
Dieu dans le monde : sage est celui qui L'y cherche.] »

« Nul grain de poussière n'est si mauvais, nul petit point si infime,
Que le sage n'y voie Dieu et toute sa Gloire. »

« L'éternelle Déité doit tant aux hommes
Que, sans eux, Elle aussi perd cœur, courage et sens. »

— C.W., I, 259

« Rien ne me semble haut : je suis la plus haute des choses
Car Dieu Lui-même, sans moi, ne compte pour rien à Ses yeux. »

— C.W., trad. Maël Renouard, p. 105, Rivages poche no 464

« Sans jouissance rien ne subsiste
Sans jouissance rien ne dure, Dieu doit jouir de soi;
Sinon son essence comme l'herbe sécherait… »

— C.W., 1331, trad. Roger Munier

« Arrête! Où cours-tu donc quand le Ciel est en toi?
En cherchant Dieu ailleurs, tu Le manques à coup sûr.
[trad. alt. : Et chercher Dieu ailleurs, c'est Le manquer toujours.] »

« Je ne sais qui je suis, je ne suis qui je sais :
Une chose et non une chose, un point nul et un cercle. »

« Mon Dieu, si je n'existais pas, vous non plus n'existeriez pas
Puisque moi, c'est vous, avec ce besoin que vous avez de moi. »

« Plus tu connaîtras Dieu, et plus tu sauras
Que tu es incapable de lui donner un nom. »

« Dieu est une grande merveille. Étant tout ce qu'Il veut,
Il veut tout ce qu'Il est, sans mesure et sans but. »

« Dieu demeure dans une lumière où nulle voie ne mène :
Qui ne devient pas elle, ne le verra jamais de toute éternité. »

« Dieu est un Éclair brillant, et aussi un Néant sombre,
Que nulle créature ne contemple avec sa lumière. »

— C.W., 1494

« Le Très-Haut est démesurément au-delà de toute mesure, nous le savons.
Pourtant un cœur humain est capable de l'enclore entièrement. »

— C.W., III, 135

« On peut nommer le Dieu Très-Haut de tous les noms ;
Comme on peut par ailleurs ne Lui en attribuer aucun. »

— C.W., V, 196

« Dieu : Il est rien et Il est tout, et ce sans arguties.
Essaie donc de m'indiquer ce qu'Il est, aussi ce qu'Il ne serait pas. »

— C.W., V, 197

C'est d'ailleurs aussi le cas du plus connu d'entre eux : « La Rose est sans pourquoi […] » (voir ci-dessous).

Postérité

Bas-relief représentant Johannes Scheffler dit Angelus Silesius. Détail de la plaque commémorative sur l’église Saint Matthieu à Breslau (voir ci-dessus).

Angelus Silesius a été beaucoup lu par les poètes et philosophes de culture allemande dès le XVIIe siècle, et surtout depuis le XIXe siècle où il fut redécouvert. Son influence posthume s'étend jusqu'à Rilke, Schopenhauer et Heidegger. Ainsi, Roger Munier, auteur d'une traduction de référence de L'Errant chérubinique43, a écrit :

« Salué par les plus grands, de Leibniz à Heidegger, en passant par Hegel et Schopenhauer, l'écho de son œuvre sur la pensée profane n'a cessé de s'amplifier. En nombre de points, et sans doute pour l'essentiel, la méditation de Silesius nous apparaît aujourd'hui proche du zen59. »

En effet, sans qu'il puisse être probablement question à l'époque d'une quelconque influence réciproque, certains passages de l’œuvre de Silesius, par leur caractère laconique et abrupt, et son habileté à manier le paradoxe, peuvent évoquer ce que l’on connaît aujourd’hui du zen, notamment dans sa pratique du kōan (école Rinzai), dont les propositions utilisent les rapprochements incongrus, la provocation par l’absurde, les apories d’un raisonnement saturé de contradictions insolubles. Toutes ces techniques langagières visent pour le maître à provoquer chez son disciple la surprise et la déception de toute logique intellectuelle, afin d’élever son niveau de conscience et de le rapprocher du Satori, lui permettant enfin le discernement entre l'éveil et l’égarement dans des questions sans fin et sans réponse. Ce chemin de méditation invite le disciple à « dissoudre » ces contradictions (plutôt que les résoudre puisque c’est logiquement impossible) dans la vacuiték du non-sens, pour exténuer les tensions du moi, et développer l’intuition au-delà de toute compréhension intellectuelle. Vivre et ressentir plutôt que raisonner, ce qui est aussi une caractéristique de l’attitude mystique37,59.

Il n'est que de voir d'ailleurs (ci-dessous) le nombre et la variété des traductions en français de son œuvre maîtresse pour constater que la gloire posthume d'Angelus Silesius est toujours actuelle, peut-être redoublée aujourd'hui par la curiosité de la pensée occidentale pour la pensée « non duelle » de l'Orient21, comme nous le suggèrent Roger Munier et Érik Sablé.

Influence : les métamorphoses de la Rose, depuis Ronsard via Silesius

Chez Stéphane Mallarmé et Rainer Maria Rilke

Mallarmé…

On l’a dit, Silesius fut redécouvert et relu surtout à partir du début du XIXe siècle, et on peut y repérer particulièrement l’influence de ses distiques de la rose, par exemple de celui-ci :


« La rose

La rose que contemple ici-bas ton œil de chair

A déjà fleuri de la sorte en Dieu dans l'éternell »

— Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique, livre I, poème 108.

Et surtout du plus célèbre d’entre eux :


« Sans pourquoi

La Rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit,

N’a cure d’elle-même, ne se demande pas si on la regardem »

— Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique, livre I, poème 289.

L’abandon aux forces fluentes de la vie incitant au lâcher-prise, qui s’y dessine, redouble désormais la thématique traditionnelle de la tristesse de l’éphémère qui était celle de la rose depuis le Moyen Âge, et surtout depuis la fameuse rose de « Mignonne… » chez Ronsard60.


Cliquez sur une vignette pour l’agrandir.

À gauche : portrait de Pierre de Ronsard, gravure, dans Jean-Jacques Boissard : Bibliotheca sive Thesaurus virtutis (« La bibliothèque ou le trésor des vertus »)61, publié par William Fitzer en 1627 à Francfort-sur-le-Main (conservé à la Bibliothèque communale de Trente).
Au centre : portrait de Cassandre Salviati à 20 ans, celle pour qui fut écrite la célèbre Ode XVII, « Mignonne, allons voir si la rose… », en frontispice des premières éditions (ici celle de 1553) des Amours de Ronsard, en regard d'un portrait du poète à 27 ans.
À droite : Bibliothèque Condé, frontispice d'une nouvelle édition : Les Amours… nouvellement augmentées par lui, Ronsard, Paris, veuve de Maurice de La Porte, 1553 (2e état) : les deux amoureux en regard…


Et en effet, comment ne pas voir l’influence de la lecture de Silesius quand on suit tout au long de ce siècle comment se file la métaphore et se multiplient les métamorphoses du symbole de la rose, la fleur par excellence, dont la beauté fugace et rayonnante, insolente, le parfum enivrant, l’expression de féminité, et la fragilité têtue forment une réserve de poésie et de questionnement inépuisable, au cœur même de l'impossible — ou difficile pour le moins — conjonction de la beauté et du sens, de l'éternel et de l'éphémère, du désir et de la mort ?

Portrait de Stéphane Mallarmé (1842-1898), peint par Auguste Renoir en 1892.

Ainsi par exemple chez Mallarmé, qui hausse « la pratique poétique au niveau d’un culte, d’une expérience mystique, d’une véritable quête de l’Idéal, mieux vaudrait dire une hantise, soit une entreprise métaphysique62 » : à la rose de Silesius dont la réalité immédiate et la présence absolue disqualifient tout langage, néantisent les mots, exténuent et excèdent toute communication possible, et nous montrent les limites de notre intelligence du monde, répond en miroir chez Mallarmé la rose langagière qui absente le réel :

« Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets63. »

À laquelle répond à son tour Rainer Maria Rilke, sans la contredire seulement mais revenant plus près, peut-être, de la rose de Silesius, de sa présence irréductible, indiscutable, et sans « inquiétude » causale :

« Les fleurs ne sauraient être absentes : grandes et étonnées, elles dorment tout le long du jour, étendues dans les fraîches vasques de bronze, fleurs oisivesn. »

Des critiques l’ont souligné : les œuvres et les poétiques de Mallarmé et de Rilke sont en dialogue fructueux depuis l’entrée en poésie du second ; ils ont été un temps contemporains, et on connaît l’admiration du jeune poète autrichien pour celui qui fut surnommé par ses pairs « le Prince des poètes », son aîné64. Et ceci est particulièrement vrai à propos de la riche thématique de la fleur-reine, à laquelle ils sont tous deux souvent revenus, en échos plus ou moins proches l’un de l’autre, comme de la rose de Silesius.

Par exemple, pour Mallarmé, ces extraits de son poème Les Fleurs65:


« Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !
[…]
Ô Mère, qui créas en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique Mort
Pour le poëte las que la vie étiole. »

Ou encore, dans Hérodiade66 :


« Triste fleur qui croît seule et n’a pas d’autre émoi
Que son ombre dans l’eau vue avec atonie. »

…et Rilke
Portrait de Rainer Maria Rilke (1875 - 1926) par le peintre Leonid Pasternak, Rilke à Moscou (peint en 1928).

On trouve aussi des échos évidents de la rose de Silesius parsemés dans l’œuvre de Rilke, mais concentrés particulièrement à la fin de sa vie. Il a terminé sa vie à la « Tour Isolée », le petit manoir de Muzot67, à Veyras, tout près de Rarogne où il est enterré, dans le canton du Valais en Suisse67. C’est là qu’en « , Rilke est envahi par un élan créateur sans pareil. En l’espace de ces quelques jours, il écrit quatre nouvelles Elégies et en complète deux autres, commencées antérieurement. Il y aura dix Élégies de Duino, en fin de compte. Presque en même temps naîtra, entre le 2 et le , un cycle composé de 55 poèmes dont la valeur intrinsèque ne cède en rien à celle des Élégies : les Sonnets à Orphée. Les deux cycles paraîtront en 192368. ».

« En quelques jours d’immédiat saisissement, alors que je pensais m’attaquer à autre chose, ces sonnets [à Orphée] m’ont été donnés68. » (Rilke, lettre à Gertrud Ouckama-Knoop, le ). C’est « Le temps de l’accomplissement » (selon la formule de Philippe Jaccottet, poète suisse vaudois francophone et traducteur de Rilke). « Ce fut une tempête qui n’a pas de nom, un ouragan dans l’esprit68. » (Rilke, lettre à Marie de la Tour et Taxis, le ). Sa maladie, particulièrement incurable alors (la leucémie, diagnostiquée tardivement67), et la conscience probable de sa mort prochaine, n'y sont peut-être pas étrangers.

Un peu plus tard, dans la paix retrouvée grâce sa terre d’accueil, après cet ouragan intérieur créatif, Rilke se livre à des « essais de latinité68 ». Parmi ses travaux de traduction en allemand de poèmes français (notamment ceux de Valéry68), il écrit de courts poèmes ciselés directement en français, car il veut célébrer en langue française ce paysage qui s’accorde à son âme, ce lieu qui lui permet l’isolement nécessaire à son intense création, puis lui insuffle patiemment assez de sérénité pour s’en remettreo. Rilke considère en effet le Valais comme une région de langue française, et son séjour long et heureux dans cette région l’incite à pratiquer cette langue, comme en remerciement, et avec un bonheur d'expression, un plaisir évident68, pas seulement dans sa correspondance, mais aussi en poésiep.

Bien que la majorité de son œuvre soit en allemand, Rilke composa donc plus de 400 poèmes en français dédiés au canton du Valais69. De 1924 à 1927, sont ainsi écrits et paraissent aux Éditions de La Nouvelle Revue française : « Vergers » et les « Quatrains Valaisans », « Tendres impôts à la France », puis « Les Fenêtres » et « Les Roses »70. Ses amis parisiens, André Gide, Edmond Jaloux, Romain Rolland et Maurice Betz leur réservent un accueil chaleureux et enthousiaste. Et ils sont bien accueillis par la critique française. Ainsi Pierre Guéguen souligne la musicalité du langage: « Jamais le français de Rilke n’a été si pur. Il atteint au chant sans effort ; toutes les syllabes lui sont amies et nous sont amour68. ».

C’est ce dernier recueil des Roses qui nous intéresse particulièrement ici, car c’est lui qui contient en filigrane de nombreux échos des roses de Silesius et de celles de Mallarmé. Notons qu’il a été récemment publié à part aux Éditions de l’Aire (Suisse), en un Beau-livre avec des photographies de Nicole Weber69. Ces échos s’entendent particulièrement, par exemple, dans les quatrains suivants (choisis isolément pour leurs résonances avec les distiques de Silesius)71 :

« Été : être.
Été : être pour quelques jours
le contemporain des roses ;
respirer ce qui flotte autour
de leurs âmes écloses.

Faire de chacune qui se meurt
une confidente,
et survivre à cette sœur
en d'autres roses absenteq.
(Rainer Maria Rilke, Les Roses, XIV, 1924)72. »

« Rose, eût-il fallu te laisser dehors,
chère exquise?
Que fait une rose là où le sort
sur nous s’épuise?

Ton innombrable état te fait-il connaître
dans un mélange où tout se confond,
cet ineffable accord du néant et de l'être
que nous ignorons? […]

J'ai une telle conscience de ton
être, rose complète,
que mon consentement te confond
avec mon cœur en fête. […] »

« Une rose seule, c'est toutes les roses
et celle-ci: l'irremplaçable,
le parfait, le souple vocable
encadré par le texte des choses.

Comment jamais dire sans elle
ce que furent nos espérances,
et les tendres intermittences,
dans la partance continuelle. […] »

« Est-ce en exemple que tu te proposes?
Peut-on se remplir comme les roses,
en multipliant sa subtile matière
qu'on avait faite pour ne rien faire? »

« Rose, toute ardente et pourtant claire,
que l'on devrait nommer reliquaire
de Sainte-Rose…, rose qui distribue
cette troublante odeur de sainte nue.

Rose plus jamais tentée, déconcertante
de son interne paix; ultime amante,
si loin d'Ève, de sa première alerte -,
rose qui infiniment possède la perte. »

« Dis-moi, rose, d'où vient
qu'en toi-même enclose,
ta lente essence impose
à cet espace en prose
tous ces transports aérien? […] »

« Seule, ô abondante fleur,
tu crées ton propre espace;
tu te mires dans une glace
d'odeur. […]

Ne parlons pas de toi. Tu es ineffable
selon ta nature.
D'autres fleurs ornent la table
que tu transfigures.

On te met dans un simple vase -,
voici que tout change:
c'est peut-être la même phrase,
mais chantée par un ange. »

« C'est toi qui prépares en toi
plus que toi, ton ultime essence.
Ce qui sort de toi, ton ultime essence.
Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,
c'est ta danse.

Chaque pétale consent
et fait dans le vent
quelques pas odorants
invisibles.

Ô musiques des yeux,
toute entourée d'eux,
tu deviens au milieu
intangible. »

« Je te vois, rose.
Je te vois, rose, livre entrebâillé,
qui contient tant de pages
de bonheur détaillé
qu'on ne lira jamais. Livre-mage,

qui s'ouvre au vent et qui peut être lu
les yeux fermés…,
dont les papillons sortent confus
d'avoir eu les mêmes idées.

[…] Pendant des jours et des jours je te vois
qui hésites dans ta gaine serrée trop fort.
Rose qui, en naissant, à rebours
imites les lenteurs de la mort. »

« Contre qui, rose,
avez-vous adopté
ces épines?
Votre joie trop fine
vous a-t-elle forcée
de devenir cette chose
armée?

Mais de qui vous protège
cette arme exagérée?
Combien d’ennemis vous ai-je
enlevés
qui ne la craignaient point?
Au contraire, d’été en automne,
vous blessez les soins
qu’on vous donne. »

« Dirait-on.
Abandon entouré d'abandon,
tendresse touchant aux tendresses…
C'est ton intérieur qui sans cesse
se caresse, dirait-on;

se caresse en soi-même,
par son propre reflet éclairé.
Ainsi tu inventes le thème
du Narcisse exaucé73. »

Le lyrisme mais aussi le mysticisme, on le sait, sont deux traits marquants de la poésie de Rilke. À la lumière de ces derniers poèmes et de ces interrogations s’illuminent, l’un par l’autre, un peu en clair-obscur, l’énigme de la Rose mystique de Silesius, ainsi que le mystère de l’épitaphe souhaitée par Rilke sur sa tombe et qui a donné lieu à de nombreuses interprétations68 :


« Rose, ô pure contradiction, désir
de n’être le sommeil de personne sous tant de
paupières. »

Chez Jorge Luis Borges

photo d'un buste : la tête d'homme aux traits marqués, observe au loin
Buste de Jorge Luis Borges (1899–1986) situé au Paseo de los poetas (« la Promenade des poètes »), dans le parc de Buenos Aires appelé El Rosedal (« la Roseraie »).

Dans une série de lectures et conférences intitulées Siete Noches (Sept Nuits, 1980), l’écrivain et poète argentin Jorge Luis Borges déclare que selon lui l’essence même de la poésie peut tenir tout entière dans un seul vers de Silesius. Borges écrit :

« Je terminerai avec un vers immense du poète qui, au XVIIe siècle, prit le nom étrangement réel et poétique d’Angelus Silesius. C’est le résumé de tout ce que j’ai dit cette nuit − si ce n’est que moi j’ai dit cela en tentant de raisonner, en un simulacre de raisonnement. Je le dirai d’abord en espagnol, et puis en allemand :
“La rosa es sin porqué; florece porque florece.
Die Rose ist ohne warum; sie blühet weil sie blühet”
[“La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit”]74. »

Les références à Silesius sont constantes dans l’œuvre de Borges, depuis ce jour de 1923 où il trouva ce livre dans une librairie de Genève et en a fait l’un de ses auteurs de chevet. Constantes, mais diverses. Ainsi, dans un texte de 1933, intitulé Elementos de preceptiva (Règles élémentaires), il écrit :

« Nous lisons que « la rose est sans pourquoi » dans le premier livre du Cherubinischer Wandersmann de Silesius. Eh bien moi j’affirme le contraire, j’affirme qu’une tenace conspiration de pourquois est indispensable pour que la rose soit rose. Je crois qu’il faut toujours plus d’une cause pour la gloire instantanée ou le fiasco immédiat d’un vers. Je crois dans les mystères raisonnables, pas dans les miracles sauvages75. »

Plus tard, en 1964, il cite à nouveau ces vers, mais cette fois sans plus les prendre à contre-pied : « Die Rose ist ohn Warum. […] La sentence du mystique vise à [nous] prévenir [de] la possible profanation que renferme toute analyse de la beauté »75.

Néanmoins, que la rose existe avec ou sans cause n’est pas une question pour la rose, mais pour l’œil qui la regarde. Finalement le « panenthéisme » de Silesius, pour Borges, insisterait sur le fait que la rose et l’œil ne sont rien d’autre que deux aspects occasionnels de l’unité essentielle de tout ce qui existe76. « Se détacher revient à l’homme capable de Dieu ; mais se détacher de Dieu même est une déprise à laquelle peu d’hommes parviennent », écrit Angelus.

Borges a essayé ce détachement philosophique et contempatif, et parfois il a semblé l’avoir atteint. Mais il a seulement pu admirer de loin, avoue-t-il, le « détachement du détachement », auquel très peu d’hommes parviennent76. La double négation valant une affirmation renforcée, celui-ci n’aboutirait-il pas finalement à la compassion ? Et cette logique de la négation de la négation, ou négation au carré, Borges la traque dans le sillage de Silesius, à savoir que si l’on peut dire de l’esprit et de la conscience qu’ils sont, comme les anciens dieux, la lumière du monde, les deux écrivains rappellent qu’il n’y a pas de lumière si ce n’est par l’obscurité qui l’enveloppe et d’où elle jaillit ; qu'aucun son, aucune musique et aucune note ne peut vibrer si ce n’est sur le fond vivant du silence qui les contient, les environne et les devance ; qu'il n’y a pas d’espace sans le vide d’où il surgit, ni de temps sans l’éternité instantanée qui le soutient et l’imprègne. Cette obscurité luminescente, cette vacuité, ce vide sonore ne sont pas un simple néant mais au contraire la plénitude absolue76. Comme Borges le fait, Silesius avait exploré les perspectives quasi illimitées de cette apparente contradiction, dans des distiques comme celui-ci :


« Dieu hors de la créature
Va où tu ne peux pas ; vois où tu ne vois pas,
Écoute où rien ne bruit, tu es là où Dieu parle. »

— Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique, livre I, poème 199 (traduction Henri Plard).


couverture d'un livre espagnol. Sur un fond noir lignée de blanc : titre au centre en jaune et en bleu, nom de l'auteur et de l'éditeur.
Couverture originale du recueil de poèmes de Jorge Luis Borges, L'Or des Tigres.

Quant au distique final du Voyageur chérubinique, Borges le cite à part pour conclure son essai Nueva refutación del tiempo (« Nouvelle réfutation du temps ») dans Otras inquisiciones (repris et traduit dans Enquêtes puis Autres inquisitions, 1952, trad. Paul et Sylvia Bénichou), sans le traduire :

Freund, es ist auch genug. Im Fall du mehr willst lesen,
So geh und werde selbst die Schrift und selbst das Wesen.

— Angelus Silesius, Cherubinischer Wandersmann, VI, 263 (1675).

Borges aurait traduit ailleurs : « Maintenant c’est assez, mon ami. Si tu veux continuer à lire, transforme-toi toi-même en le livre et la doctrine » (Libro del cielo y del infierno (« Le livre du ciel et de l'enfer, 126 »)). Dans une conversation postérieure avec Juan José Arreola (en 1978, dans la forteresse de Chapultepec, État de Mexico), il en proposera une version légèrement différente : « Ami, ça suffit. Au cas où tu voudrais continuer à lire, sois toi-même le livre et toi-même l’essence »77. Ou mieux encore (en alexandrins) : « Ami, j'arrête là. Si tu veux lire encore, / Va, toi-même deviens l'écriture et l'essence », qui est identique à la traduction de Roger Munier78.

L’influence du mysticisme est sensible tout au long de l’œuvre de Borges, spécialement dans sa poésie, où il fait souvent référence à Silesius, l’un des seuls devant qui il entrouvrit à demi sa « cuirasse agnostique »76. Par exemple on pourra relire son poème Al idioma alemán (« Pour la langue allemande ») extrait de son recueil El Oro de los Tigres (« L’Or des Tigres »), 1972, accessible en ligne79. Cette influence et cette sensibilité au paradoxe initiée chez Borges par Silesius est perceptible aussi dans la curiosité que Borges a toujours témoignée envers le bouddhisme, et qui s'exprime dans son essai : ¿Qué es el budismo? (« Qu’est-ce que le bouddhisme ? ») en 197680.

Chez Martin Heidegger et Paul Celan

Heidegger…
Plaque commémorative sur la maison de Heidegger (1889 - 1976). Portrait de Martin Heidegger datant de 1978 (donc deux ans après sa mort).

Ces deux mêmes vers de la « rose », célèbres et souvent cités/commentés, auxquels Borges revient sans cesse, rejoignent également le centre de la pensée heideggerienne (voir aussi section suivante). Soit, en version originale, dans le Premier Livre du Cherubinischer Wandersmann (« Le Pèlerin chérubinique ») :

Ohne Warum Die Ros' ist ohn' Warum, sie blühet weil sie blühet,
Sie ach't nicht ihrer selbst, fragt nicht, ob man sie siehet.

— Le Pèlerin chérubinique, livre I, poème 289

Dont voici maintenant des variantes de traduction pour le deuxième vers (le premier étant toujours traduit presque de la même façon) :


« Sans Pourquoi

La Rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit,

N'a pour elle-même aucun soin, – ne (se) demande pas : suis-je regardée ?
/ N'a souci d'elle-même, ne désire être vue
/ Et ne cherche en rien à savoir si on la voit. »

— Le Pèlerin chérubinique, livre I, poème 289

(« The Reeve », variété de Rose anglaise). Au cœur secret…

Par le truchement de ces deux vers, en explorant leur énigme et en s'appuyant aussi sur son analyse des thèses de Leibniz et de Hegel, Heidegger a exploré dans nombre de ses ouvrages les problèmes théoriques que pose le mysticisme, son accès direct, comme en « raccourci », à un certain type de vérité et d'adhésion immédiate, de connectivité renforcée à la profondeur de champ du réel. Il y définit une théorie de la vérité comme phénoménale et défiant toute explication rationnelle81, comme un complément nécessaire quoique contradictoire au Principium reddendae rationis sufficientis de Leibniz, le principe de raison suffisante82.

Comme le souligne Jonathan Chauveau dans son article du journal Libération du à l'occasion de la parution de la traduction complète de Maël Renouard du Voyageur chérubinique chez Payot-Rivages23, le commentaire qu'Heidegger a proposé de cette fameuse rose sans pourquoi n'a pas été pour rien dans la renommée du mysticisme et le regain de popularité d'Angelus Silesius au cours de la seconde moitié du XXe siècle, et encore en ce début de XXIe siècle. Et notamment parce qu'il présente les aperçus que nous offre notre mystique silésien comme un recours contre la perte de sens, la froideur et l'anxiété engendrées par l'entrée dans la civilisation technique83. Surtout lorsque sa montée en puissance coïncide, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, avec la prise de conscience de la barbarie de la Shoah :

« [Heidegger] présente la rose « sans pourquoi » comme un modèle de sagesse pour âge de technique : à l'image de cette fleur, belle sans volonté d'être rose, nous devrions nous défaire du souci et parvenir à une forme d'abandon. Distinguée, la fleur mystique fut ensuite recueillie par La Rose de personne (1963) du poète Paul Celan, parfois appelé l’Angelus Novus83. »

… et Celan
photo noir et blanc en plongée : la tête d'un homme au large front
Le poète Paul Celan (1920–1970), en 1945.
  • Chanter encore après l'Indicible...
Le critique George Steiner lors d'une conférence au Nexus Instituut aux Pays-Bas le intitulée : Humanities don't humanize (« les humanités n'humanisent pas »). La culture la plus subtile n'immunise pas contre la barbarie, la connaissance et la science ne portent pas en soi une exigence éthique et des valeurs proprement humaines. Ainsi que s'exclame la philosophe conservatrice Chantal Delsol, analysant la crise actuelle du modèle démocratique et de l'universalisme moral des Droits de l'homme, dans un article de l'hebdomadaire Marianne : « Je crois que les horreurs multiples du XXe siècle nous [l'Europe Occidentale] ont moralement détruits. Nous nous posons la question de notre simple légitimité à exister en tant que culture, et, bien sûr, plus encore de notre légitimité à nous exporter vers les autres. Si Goethe n'a pas pu empêcher la Shoah, alors à quoi bon Goethe84?ǃ ». Et même : à quoi bon la poésie? Paul Celan répond à sa manière à ce défi par son écriture tendue à l’extrême, constamment au bord du gouffre et de la rupture, tension qui fait écho, dans un contexte et pour des raisons bien différents, à celle qu'on perçoit dans l'écriture de Silesius.

Après les horreurs de la guerre et la tentative d'extermination des juifs en effet, le grand poète Paul Celanr, de langue allemande malgré qu'il en ait, ainsi que l'explique le critique George Steiner, s'affronte à l'insoluble dilemme d'exprimer à la fois l'insoutenable, ainsi que la possibilité de survivre quand même au sein de la beauté du monde, dans la langue même du monstrueux bourreau pour son recueil de poèmes La Rose de personne85 :

« Un poème de Celan est un absolu, bien que lui-même en soit venu à postuler et à décréter sa réalisation impossible. C'est un absolu brouillé avec le langage, brouillé avec l'entreprise littéraire ; brouillé avec les critères et les pratiques dominants de la communication. Polyglotte — Celan est un traducteur magistral de six ou sept langues —, le plus novateur et le plus grand des poètes lyriques allemands après Hölderlin a vécu comme presque insupportable son propre recours à la langue allemande […]. L'allemand est la langue des bouchers qui exterminèrent ses parents, la prodigalité humaine du monde dans lequel lui-même grandit. L'allemand est la langue qui a formulé des obscénités antisémites et une volonté d'anéantissement sans précédent. […] Pour Celan, aucun artifice de purgation, aucun oubli conditionné, ne saurait débarrasser l'allemand du virus de l'infernal. […] Comment une poésie, une prose dont la parataxe subtile, dont la précision radicale confine à la magie, mais dont la source et le sous-texte durables sont Auschwitz et la condition spectrale du Juif par la suite, peut-elle orner, enrichir, perpétuer la vie de la langue allemande ? »86

À l’exemple de Kafka son aîné, Celan entretient donc des rapports hautement problématiques avec sa propre langue, l’allemand. Ils ont l’un comme l’autre le désagrément fatidique voire fatal de « vivre dans leur langue maternelle comme en terre étrangère ». Ainsi Kafka avait écrit dans une lettre de juin 1921 à son ami Max Brod qu’il vivait son œuvre comme le débris contradictoire d’un difficile chemin à frayer entre des impossibilités, opposées deux à deux (et dans l’ordre décroissant d’intangibilité) : pour un juif de Prague du début du siècle comme lui87, il est tout ensemble : 1A-impossible de ne pas écrire, 1B- imposible d’écrire, 2A- impossible d’écrire en allemand, 2B- impossible d’écrire dans une autre langue88. Quel que soit le degré de prémonition de Kafka sur le totalitarisme et l’horreur à venirs (une vingtaine d’années avant la guerre et la tentative de génocide des juifs technocratiquement et froidement organisé), ce sinistre pressentiment est lisible en tout cas dans l'ensemble de son œuvre. Il explique probablement ce vécu douloureux de l’allemand pour Kafka, vécu qui ne peut prendre qu’une dimension d’autant plus tragique pour Celan après l’holocauste annoncé.

On sait que Vladimir Jankélévitch ne put sortir de ce terrible dilemme moral de l'impossible pardon, qu'en refusant radicalement après la guerre tout ce qui avait trait de près ou de loin à la culture allemande, jurant « de ne plus jamais citer aucun philosophe allemand, de n’écouter ni Bach ni Beethoven, et de ne plus mettre les pieds en Allemagne jusqu’à sa mort. Ce refus fut chez lui une passion. C’est-à-dire une morale. [Passion tout aussi forte — et exigeante mais plus terrible et dramatique — que celle avec laquelle il avait aimé la musique et la philosophie allemandes avant-guerre, NDLR] »89. Mais pour Celan il ne pouvait en aller de même, la culture allemande étant plus consubstantielle à son identité personnelle, car il s'agissait de sa propre langue maternelle.

Ce dilemme est en tout cas peut-être la raison principale pour laquelle Celan réfugie parfois sa parole dans l'hermétisme laconique90, avec des audaces grammaticales, métriques et prosodiques90, « langue d'éclats, de brisures »91, et que sa poésie « se fonde sur un domaine de références extrêmement large, qui va de la Bible aux lexiques des sciences naturelles, en passant par la Cabale, mais aussi par Rilke et Heidegger »90 et donc Silesius, tous appelés à la rescousse pour se colleter avec cette épouvante. Car Celan, revendiquant explicitement l'héritage de Silesius92, rencontré sur les traces d'Heidegger qu'il a connu et dont il a exploré la pensée (tout en se démarquant bien sûr de sa compromission avec le nazisme93), a pu ainsi reconstruire contre l'absurde, déposée au cœur de la beauté fragile de la rose, une capacité à chanter…

  • ...malgré les raisons d'Adorno...

On se souvient en effet de l'intransigeante affirmation, abrupte et célèbre, d'Adorno, selon laquelle il n'y aurait « plus de poésie possible après Auschwitz »94, à laquelle répond le défi intime, ultra-sensible, des poèmes de Celan douloureusement arrachés au silence, non pas avec enthousiasme, ni jubilation verbale, pas même soulagement, mais avec une exactitude et une créativité langagières infiniment circonspectes, avec tristesse, avec désespoir, dans une déréliction et une mise à nu sans exemple...

Or, comme le dit Hans Magnus Enzensberger dans un bref essai sur Nelly Sachs : « Si nous voulons continuer à vivre, cette phrase [d’Adorno] doit être réfutée »95.   Pour autant, d’après Günther Bonheim, « il ne s’agissait certainement pas, pour Adorno, d’une tentative visant à empêcher la poésie »96. Adorno a donc dû préciser et nuancer sa pensée ainsi, pour évacuer quelques malentendus, dans des ouvrages plus récents. Par exemple, dans Les Fameuses Années Vingt :

« L’idée d’une culture ressuscitée après Auschwitz est un leurre et une absurdité, c’est pourquoi toute œuvre qui est finalement produite doit en payer le prix fort. Mais comme le monde a survécu à son propre déclin, il a néanmoins besoin de l’art en tant qu’écriture inconsciente de son histoire. Les artistes authentiques du présent sont ceux dont les œuvres font écho à l’horreur extrême »97.

Dans la Dialectique négative se trouve même cette phrase plus conciliante soulignant une exception possible à ce précepte tranchant : « La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler. C’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz, il n’est plus possible d’écrire des poèmes98. » Au « droit de hurler du torturé » d'Adorno répond en écho le poème lapidaire de Celan ː Niemand / zeugt für den / Zeugen (« Personne / ne témoigne pour le / témoin »)99.

Quelques pages plus tard, Adorno insiste pourtant encore une fois sur la situation paradoxale à laquelle est selon lui exposée la culture après Auschwitz. La défense de la culture aussi bien que le silence sur la rupture de civilisation (Dan Diner) constituent, l’une comme l’autre, une faute100 :

« Dans leur état de non-liberté, Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif catégorique : penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive plus jamais. [Or : rien dans l’art qui le puisse garantir en aucune façon] : […] Auschwitz a prouvé de façon irréfutable l’échec de la culture. […] Toute culture consécutive à Auschwitz, y compris sa critique urgente, n’est qu’un tas d’ordures. […] Qui plaide pour le maintien d’une culture radicalement coupable et minable se transforme en collaborateur, alors que celui qui se refuse à la culture contribue immédiatement à la barbarie que la culture se révéla être. Pas même le silence ne sort de ce cercle ; il ne fait, se servant de l’état de la vérité objective, que rationaliser sa propre incapacité subjective, rabaissant ainsi de nouveau cette vérité au mensonge. [...] Aucune parole résonnant de façon pontifiante, pas même une parole théologique, ne conserve non transformée un droit après Auschwitz »101.

Theodor W. Adorno (1903 - 1969)

« Non transformée ». Quelle transformation, donc ? Peut-on en sortir et comment ? Or, que nous dit ici précisément Adorno ? Que la culture est, depuis Auschwitz, entrée dans le temps de son impossible possibilité102. Qu’elle est toujours forcément coupable ― quel que soit le chemin réflexif, auto-critique, qu’elle emprunte ― de complicité avec l’horreur. Que le chant, donc, est devenu indécent. D’où la question qui, avec Celan, se pose, dans toute l’acuité de la conscience poétique en souffrance : « quelle poésie écrire dans le cercle de cette impossible possibilité ? Quelle poésie écrire qui puisse dans ce cercle faire encore "trou" ? »102. Celan répond à cette question, et pas seulement par ses poèmes, mais aussi par sa réflexion et sa conception de la poésie :

« “Pas de poème après Auschwitz selon Adorno?”, écrit Celan en 1967. “Quelle est la conception du poème qu’on insinue ici ? L’outrecuidance de celui qui a le front de faire état d’Auschwitz depuis la perspective du rossignol ou de la grive musicienne.” Celan dénonce l’interprétation musicale qu’Adorno, passionné de Schönberg, donne de ce qui résonne dans les poèmes. Alors que pour Celan, ce qui résonne dans le poème-fugue est non pas « la mort au violon », comme on a pu le dire, mais la détonation de la balle qui tua sa mère. « Ce qui est dans le poumon est aussi dans la langue » disait la mère de Paul. Le poème, écrit-il, “c’est la présence d’un seul, qui respire”. Comme il le dit dans une lettre de 1962, “la poésie cela se respire”, “la poésie vous aspire”, “la pensée – muette – et c’est encore la parole, organise cette respiration ; critique, elle s’agglomère dans les intervalles ; elle dis-cerne, elle ne juge pas” »102.

Si l’on prend au pied de la lettre la phrase selon laquelle les artistes authentiques du temps présent sont ceux dont les œuvres « font écho à l’horreur extrême », on pourrait formuler ainsi une micro-poétique du paradoxe de la littérature100 après et même sur Auschwitz : « elle irait dans le sens de l’idée que la représentation brute, le mimétisme intact sont interdits, mais que l’effroi est immanent au silence et au fait de se taire, et les maintient présents […] dans une dialectique réclamée de l’expression et du silence »100. Ces prémisses esthétiques et morales qu’honore la dialectique du mutisme, du silence et de l’expression esthétique dans le silence, sont justement celles auxquelles se conforment les poèmes de Celan100, auquel Adorno rend finalement les armes dans la Théorie esthétique :

« Cette poésie est imprégnée de la honte de l’art devant la souffrance qui échappe à la sublimation autant qu’à l’expérience. Les poèmes de Celan veulent exprimer l’horreur extrême par le silence. Leur contenu de vérité même devient négatif. […] L’infinie discrétion avec laquelle procède le réalisme de Celan accroît sa force »98,103.

  • ... la « Rose mystique » anonymée

La beauté fragile (insouciante ?) de la Rose de Silesius, est ainsi tendrement et tristement « recueillie83 » par Celan, puis délicatement déclinée : la rose est en effet le « personnage principal » de son livre, car,

« comme le montre admirablement l'étude de Martine Broda qui figure en postface de l'ouvrage, La rose de personne est à considérer comme un livre et non comme un simple recueil. Il comporte un début et une fin, avec entre les deux un cheminement. À la fin quelque chose a changé. Entre le premier et le dernier poème, le livre raconte une histoire, décrit une trajectoire : celle de la « rose » en tant que métaphore. Loin d'être figé dans un seul signifié, le symbole de la rose subit, au fil des poèmes, une série de métamorphoses. Ce glissement progressif des significations est déjà annoncé dans le poème [qui lui sert de générique] : Psaume »104.

Ce texte en effet est celui qui a donné son titre au recueil et qui se réfère le plus clairement au distique de Silesius, celui qui « résume » en quelque sorte, dans son murmure psalmodique justement, comme échappé malgré soi et troublant à peine le silence du survivant, le projet d’écriture singulier et paradoxal de Celan s’affrontant à l’Indicible, et trouvant une ressource par analogie dans la parole de Silesius, elle aussi nimbée de silence, et tentant de cerner l’Ineffable :

photo : pétales d'une rose dans une lumière rasante sur un fond noir.
… oui, le cœur secret de la rose… sans pourquoi… [ni] de personne… n’être le sommeil de personne sous tant de paupières... pure contradiction du désir... pas d'autre émoi / que son ombre dans l’eau vue avec atonie...

« Psaume

Personne ne nous repétrira de terre et de limon,
personne ne bénira notre poussière.
Personne.

Loué sois-tu, Personne.
Pour l'amour de toi nous voulons
fleurir.
Contre
toi.

Un rien
nous étions, nous sommes, nous
resterons, en fleur :
la rose de rien, de
personne.

Avec
le style clair d'âme,
l'étamine désert-des-cieux,
la couronne rouge
du mot de pourpre que nous chantions
au-dessus, au-dessus de
l'épine85. »

Outre le fait qu’ils ont l’un et l’autre vécu dans une époque fracassée par la guerre, ce n’est pas par simple coïncidence que leurs projets poétiques se définissent essentiellement par la soustraction et la négativité — plutôt que par le trop-plein, la luxuriance, l’affirmation positive d’une "action de grâce"— ce dont témoignent les titres SANS pourquoi et La Rose de PERSONNE.

Ceci évoque la possibilité de voir dans la « rose sans pourquoi » de Silesius, relayée au XXe siècle par les « roses » valaisannes de Rilke et par la « rose de personne » de Celan, des résurgences, ne serait-ce que par contraste, du mythe chrétien de la Rosa Mystica (« Rose mystique ») par lequel on évoque et invoque la Vierge Marie consolatrice (voir à ce sujet la section La Rose dans l'article consacré à La Rose de personne de Celan85).

Débat : la Rose est-elle vraiment « sans pourquoi » ?

De la rose terrestre miniature…

Heidegger encore

Martin Heidegger a donc commenté, comme on l'a vu précédemment, ce fameux distique de la rose, intitulé Ohne Warum (« Sans pourquoi »), et à plusieurs reprises comme Borges. Notamment dans une conférence qui a été reprise dans Der Satz vom Gründ, paru à Pfullingen en 1957. Traduit par André Préau, préfacé par Jean Beaufret, ce texte a été publié avec d'autres par les éditions Gallimard en 1982 sous le titre général Le Principe de raison et repris en collection de poche en 1983105. Heidegger met en perspective ce principe de raison suffisante106 à la lumière de la pensée mystique de Silesius pétrie, comme on l'a vu, de théologie négative37, souvent suggérée par ses poèmes et par le plus célèbre d'entre eux cité ci-dessus.

Heidegger interprète ainsi la formule mystérieuse de ces deux vers :

« L’homme diffère de la rose en ce que souvent, du coin de l’œil, il suit avidement les résultats de son action dans son monde, observe ce que celui-ci pense de lui et attend de lui. Mais, là même où nous ne lançons pas ce regard furtif et intéressé, nous ne pouvons pas, nous autres hommes, demeurer les êtres que nous sommes sans prêter attention au monde qui nous forme et nous informe, et sans par là nous observer aussi nous-mêmes. De cette attention, la rose n’a pas besoin. Disons, pour parler comme Leibniz : La rose pour fleurir n’a pas besoin qu’on lui fournisse les raisons de sa floraison. La rose est une rose sans qu’un reddere rationem, un apport de la raison, soit nécessaire à son être de rose107. »

Et Heidegger de conclure ainsi :

« La rose est sans pourquoi, mais elle n'est pas sans raison. “Sans pourquoi” et “sans raison” ne disent pas la même chose. C'est seulement cela que la sentence en question devrait d'abord rendre plus clair. La rose, pour autant qu'elle est quelque chose, ne sort pas du domaine où le très puissant principe (de raison) exerce sa puissance. Et pourtant la façon dont elle appartient à ce domaine est particulière, différente par conséquent de la manière dont nous autres hommes y séjournons. Bien courte, à vrai dire, serait notre pensée, si nous admettions que la sentence d'Angelus Silesius, n'a d'autre sens que d'indiquer la différence des manières dont la rose, dont l'homme, sont ce qu'ils sont. Ce que la sentence ne dit pas — et qui est tout l'essentiel —, c'est bien plutôt ceci qu'au fond le plus secret de son être l'homme n'est véritablement que s'il est à sa manière comme la rose − sans pourquoi105,17. »

…à la rose cosmique (image réalisée par le télescope spatial Hubblet.

Wittgenstein

D'ailleurs, Ludwig Wittgenstein allait lui aussi dans le même sens que Silesius et que cette dernière phrase de Heidegger lorsqu'il refusait, « pragmatiquement » pourrait-on dire, de séparer le végétal, l'animal et l'humain, postulant une unité profonde du vivant dans l'immédiateté du rapport au réel, en deçà de la « raison raisonnante » :

« Pourquoi ne m'assuré-je pas que j'ai encore deux pieds lorsque je veux me lever de mon siège ? Il n'y a pas de pourquoi. Simplement, je ne le fais pas. C'est ainsi que j'agis108. »

Ainsi, l'énigme de la « Rose sans pourquoi » de Silesius pose encore la question : la Beauté a-t-elle un sens ? Mais plutôt que de proposer la moindre esquisse de réponse, elle préfère laisser la question s'épuiser d'elle-même en son inanité inadvenue, pour montrer simplement son inutilité... et goûter la beauté.

Perrin et Blanchot

À son tour, le philosophe Claude Stéphane Perrin, dans son bref ouvrage Philosophie et mysticisme − La rose de Silesius109, critique cette interprétation heideggerienne, à qui il reproche d'être « abusivement comparative », de l’énigme de Silesius :

« Le commentaire de Heidegger […] me paraît également peu compatible avec celui de Silesius, puisque ce dernier ne cherchait pas quelque principe de raison. Son point de vue, sans doute mystique, était en effet inspiré par un amour divin (naturel) qui englobait tout simplement la floraison d'une rose sans chercher la consistance, la souveraineté et la perfection d'un reddere rationem pour l'homme. En fait, il n'est pas vraiment pertinent de penser une floraison en différenciant les relations entre les réalités humaines et végétales. Cela implique que le sans pourquoi de Silesius n'a pas de sens hors de son propre étonnement pré-philosophique (ou déjà philosophique ?) qui s'inscrit dans le cercle mystérieux du parce que. L'étonnement de ce parce que inexplicable de la rose ouvre en effet sur l'infinité des créations de la Nature en exprimant l'inexplicable certitude de l'incertain (le sans pourquoi) donc loin de tout reddere rationem. L'unité du réel, si unité il y a pour Silesius, requiert en fait un mystérieux panthéisme et une fusion de soi avec Dieu (c'est-à-dire avec la Nature [dirait Spinoza]) qu'ignorent les catégories de la raison, empiriques ou non, en tout cas incapables de rendre raison d'elle-même.

[…] En conséquence, pourquoi chercher à penser et parler au “nom de la rose” ? Sa présence (consciente et inconsciente, indivisément) nous échappe. Et il n'y a pas de pourquoi si elle ne sait pas ce qu'elle fait (son action matérielle). Du reste, la certitude étrange de l'acte simple de sa floraison exprime peut-être sa discrète participation aux forces infinies de la Nature. […] Et elle peut nous inspirer soit un silence immédiat à son sujet (voire le silence infini d'une contemplation), soit la répétition de quelques jeux du langage, de quelques balbutiements épars qui ne sauraient ni découvrir ni créer leurs fondements33. »

Le même Perrin, d'accord en cela avec Jacques Le Brun37, repère encore l'influence − d'ailleurs revendiquée par eux − de Silesius sur la pensée de Jacques Derrida et de Jacques Lacan20, et aussi celle de Maurice Blanchot, par exemple lorsque celui-ci écrit, se souvenant du distique de la rose sans pourquoi20 et tout à fait dans cet esprit « silésien » d’une intuition abrupte, mais issue de l'affirmation complexe des fragments vivants du réel :

« Je me souviens d'un vers de Gertrude Stein : A rose is a rose is a rose is a rose. Pourquoi nous trouble-t-il ? C'est qu'il est le lieu d'une contradiction perverse. D'un côté, il dit de la rose qu'on ne peut rien dire qu'elle-même et qu'ainsi elle se déclare plus belle que si on la nommait belle ; mais, d'autre part, par l'emphase de la réitération, il lui retire jusqu'à la dignité du nom unique qui prétendait la maintenir dans sa beauté de rose essentielle. La pensée, pensée de rose, résiste bien ici à tout développement…110 »

Propos que Perrin commente ainsi : « Mais qui pourrait avoir le dernier mot au sujet de toute présence éphémère qui ignore aussi bien le langage que les singularités des hommes ? »33. Il prend alors appui sur ces éléments pour tenter d'interpréter la création poétique en tant qu'expression d'un rapport obscur au réel, notamment à partir de l'abîme des sensations humaines, et « cherchant à fusionner avec lui […] dans une perspective mystique »33.

Conscience végétale ?

Archange (Angelus ?) révélant la nature de l'univers à un groupe de philosophes, naturalistes, physiciens et mathématiciens : Francis Bacon, Nicolas Copernic, Galilée, Isaac Newton, Thalès, René Descartes (presque au centre), Archimède, Robert Grosseteste, Roger Bacon, James Barry. Gravure à l’eau forte par James Barry, 1795, d’après sa peinture. Une nouvelle « révolution copernicienne » ? Pas plus que la Terre n’est au centre de l’univers, la haute conscience de soi serait-elle l’apanage de l’homme ?

Enfin l’évidence, limpide dans son immédiateté, du caractère « sans pourquoi » (bien que « non sans raison ») de la rose de Silesius, semble aujourd’hui remise en cause par les recherches contemporaines sur la question de la « conscience végétale111 », du fait des découvertes récentes sur la grande complexité des interactions des végétaux avec leur environnement. Par exemple, la mise en évidence de la transmission de signaux bioélectriques sur de longues distances chez les plantes (comme dans le système neuronal) semble indiquer une certaine forme d'intelligence entièrement distribuée et "corporelle" en totalité (au lieu d'être centralisée comme chez l'homme)112, comme une sorte de « cerveau diffus » pour le biologiste et botaniste italien Stefano Mancuso113.

Mais encore faudrait-il, pour bien informer ce débat, « une solide clarification épistémologique du concept d’intelligence112 », ainsi que, probablement, arriver à se mettre d'accord sur une définition — non pas univoque mais suffisamment générale et abstraite pour être globalisée — de ce qu'on entend par « conscience », et déjà par « conscience humaine ». Selon Aliénor Bertrand et Monica Gagliano (2018), ce sont aussi bien des obstacles culturels qu'épistémologiques, mais aussi théoriques, qui ont jusqu'à ce jour freiné l'évaluation (et l'expérimentation) quantitative et qualitative des compétences cognitives des plantes114.

Autres exemples ː la meilleure compréhension de la complexité et de la subtilité des réseaux de communication des arbres, de leur solidarité, de leur aptitude à « prendre des décisions » pertinentes et informées115, ainsi que la richesse insoupçonnée du système perceptif des plantes, notamment leurs étonnantes capacités proprioceptives116 (voir la section proprioception végétale de l’article Proprioception), ou le phénomène de leur « perte de conscience » en présence d’un anesthésique117,112 ou encore la subtilité de leurs capacités adaptatives dans leurs relations symbiotiques avec les insectes pollinisateurs et avec les champignons118. [Voir aussi la section Plantes et système nerveux de l'article Système nerveux, ainsi que l'article Sensibilité des plantes].

Mais de la proprioception, incontestable aujourd'hui, à la conscience de soi, s'agit-il d'une question de degré, y a-t-il un saut qualitatif, ou bien la nécessité d'un changement de paradigme dans la définition de la conscience ? [Voir à ce sujet aussi bien l'article générique sur la Conscience (qui en explore les aspects philosophiques, épistémologiques et psychologiques), que les études neuroscientifiques dans l'article sur la Conscience (en biologie). Voir aussi la section Critiques et réactions de l'article consacré à Stefano Mancuso].

L’ensemble de ces expériences a même déterminé, en tout cas, la naissance d’une nouvelle discipline scientifique encore très controversée : la « neurobiologie végétale », fondée notamment sur les travaux de Stefano Mancuso119,113 (de l’université de Florence) et de František Baluška112 (de l’université de Bonn) qui ont été les premiers à proposer ce concept, avec comme précurseurs aussi anciens qu’éminents, depuis le XVIIIe siècle, pas moins que Luigi Galvani, Alexander von Humboldt, Charles Darwin120, Julius von Sachs, Wilhelm Pfeffer, et au début du XXe siècle, le physicien et botaniste indien Jagadis Chandra Bose112. Comme le disent François Bouteau et Patrick Laurenti (du laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain, à l'université Paris-Diderot), dans le numéro déjà cité de la revue Pour la Science consacré en novembre 2018 à « la révolution végétale » ː

« Tout comme les animaux, les plantes traitent l’information qu’elles obtiennent d’un environnement changeant afin de se développer et se reproduire de façon optimale. Elles s’adaptent ainsi aux variations périodiques et météorologiques de lumière, de température, de disponibilité d’eau et de vent. Elles s’adaptent également aux fluctuations de la disponibilité en nutriments ou encore aux attaques d’agents pathogènes voire de prédateurs. Plus surprenant encore, les plantes ont des capacités d’apprentissage, comme ce fut démontré en 2017 par Monica Gagliano, de l’université d’Australie occidentale, [...]. De tels comportements, coordonnés à l’échelle de l’organisme, nécessitent des mécanismes qui permettent une signalisation systémique intégrée112. »

Plaque funéraire de Marguerite Yourcenar, au cimetière Brookside à Somesville, un des villages de la municipalité de Mount Desert, Maine (États-Unis).

On ne peut donc plus être tout-à-fait sûr, aujourd’hui, que la rose soit vraiment « sans pourquoi », ni qu'elle n'ait pas, sous une forme encore largement mystérieuse, une certaine conscience d'elle-même. Pour autant, les raisons de notre émerveillement contemplatif devant sa beauté, tout aussi prôné par Angelus Silesius que le « lâcher-prise » existentiel de la rose qu’il nous donne en exemple, ne peuvent que se nourrir des surprenantes explorations de la science contemporaine, préludant peut-être à un changement de paradigme dans les relations de l’homme avec la nature… Comme un biomimétisme ou une bio-inspiration généralisés ou inversés (désintéressés, cette fois, ou par intérêt bien compris), dans un grand effort d'anthropo-décentration, en tout cas, comme le souhaitait Marguerite Yourcenar dans son roman L'œuvre au noir (1968)121, phrase qui a été reprise pour son épitaphe ː


« Plaise à Celui qui Est peut-être
de dilater le cœur de l'homme
à la mesure de toute la vie... »



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Hommages

  • En 1934, le compositeur allemand Hugo Distler a utilisé des textes du Voyageur chérubinique pour composer les 14 motets de son Totentanz (La Danse des morts).
  • L'astéroïde (12617) Angelusilesius, découvert le , a été nommé ainsi en hommage à Angelus Silesius.
  • Les critiques s'accordent à dire que le titre et le recueil de poèmes de Paul Celan, La Rose de personne85, dont l'édition originale en allemand date de 1963, sont un hommage à la rose du Pélerin chérubinique de Silesius93,92. C'est la raison pour laquelle Celan est parfois surnommé l’Angelus Novus [le Nouvel Angelus (Silesius)]83. De même, on considère que les allusions à cette rose de Silesius et les commentaires récurrents de ce distique que l'on trouve dans les œuvres de Mallarmé, Rilke, Heidegger et Borges (voir ci-dessus la section « Postérité »), sont un hommage évident au poète baroque angélique et silésien.
  • En 1991, comme on l'a vu, dans son film Cape Fear (en français : Les Nerfs à vif), Martin Scorsese met dans la bouche de son personnage principal Max Cady, interprété par De Niro, une citation de Silesius que ce personnage inquiétant et démoniaque détourne à son profit, le distique déjà commenté : Ich bin wie Gott, und Gott wie ich. […] (« Je suis comme Dieu, et Dieu est comme moi… »). La distorsion entre la visée mystique et angélique de Silesius, et le contexte de violence et de terreur paranoïaque du film dans lequel est transposé et perverti ce poème, crée un effet saisissant et particulièrement anxiogène.
  • En 2013, un joli sonnet a été écrit par un internaute en hommage à Silesius et à sa rose, assez ironique envers les « métaphysiciens » et Heidegger, à lire en ligne : Cochonfucius, « Hommage au maître Angelus Silesius » [archive], sur Pays de poésie, Voyage en sonnets vers ailleurs, (consulté le 24 mars 2020). Ainsi que d'autres, aux titres évocateurs de la même rose de Silesius, parfois associée à la rose aimée du Petit Prince de Saint-Exupéry : « Rose indifférente » [archive], , et « La Rose et l'Hirondelle » [archive], , ou encore : « Marceline voit une rose : Le petit prince, épris d’une rose éphémère » [archive], (consulté le 28 mars 2020).

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À gauche : colonne commémorative des Silésiens célèbres. Au centre, on reconnaît Angelus Silesius. À droite : façade d'une maison récente à Wetzlar (en Hesse), près de la rue Jäcksburg. Parmi les peintures en trompe-l’œil, dont le « triangle impossible » de Penrose, elle est ornée d'un distique de Silesius qu'on peut traduire ainsi : « Ami, où que tu sois, de grâce n’en reste pas là ! / Tu dois passer d’une lumière à une autre lumière. » (Déjà cité).

Bibliographie

Œuvres originales d'Angelus Silesius

Poésie

Angelus Silesius, Le Voyageur chérubinique, son œuvre-maîtresse, ici dans une édition présentée et expliquée par Will-Erich Peuckert, Leipzig, Dieterich, (approx. 1939). Collection Dieterich 64.
  • 1642 : Bonus Consiliarius (« Le Bon Conseiller »).
  • 1652 : Kristliches Ehrengedächtniss des Herrn Abraham von Franckenberg (« Mémorial christique à la mémoire d'Abraham von Franckenberg »).
  • 1657 : Heilige Seelenlust, oder geistliche Hirtenlieder der in ihren Jesum verliebten Psyche (« Saintes délices de l'âme ou Églogues spirituelles de Psyché amoureuse de son Jésus »).
  • 1657 : Geistreiche Sinn-und-Schlussreime zur göttlichen Beschaulichkeit (« Épigrammes et maximes spirituelles en vers pour atteindre à la Divine Sérénité »), réédité en version augmentée en 1675, sous le titre : Cherubinischer Wandersmann oder Geistreiche Sinn- und Schlussreime zur göttlichen Beschaulichkeit anleitende (« Le Voyageur chérubinique, ou Épigrammes et maximes spirituelles pour conduire à la contemplation de Dieu »). On pourra lire le fac-similé intégral (en 348 pages) de l'édition de 1905 (qui est elle-même une réimpression de l'édition originale) de ce Cherubinischer Wandersmann (« Voyageur chérubinique ») sur Wikimedia commons122, téléversé depuis la bibliothèque numérique de la BEIC123 (Biblioteca Europea di Informazione e Cultura), dans le cadre du partenariat avec la Fondation BEIC.
  • 1675 : Sinnliche Beschreibung der vier letzten Dinge, zu heilsamen Schröken und Auffmunterung aller Menschen inn Druck gegeben. Mit der himmlischen Procession vermehrtetc. (souvent traduit par « Description sensible des Quatre Choses Dernières »/« Représentation sensuelle des Quatre Choses Dernières, donnée à toutes les personnes sous pression pour les guérir et les encourager. Augmenté avec la procession céleste, etc. »).

Écrits théologiques et polémiques

Wohlverdientes Kapitel (« Une remontrance bien méritée ») : écrit polémique fictif d'un auteur inconnu (protestant) sur la critique que les jésuites Jacob Masen et Vitus Erbermann auraient faite, lors d'une conférence secrète et intime, à propos d’un écrit de Johann Scheffler sur les Turcs. Daté de 1664. Il s'agit là d'un échange d'amabilités pamphlétaires en « ping-pong » à quatre coups : 1- Silesius a écrit en 1663 son livre sur l'invasion turque, critiquant au passage le protestantisme (voir ci-contre). 2- Le théologien Christian Chemnitz lui répond. 3- Silesius lui répond à son tour en 1664 en parlant d'un « coup de balai » (voir ci-contre). 4- Un écrivain protestant lui re-répond par le présent pamphlet, en affublant Silesius du sobriquet de « vendeur de balayettes19 », et en inventant un débat clandestin interne au camp adverse, redoublant de critiques sous couvert de révélation de ces dissensions cachées18. En ces temps de Contre-Réforme, les polémiques pouvaient être très virulentes comme on le voit, surtout si l'on songe que les plaies ouvertes en Europe d'abord par les poursuites de l'Inquisition contre les hérétiques, la Croisade contre les Albigeois, puis par le traumatisme social et le bouleversement théologique et conceptuel qu'a représenté la Réforme protestante, sa répression et les Guerres de Religion qui s'en étaient suivies, étaient encore récentes et à vif. Sans oublier que la composante confessionnelle des conflits des XVIIe et XVIIIe siècles est encore déterminante, notamment pour la Guerre de 30 ans et pour la guerre de 7 ans. (Texte complet du titre et traduction en notew).
  • 1653 : Gründtliche Ursachen von Motiven, warumb Er Von dem Lutherthumb abgetretten, und sich zu der Catholischen Kyrchen bekennet hat (trad. : « Examen approfondi de ses motivations pour s'éloigner du luthéranisme et embrasser la foi catholique »).
  • 1663 : Türcken-Schrifft Von den Ursachen der Türkischen Überziehung (trad. : « Écrits sur les Turcs : des causes de l'invasion turque »).
  • 1664 : Kehr-Wisch Zu Abkehrung des Ungeziefers Mit welchem seine wolgemeinte Tückenschrifft Christianus Chemmitius hat wollen verfasst machen, réponse dans une polémique qui oppose Silesius au théologien Christian Chemnitz (en) (ou Chemnitius) (trad. : « Coup de balai pour se débarrasser des âneries dont Christianus Chemnitius a voulu remplir son écrit bien intentionné sur les Turcs »)x.
  • 1664 : Zerbrochene Triumphs-Wagen auff welchem er Uber die Lutheraner triumphirend einzufahren ihm im Traum vorkommen lassen (trad. : « Le char de triomphe brisé sur lequel il a rêvé que les luthériens arrivaient triomphalement ». Autre version : « Le char du triomphe brisé, sur lequel il peut triomphalement dire aux luthériens que cela peut se produire en rêve »).
  • 1664 : Christen-Schrifft Von dem herrlichen Kennzeichen deß Volkes Gottes (trad. : « De ce que les Saintes Écritures chrétiennes sont le signe d'amour du peuple de Dieu /et sa marque admirable »).
  • 1664 : Und Scheffler redet noch! Daß ist Johannis Schefflers Schutz-Rede Für sich und seine Christen-Schrifft (trad. : « Et Scheffler parle encore ! Du plaidoyer de Johann Scheffler pour lui-même et pour ses écrits chrétiens »).
  • 1665 : Kommet her und Sehet mit vernünfftigen Augen wie Joseph und die Heiligen bey den Catholischen geeehret (trad. : « Venez et voyez comment Joseph et les saints sont honorés par les catholiques avec des yeux raisonnables »).
  • 1665 : Der Lutheraner und Calvinisten Abgott der Vernunfft entblösset dargestellt (trad. : « Le Dieu de Raison des Luthériens et des Calvinistes montré dans tout son dénuement ». Autre version : « Claire démonstration de l'idolâtrie de la raison chez les luthériens et les calvinistes »).
  • 1665 : Gülden-Griff Welcher Gestalt alle Ketzer auch von dem Ungelehrtesten leichtlich können gemeistert werden (trad. : « L'emprise de l’or ou la manière avec laquelle tous les hérétiques peuvent facilement être maîtrisés, même par les plus ignorants »).
  • 1666 : Des Römischen Bapsts Oberhaubtmannschaft über die gantze allgemeine Kirche Christi (trad. : « De l'autorité suprême (et du magistère) du pape de Rome sur l'ensemble de l'église du Christ »).
  • 1667 : Johannis Schefflers Gründliche Außführung Daß die Lutheraner auf keine weise noch wege ihren Glauben in der Schrifft zu zeigen vermögen und ihr Gott ein blosser Wahn Bild oder Ding ihrer Vernunfft sey (trad. : « Démonstration minutieuse de ce que les luthériens ne sont pas en mesure de montrer la vérité de leur foi dans les Écritures de façon rationnelle ou autre et que leur Dieu n'est qu'une image ou une illusion de leur raison »).
  • 1670 : Kurtze Erörterung Der Frage Ob die Lutheraner in Schlesien der in Instrumento Pacis denen Augsburgischen Confessions-Verwandten verliehenen Religions-Freyheit sich getrösten können (trad. : « Brève discussion sur la question de savoir si les luthériens de Silésie peuvent se consoler de la liberté religieuse accordée dans le cadre de l'Instrumento Pacis (= l’Instrument de Paix) aux proches de la confession d'Augsbourg »).
  • 1670 : Christiani Conscientiosi Sendschreiben An Alle Evangelische Universitäten in welchem er seine Gewissens-Scrupel proponirt (trad. : « À destination des chrétiens consciencieux : Lettre à toutes les universités protestantes dans laquelle il proclame ses scrupules de conscience »).
  • 1671 : Johann Schefflers Erweiß Daß der gröste Hauffe die rechte Kirche sey; Und man sich kurtzumb zu der Catholischen Kirche begeben musse wo man ewig Seelig werden wil (trad. : « Manifeste - ou témoignage - de Johann Scheffler selon lequel la plus grande maison est l’église véritable ; rejoignez l’église catholique où vous serez béni à jamais »).
  • 1672 : J. E. InformationSchreiben Wegen des Fegefeuers an E. V. In welchem unüberwindlich erwiesen wird daß mehr als zwey Orte der Seelen nach dem Tode und ein Fegefeuer sey (trad. : « J. E. Lettre d'information sur le Purgatoire à E. V., dans laquelle il est prouvé de façon insurmontable qu’il est plus de deux séjours pour l’âme après la mort, ainsi que l’existence du purgatoire »).
  • 1673 : Hierothei Boranowsky Gerechtfertigter Gewissens-Zwang Oder Erweiß daß man die Ketzer zum wahren Glauben zwingen könne und solle (trad. : « La contrainte de conscience justifiée de Hierothei Boranowsky, ou démonstration de ce qui pourrait et devrait forcer les hérétiques à la vraie foi »).
  • 1675 : Johannis Schefflers Alleiniges Him[m]elreich Das ist Abweisung Des schädlichen Wahns daß man wol Seelig werden könne wenn man gleich nicht Catholisch wird (trad. : « Le Royaume des Cieux de Johannis Scheffler l’allègue et rejette à lui seul l'illusion néfaste selon laquelle vous pourriez être sauvé si vous n'êtes pas catholique »).
  • 1675 : D. J. Schefflers Vernünfftiger Gottes-Dienst (trad. : « Le service de Dieu raisonnable du Docteur Johann Scheffler »).
  • 1675 : Der Catholisch gewordene Bauer Und Lutherische Doctor (trad. : « Le catholique devient fermier, et le luthérien médecin —/ou docteur /ou savant »).
  • 1677 : Ecclesiologia Oder Kirche-Beschreibung [trad. : « Écclésiologie (les mots de l'Église) » ou « Description de l'Église », compilation de 39 écrits antiluthériens].

Traductions en français

Traductions intégrales

Traductions partielles et/ou illustrées

Recensions

Études de l'œuvre d'Angelus Silesius

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Essais

Articles

Sur Borges et Silesius :

Sur l'expérience mystique (distanciée, ou comme objet d'étude) :

Sur Poésie et Philosophie :

Extraits

On trouvera de nombreux extraits (complémentaires) des poèmes de Silesius, soit en version originale accompagnée de leur traduction en français, soit directement dans leur traduction française (par Maël Renouard et d'autres), dans les sites suivants :

Notes


  • Cette expression est délibérément empruntée au titre du livre de critique littéraire, philosophique et textuelle de Philippe Sollers : « L'écriture et l'expérience des limites », car Silesius partage avec les auteurs qui y sont étudiés par Sollers, par sa pratique de l'écriture, quoique pour des raisons bien différentes — dont son sujet absolu hors toutes normes (la nature et « l'expérience » de Dieu) —, les aspects transgressifs du code et du genre qu'ils mettent tous en œuvre, par leurs « textes limites, […] dont la lecture réelle serait susceptible de changer les conditions mêmes de notre pensée », soit Dante, Sade, Lautréamont, Mallarmé, Artaud et Bataille pour Sollers. Nous ajouterons donc : et Silesius… (Philippe Sollers, L'écriture et l'expérience des limites, Éditions du Seuil, coll. « Points essais », 1968, réédité en 2018, 192 p. (ISBN 2-7578-7375-X et 978-2-7578-7375-5, présentation en ligne [archive]), et aussi : L'écriture et l'expérience des limites (lire en ligne [archive]). Ces textes étaient parus initialement avec d'autres dans : Philippe Sollers, Logiques, Seuil, coll. « Tel Quel », , 300 p. (ISBN 2-02-001942-6, 978-2-02-001942-2 et 978-2-7578-4937-8, OCLC 299907771)).
  • Références

    (en)/(de) Cet article est partiellement ou en totalité issu des articles intitulés en anglais « Angelus Silesius » (voir la liste des auteurs) et en allemand « Angelus Silesius » (voir la liste des auteurs).

    1. On pourra voir en ligne la couverture de cette édition ici : (ASIN B01CMEEL06), Angelus Silesius, traduit et présenté par Roger Munier, L'errant chérubinique, Planète, coll. « L'expérience intérieure », , 216 p..

    Voir aussi

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    Articles connexes

    Liens externes

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  • Ville de la province de Basse-Silésie anciennement prussienne, aujourd'hui en Pologne, près de la frontière tchèque, et dont la capitale était Breslau (la ville natale de Silesius).
  • Déchiffrement et traduction des dernières lignes de cette plaque commémorative : Verbrachte seine letzten Lebensjahre hier im Stifte zu St Matthias ivo er am 9 Juli 1677 verstarb. Er ivurde in der Krypta dieser Kirche beigesetzt. Gestiftet vom Matthesianer-Verband 1999. (« Il a passé les dernières années de sa vie ici, dans le monastère de Saint Matthieu ; il y est mort le . Il a été enterré dans la crypte de cette église. Donné par l'Association mathésienne en 1999. »)
  • Rappelons aussi, pour anticiper sur le rapprochement avec la spiritualité zen qu'on trouve au chapitre suivant dans la section « Influence », que pour le Mahāyāna dont fait partie le zen, chacun possède en soi ce qu'il faut pour atteindre l'illumination. Pour certains courants du zen, plus proches du courant philosophique du Chittamatra, la seule réalité de l'univers est celle de la conscience ; il n'y a donc rien d'autre à découvrir que la vraie nature de sa propre conscience unifiée (voir la section « Approche » de l'article Zen).
  • Cet hymne-ci se trouve dans un livre de cantiques protestant. Les hymnes écrits par Silesius sont chantés aussi bien dans la liturgie catholique que pendant les cultes protestants.
  • Pourquoi perçoit-on aujourd'hui difficilement la négativité du concept d'infini? Peut-être parce qu'on ressent spontanément que l'infini serait « plus grand » que le fini, alors que du fini à l'infini il n'y a pas une différence quantitative mais un saut conceptuel. Ainsi la science moderne permet-elle la construction de concepts d'infinis de natures et de niveaux différents : et même d'« infini minuscule » (voir le débat philosophique et mathématique autour des infinitésimaux, de Leibniz à Russel, en passant par Kant, Hegel et Cantor dans l'article consacré à l'infini), d'"infinis emboîtés", d'infini linéaire et d'infini dense, ou d'infini dénombrable et d'infini du continu, etc. De même, la notion de finitude inclut celle de la limite, alors le fini peut lui-même être perçu comme une négation de l'expansion de l'étendue ou res extensa, et l'in-fini, en tant que négation de la négation, revient à une affirmation. La notion de limite de l'univers pose d'autres problèmes (logiques, cosmologiques et conceptuels) de représentation —qui se rapprochent d'ailleurs de ceux de la représentation de l'infini— à savoir par exemple de se demander ce qu'il y a au-delà de la limite, ce qui revient à tenter de penser le rien, le non-espace, soit une « super négativité ». Et ceci rejoint le défi du mysticisme, développé dans la section suivante.
  • rappelons que la célèbre institution n’a en réalité que 40 "fauteuils". Ce « quarante et unième fauteuil » inventé par l’auteur est donc l’embrayeur de la fiction du livre, en plus d’en être le titre, teinté d’humour allusif et complice.
  • La graphie « poëte », au lieu de « poète », est aujourd’hui un archaïsme, mais elle était la plus courante au XIXe siècle, et nous conservons celle de la citation originale.
  • N'oublions pas que pour l'orthodoxie catholique elle-même, Dieu est l'Ineffable par excellence, ainsi que le dit le début (et le titre) de l'encyclique, ou plutôt de la constitution apostolique du pape Pie IX instaurant le dogme de l'Immaculée Conception de la bienheureuse Vierge Marie : Ineffabilis Deus (« Dieu l'Ineffable »).
  • Mais ici ce serait un étant comme une « supervariante » ou une « métavariante » du Dasein. Voir les sections : Dasein et Étant de l’article Lexique de Martin Heidegger, ainsi que les articles consacrés aux mêmes concepts heideggeriens d'Étant et de Dasein.
  • La « vacuité ultime des réalités intrinsèques » ou śūnyatā. Voir : Gérard Huet, Dictionnaire Héritage du Sanscrit (lire en ligne [archive]).
  • Variante de traduction pour cet épigramme : « La rose que contemple ici-bas ton œil extérieur / Fleurit ainsi en Dieu, de toute éternité. »
  • Texte original et variantes de traduction pour cet épigramme : dans la section consacrée à Heidegger.
  • Le texte plus complet de cet extrait est le suivant : « Les fleurs ne sauraient être absentes : grandes et étonnées, elles dorment tout le long du jour, étendues dans les fraîches vasques de bronze, fleurs oisives. Des hommes, oisifs aussi ; deux, trois ou cinq. De la cheminée géante, la lumière s'échappe par intervalles et se met à les compter. Mais chaque fois elle se trompe. Devant le foyer, tout près du grand samovar qui voudrait concentrer sur lui toute cette lumière, la princesse, vêtue de blanc, s’incline vers le feu. Elle est comme une ébauche colorée et libre… Fruit d’une inspiration fougueuse ou d’un caprice. Jeu d’ombre ou de lumière, jailli de quelque impatience de génie. Ses lèvres seules sont plus finement ciselées, on dirait que tout est subordonné à cette bouche, on dirait un livre écrit autour d'une seule page : l'élégie muette de ce sourire !… Près d'elle un Monsieur de Vienne… ». Nous sommes à la recherche de la référence précise de cet extrait de Rainer Maria Rilke… À vos livres, merci ǃ (Il serait dommage de se priver de la beauté de ce texte authentique par défaut de sourçage, non ?).
  • « Le Valais offre l’un des paysages les plus magnifiques qu’il m’ait été donné de voir ; il a, en outre, cette capacité extraordinaire d’offrir des équivalents multiples à notre vie intérieure. » (Rilke à Xaver von Moos, le ). À voir en ligne : « Œuvres écrites en Valais » [archive], sur Fondation Rilke (consulté le 1er avril 2020).
  • En témoignent les lettres qu'il écrit à cette époque, à Gide par exemple, le  : « Ma surprise heureuse consistait à avoir pu recevoir tout cela, à avoir été assez jeune pour rendre mienne cette jeunesse verbale délicieusement offerte. Car vous ne pouvez pas vous imaginer, cher Gide, combien l’obéissance active à cette langue admirée m’a rajeuni. Chaque mot, en me permettant de l’employer à mon aise et selon ma vérité pratiquante, m’apportait je ne sais quelle primeur d’usage. ». Ou à Renée Favre, le  : « C’est très étonnant de se trouver, en invité « pratiquant » sur le sol d’une autre langue : que j’y étais jeune, il me semblait que tout recommence avec cet instrument nouveau et j’étais presque effrayé, mais d’une frayeur heureuse, de le sentir vibrer sous mon toucher timide, de plus en plus hardi. … J’ai toujours risqué quelques lettres…, mais de faire des vers dans cette langue si hautainement renfermée et si précise devant elle-même, et encore de permettre qu’on publiât ces vers : mon Dieu, quelle audace ǃ ». À voir en ligne : « Œuvres écrites en Valais : Écrire en français » [archive], sur Fondation Rilke (consulté le 1er avril 2020).
  • Pour ce deuxième quatrain, certaines sources, rares, rapportent l'adjectif "absente" à "autres roses" et le mettent donc au pluriel : « et survivre à cette sœur / en d'autres roses absentes ». Ceci suggère alors que ces roses sont absentes (malgré leur présence où le poète tente de survivre à la disparition de "cette sœur"), "absentes" comme ces roses terrestres qui n'arrivaient pas à faire oublier, au Petit Prince de Saint-Exupéry, SA rose unique, celle qui résidait au fond de son cœur. C'est le cas notamment du site de citations en ligne proposées par le journal Le Monde : Rainer Maria Rilke / Frédéric Jézégou, « Été : être pour quelques jours - Le contemporain des roses - (avec Dico-Citations) » [archive], sur lemonde.fr (consulté le 5 avril 2020). Mais la plupart des sources laissent cet adjectif au singulier, ce qui a pour effet de le rapporter, bien que postposé, à "cette sœur" : « et survivre à cette sœur / [absente] en d'autres roses ». Or l'orthographe fait particulièrement sens ici : cela change le sens du tout au tout, et le tire du côté du deuil infaisable d'un être unique qu'on ne saurait retrouver en tous ceux qui lui ressemblent, sans déprécier pour autant ces autres êtres, uniques eux aussi (ce dont doute pour lui, finalement, le Petit Prince). Les deux options sont intéressantes, mais pour notre part, nous choisissons cette deuxième option, parce qu'elle est plus fréquente sur la toile, et qu'elle s'accorde mieux avec l'univers de Rilke. On se souvient d'ailleurs (voir plus haut) que Rilke avait répondu à la fleur « absente de tous bouquets » de Mallarmé que « les fleurs ne sauraient être absentes […] ». Nous avons donc fait notre choix, tout lecteur doit faire le sien. Mais il faudrait vérifier toutes les éditions officielles de ce poème — voire le manuscrit même de Rilke, s'il est accessible — pour trancher la question de savoir ce que Rilke, lui, voulait dire. Il possédait tellement bien la langue française, et était tellement attentif à la précision de son expression poétique (comme Mallarmé qu'il admirait), qu'il ne saurait être question pour lui, ici, d'avoir laissé subsister un flou "par inadvertance"…
  • Rappelons que le père et la mère de Paul Celan sont tous deux morts, comme juifs, en déportation, que lui même a été déporté dans un camp de travail, et qu'il s'est finalement suicidé en se jetant dans la Seine en 1970... Il fut donc doublement victime et grand témoin du nazisme.
  • Rappelons que les trois petites sœurs de Kafka ont été assassinées en déportation, à Chełmno et à Auschwitz : voir la section Famille et jeunesse de l’article consacré à Franz Kafka.
  • Ce cliché (non retouché) de "rose cosmique" montre en fait Arp 273, un couple de galaxies en interaction situées à environ 300 millions d'années-lumière de la Terre, dans la constellation d'Andromède).
  • Certains voient aussi la silhouette d'un crâne dans ce nuage cosmique (ici coloré en rose), à ne pas confondre toutefois avec la « Nébuleuse du Crâne » : NGC 246. Voici notre traduction du commentaire de l’auteur de ce cliché sur Wikimedia Commons : « —La rose ou le crâne ? La nébuleuse NGC 2237 est connue sous le nom de « nébuleuse de la Rosette », mais depuis que quelqu'un a souligné les caractéristiques très distinctes du crâne, je n'ai jamais été capable d'en déceler le crâne ou de le cadrer d'une autre manière pour mieux en faire apparaître la silhouette. Il est même apparu sur la couverture d'un album de métal de Avenged Sevenfold. J'ai pris cette image de la célèbre nébuleuse du crâne [à ne pas confondre avec NGC 246 ] hier soir et elle est plutôt métallique. Je veux dire que pour les astronomes, tout (sur le tableau périodique) est un métal, et c'est littéralement vrai. La plupart de ces métaux sont formés au cours des processus liés à la chimie et au cycle de vie des étoiles et chaque étoile possède une « métallicité » mesurable, ce qui ressemble à un bon nom pour un groupe de reprises de Metallica. Alors, que voyez-vous ? La rose, ou le crâne ? — Données techniques du cliché : télescope : Celestron 11″ F2 RASA avec monture CGX 19 × 5 m Hydrogène Alpha - CCD QHY9 20 x 60s RGB - CCD QHY12 Capturé dans le générateur de séquence Pro, calibré et empilé en PixInsight avec StarMask et réduction d'étoile de transformation morphologique. Puis fusionné en tant que HaRGB dans Photoshop CC où des niveaux et une saturation supplémentaires ont été appliqués. »
  • Rappelons que ce vitrail exceptionnel a heureusement échappé à l'incendie de Notre-Dame de Paris du .
  • Texte intégral du titre-fleuve de ce pamphlet anti-Silesius avec sa traduction : Wolverdientes Capitel welches neulich die beyden weitbeschrienen Jesuwiten Jacob Masenius und Veit Erbermann D. Johann Schefflern, der Römischen Kirchen nunmehro hochansehnlichen Priester und wolbestalten Kehrwischhändler, in einer geheimen und vertrauten Conferentz, wegen seiner so unvorsichtiger Weise ausgesprengten Türcken- und Christen-Schrifft gelesen, anietzo aber einem jedweden zu guter Nachricht an das Tage-Liecht gestellet. 1664 (« Chapitre [plutôt au sens de « chapitrer »] bien mérité, récemment lu en conférence secrète et confidentielle par les deux jésuites célèbres Jacob Masenius et Veit Erbermann à Johann Scheffler, le désormais très honorable prêtre des églises romaines et habile (/aisé /roublard) vendeur de balayettes, en raison de sa publication imprudemment diffusée au sujet des Turcs et des Chrétiens, maintenant mis au grand jour pour l'information de tout un chacun. 1664. »)
  • (en) « Angelus Silesius » [archive], sur Wikiquote en anglais (consulté le 3 avril 2020).
  • Traductions des titres, rappel biographique et un bref commentaire des deux œuvres à l'entrée « Angelus Silesius », dans : Sylvie Parizet (dir.) et Rosmarie Zeller, La Bible dans les littératures du monde, Éditions du Cerf, , 2340 p. (ISBN 978-2-204-11388-5, OCLC 962378354, notice BnF no FRBNF45151602, lire en ligne [archive]), p. 406.
  • (la + fr) texte établi, traduit et annoté par le P. Lallemant (1660-1748), Le Nouveau Testament de N. S. Jésus Christ, texte de la Vulgate, Imprimerie de J.-G. Lardinois éditeur (Liège), , 550 p. (lire en ligne [archive]), p. 131.
  • Marc l'Évangéliste, « Ministère de Jean-Baptiste, 1.2 » [archive], sur Bible de Jérusalem, (consulté le 1er mars 2020). Voir aussi les différentes versions dans le comparateur de traductions ici : « Marc 1.2 » [archive], sur Comparateur biblique (consulté le 1er mars 2020).
  • Voir l'article extrait de la British & Foreign Evangelical Review, largement inspiré de l'ouvrage du Dr August Kahlert Angelus Silesius, Ein literar-historiche Untersuchung (Breslau, s.n., 1853) : (en) Hugh Sinclair Paterson et Joseph Samuel Exell, The British & Foreign Evangelical Review, volume XIX, issue LXXIV, contribution : Angelus Silesius, Physician, Priest and Poet [« La Revue évangélique de Grande-Bretagne et du reste du monde, volume XIX, chapitre LXXIV, article : Angelus Silesius, médecin, prêtre et poète »], édité par James Nisbet & Co (Londres), , 876 p. (The British & Foreign Evangelical Review. sur Google Livres), p. 682–700.
  • (en) J. E. Crawford Flitch (trad.), « Introduction, II : "The Cherubinic Wanderer", dans Angelus Silesius: Selections from the Cherubinic Wanderer » [archive] [« Introduction, ch. 2 : « Le Voyageur chérubinique », dans Angelus Silesius : morceaux choisis extraits du Voyageur chérubinique, Londres 1932 »], sur Internet Sacred Text Archive, (consulté le 25 février 2020), p. 65.
  • Christian Ruby, « Une subjectivité baroque » [archive], sur Espace Temps.net, (consulté le 25 avril 2020), § 8.
  • Jean-Claude Piguet, Le Dieu de Spinoza, Labor et Fides, 1987 (ISSN 0023-9054) (imprimé), (ISSN 1703-8804) (numérique).
  • (en) Benedict Guldner, « Angelus Silesius dans Catholic Encyclopedia, vol. 1 » [archive], sur Wikisource en anglais, (consulté le 26 février 2020).
  • Munier 2014, p. 245.
  • Munier 2014, p. 240.
  • Munier 2014, p. 239.
  • Munier 2014, p. 243–244.
  • Munier 2014, p. 244.
  • Munier 2014, p. 246.
  • (en) Edwin Francis Hatfield, The Poets of the Church : A series of biographical sketches of hymn-writers with notes on their hymns, New York, Anson D.F. Randolph & Co., , 719 p. (OCLC 752643160, lire en ligne [archive]), p. 530.
  • Robin Guilloux, « Angelus Silesius, La rose est sans pourquoi » [archive], sur Arts et Lettres, (consulté le 16 février 2020).
  • Paul Carus, Angelus Silesius, in The Open Court, Volume XXII (Chicago, The Open Court Publishing Company, 1908), p. 290–297.
  • On pourra voir cette caricature ici (mais comme ce document n’est pour l’instant pas transférable directement, nous vous le présentons en lien externe) : Caricature protestante d’Angelus Silesius.
  • Le Brun 2019.
  • Voir ici la quatrième de couverture des textes d'Angelus Silesius réunis et présenté par Érik Sablé sous le titre : « Dieu est un éternel présent » [archive], sur Amazon, (consulté le 18 février 2020).
  • Munier 2014, p. 8.
  • Renouard 2004.
  • Notre traduction de : (en) Christopher Baker (dir., éd.), « Johann Scheffler (Angelus Silesius) », dans Absolutism and the Scientific Revolution, 1600–1720: A Biographical Dictionary [« L’Absolutisme et la Révolution scientifique de 1600 à 1720 : un dictionnaire biographique »], Wesport (Connecticut), Greenwood Press, coll. « The Great Cultural Eras of the Western World », , xxxiv-450 p. (ISBN 0-313-30827-6, OCLC 1123844240), p. 343.
  • Notre traduction de : (en) « Angelus Silesius », dans Encyclopædia Britannica, 1911 [détail de l’édition] [lire en ligne [archive]] [ (en) Lire en ligne sur Wikisource [archive]].
  • (de) Angelus Silesius, « Cherubinischer Wandersmann, Erstes Buch » [archive] [« Le Pélerin chérubinique, Premier livre, poème no 10 »], sur Zeno.org, meine bibliothek (consulté le 1er mars 2020).
  • (en) James R. Strick, Wesley and Webb, Screenplay for “Cape Fear” (1991 film) adapted from the novel The Executioners by John D. MacDonald. Scénario pour Les Nerfs à vif film de Martin Scorsese sorti en 1991, adapté du roman The Executioners de John D. MacDonald, publié en français sous le titre Un monstre à abattre, Paris, Presses de la Cité, coll. « Haute Tension », no 4, 1963. Réédité sous le titre Les Nerfs à vif (Cape Fear), Paris, Presses Pocket no 3978, 1992.
  • (en) Max Reinhart (éd.), Early Modern German Literature 1350–1700, Rochester (New York), Camden House, coll. « Camden House History of German Literature » (no 4), , liii-1094 p. (ISBN 1-57113-247-3, OCLC 954041342), p. 447.
  • (de) Georg Ellinger, Angelus Silesius : ein Lebensbild [« Angelus Silesius, une image de la vie »], Breslau, W.G. Korn, , xii-260 p. (OCLC 836087506, lire en ligne [archive]).
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  • Charles Baudelaire, Œuvres posthumes 1908, p. 165 (Wikisource).
  • Voir à ce sujet l'étude sur Marcel Conche et ce qu'il appelle « la confrontation entre créativité et sagesse », publiée dans la même Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2004/1 (tome 129), p. 27-38, et accessible : Santo Alessandro Arcoleo, « Poésie et philosophie : Marcel Conche interprète de l'Iliade d'Homère » [archive], sur cairn.info, (consulté le 24 février 2020).
  • Claude Stéphane Perrin, « La rose est-elle sans pourquoi ? » [archive], sur Philosophie, by claude stéphane perrin, (consulté le 16 février 2020).
  • Pour le gnostique « connaissance de soi est connaissance de Dieu », selon Elaine Pagels (trad. de l'anglais par Tanguy Kenec'hdu), Les Évangiles secrets, Gallimard, (réimpr. 2006), 235 p. (ISBN 2-07-078168-2, OCLC 40057442, notice BnF no FRBNF34731034), p. 171.
  • Le texte de cet hymne est d'Angelus Silesius, il est mis en musique par Georg Joseph (mélodie et basse continue). Lire en ligne le texte entier de cet hymne avec une traduction en français versifié : Pasteur Yves Keller (?), « Je veux t’aimer, Jesus, ma force » [archive], sur Chants-protestants, (consulté le 27 février 2020).
  • (en) Edwin Francis Hatfield, The Poets of the Church: a series of biographical sketches of hymn-writers with notes on their hymns [« Les poètes de l'Église : une série de notices biographiques d'auteurs de cantiques avec des notes sur leurs cantiques. »], New York: Anson D.F. Randolph & Co., 1884 (lire en ligne [archive]), p. 530.
  • Marc Lebiez, « La rose a ses raisons. Commentaire de l'ouvrage de Jacques Le Brun : Dieu, un pur rien. » [archive], sur En attendant Nadeau, (consulté le 16 février 2020).
  • Edith Stein (trad. de l'allemand par Cécile Rastoin), « Postface : Les voies de la connaissance de Dieu (la théologie symbolique de Denys l'Aréopagite) », dans Science de la Croix [« Kreuzeswissenschaft ; Wege der Gotteserkenntnis »], Paris/Toulouse, Éditions du Cerf/Éd. du Carmel, , liv-493 p. (ISBN 978-2-204-10329-9, OCLC 897662887, notice BnF no FRBNF44228318).
  • Voir aussi le livre qui est consacré à cette question : Dan Arbib, Descartes, la métaphysique et l'infini, Paris, PUF, coll. « Epiméthées », , 368 p. (ISBN 2-13-078630-8 et 978-2-13-078630-6, OCLC 989962424, notice BnF no FRBNF45233220, présentation en ligne [archive]).
  • Munier 2014, p. 7–8.
  • Singer 2003, quatrième de couverture.
  • Ludovici Dutens (éditeur) Gothofredi Guillelmi Leibnitii Opera Omnia (« Gottfried Wilhelm Leibniz, œuvres complètes »), 6 volumes, Genève : s.n., 1768 ; réimprimé à Hildesheim par Georg Olms en 1989, VI:56 [archive].
  • Munier 2014, p. 7.
  • Prescience : voir à ce sujet les définitions du Trésor de la langue française informatisé sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexicales, tant sur le plan étymologique : « Prescience etym. » [archive], que sur le plan lexicographique : « Prescience lex. » [archive] (consulté en //2020).
  • Arsène Houssaye, Histoire du quarante-et-unième fauteuil de l’Académie Française. Préface, Librairie de L. Hachette et Cie, , 420 p. (lire en ligne [archive]), pages 30 à 32. Page de titre : [1] [archive].
  • Arsène Houssaye, Histoire du quarante-et-unième fauteuil de l’Académie française, Librairie de L. Hachette et Cie, , 420 p. (lire en ligne [archive]), page 78. Page de titre : [2] [archive].
  • Yannick Courtel, Essai sur le rien, Presses universitaires de Strasbourg, (ISBN 2868204961 et 978-2868204967).
  • Philippe Capelle-Dumont, « Penser le rien. Pour la métaphysique. À propos de Yannick Courtel, Essai sur le rien », Revue des Sciences Religieuses n° 93, 1-2,‎ (lire en ligne [archive], consulté le 14 mai 2020)
  • Roger Munier, Avant-lire à l'Essai sur le rien de Yannick Courtel, Presses universitaires de Strasbourg, , 251 p. (ISBN 2868204961 et 978-2868204967, présentation en ligne [archive]), Quatrième de couverture.
  • Paul-Augustin Deproost, « La quête augustinienne du sublime dans les Confessions : un parcours sur les chemins de l’intériorité », revue "Cahiers des études anciennes", n° LVI (56) : Sublime et sublimation dans l'imaginaire gréco-romain,‎ (lire en ligne [archive], consulté le 14 mai 2020)
  • Marcel Neusch, « Augustin maître spirituel : un chemin de vie spirituelle en sept étapes », revue "Itinéraires Augustiniens" n° 38,‎ (lire en ligne [archive], consulté le 14 mai 2020), sur le site des Augustins de l'Assomption.
  • Eric Mangin, « Maître Eckhart et l'expérience du détachement : dire l'intime indicible », revue Étvdes tome 411,‎ , pp. 65 à 76 (lire en ligne [archive], consulté le 14 mai 2020), sur le site cairn.info
  • Jacques Le Brun, Dieu, un pur rien. Angelus Silesius, poésie, métaphysique et mystique, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du XXIe siècle », , 240 p. (ISBN 2-02-113947-6 et 978-2-02-113947-1, lire en ligne [archive])
  • Angelus Silesius, Le Pèlerin chérubinique : traduit et présenté par Camille Jordens, Éditions du Cerf, coll. « Sagesses chrétiennes », , 404 p. (ISBN 2204048941 et 978-2204048941, présentation en ligne [archive]), Quatrième de couverture.
  • Voir au sujet de la kénose les articles suivants : Marc Vial, « Dieu jusque dans le néant : sur la kénose », Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses, année 2015, 95-3,‎ , p. 339-357 (lire en ligne [archive], consulté le 30 avril 2020). Et aussi : Guy Jobin, « Quand la faiblesse est donné : kénose et participation au temps du nihilisme », Études théologiques et religieuses, 2010/3 (Tome 85),‎ , p. 323-346 (lire en ligne [archive], consulté le 30 avril 2020)
  • Voir à ce sujet, à partir de la pensée d'Emmanuel Levinas, notamment : « L'humilité de Dieu, la kénose » [archive] [PDF], sur akadem.org (consulté le 30 avril 2020).
  • Alex Galland, « Bouddhisme et christianisme chez Masao Abe dans la perspective du « pur amour », thèse de doctorat, Université de Lorraine, 2013 » [archive], sur Hal archives-ouvertes.fr, (consulté le 30 avril 2020), p. 22 à 112. Thèse publiée : Alex Galland, Bouddhisme et christianisme chez Masao Abe, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Mythes, imaginaires, religions », , 195 p. (ISBN 2-7574-1140-3 et 978-2-7574-1140-7, lire en ligne [archive]). Dont recension : Mira Niculescu, « Archives de sciences sociales des religions, 2018/4 (no 184) » [archive], sur Cairn.info, (consulté le 30 avril 2020), p. 287 à 289.
  • On trouvera de nombreux extraits des poèmes de Silesius, dans la traduction française de Maël Renouard et d'autres, ici : Gilles G. Jobin, « Angelus Silesius » [archive], sur Au fil de mes lectures, (consulté le 5 avril 2020). Et ici : « Angelus Silesius, patrimoine spirituel de l'humanité » [archive], sur One little angel.com (consulté le 9 avril 2020). Ou ici : « Angelus Silesius : Il faut qu'en toi Dieu naisse » [archive], sur Croire et La Croix.com, (consulté le 9 avril 2020).
  • Cette citation, extraite de la présentation par Munier de sa traduction, a été reprise en ligne : Robin Guilloux, « Angelus Silesius, La rose est sans pourquoi » [archive], sur Arts et Lettres, (consulté le 16 février 2020).
  • À Casandre, ODE XVII, « Mignonne, allons voir si la rose… » dans Pierre de Ronsard (1524–1585), Les Odes -Texte établi par Hugues Vaganay, Paris, Garnier, , 434 p. (lire en ligne [archive]), p. 75–76.
  • (la) Jean-Jacques Boissard, « Icones qvinqvaginta virorvm illustrium, doctrina & eruditione praestantium » [archive] [« Images de cinquante hommes illustres, avec présentation de leur doctrine et de leur apport au savoir »], sur Internet Archive, (consulté le 1er avril 2020), p. 104.
  • Louis-George Tin, Séquence Bac Français : Les genres et les mouvements littéraires, les auteurs et les oeuvres, Rosny-sous-Bois, Les Éditions Bréal, , 368 p. (ISBN 978-2-7495-0829-0, lire en ligne [archive]), p. 252. On trouvera le même passage cité sur le site suivant : « Stéphane Mallarmé » [archive], sur Keep School (consulté le 30 mars 2020).
  • Stéphane Mallarmé, Divagations : Crise de vers, Paris, Eugène Fasquelle, coll. « Bibliothèque-Charpentier », , 377 (391) p. (lire en ligne [archive]), p. 251 (263). À voir aussi sur : Stéphane Mallarmé, « Divagations » [archive], sur Internet Archives, (consulté le 30 mars 2020), p. 251 (263).
  • Beda Allemann, traduction par Philippe Préaux, « Rilke et Mallarmé : Développement d’une question fondamentale de la poétique symboliste », Po&sie (no 126),‎ , p. 96 à 111 (lire en ligne [archive], consulté le 30 mars 2020).
  • Stéphane Mallarmé, Poésies : Édition complète, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1914 (8e éd.), 172 p. (lire en ligne [archive]), p. 28-29. À voir aussi sur : Stéphane Mallarmé, « Poésies » [archive], sur Internet Archives, (consulté le 30 mars 2020), p. 28-29.
  • Stéphane Mallarmé, Poésies : Édition complète, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1914 (8e éd.), 172 p. (lire en ligne [archive]), p. 62. À voir aussi sur : Stéphane Mallarmé, « Poésies » [archive], sur Internet Archives, (consulté le 30 mars 2020), p. 62.
  • (fr + en + de) « Rilke et le Valais » [archive], sur Fondation Rilke, (consulté le 30 mars 2020).
  • « Œuvres écrites en Valais » [archive], sur Fondation Rilke, (consulté le 30 mars 2020).
  • Rainer Maria Rilke, Les Roses : photos de Nicole Weber, Vevey (Suisse), L’Aire, 80 p. (ISBN 978-2-940537-26-6, présentation en ligne [archive]).
  • Tous ces textes seront republiés dans : Rainer Maria Rilke (préf. Philippe Jaccottet), Vergers suivi d'autres poèmes français, Paris, Gallimard, coll. « Poésie Gallimard » (no 121), , 187 (192 réédit.) p. (ISBN 2-07-032165-7 et 978-2-07-032165-0, lire en ligne [archive]). Consulter la page consacrée à ce livre (réédition) sur le site de l’éditeur : « Vergers et autres poèmes français : Quatrains valaisans, Les Roses, Les Fenêtres et Tendres impôts à la France » [archive], sur gallimard.fr (consulté le 30 mars 2020)
  • On trouvera cités de nombreux quatrains extraits du recueil des Roses de Rilke : « The Complete French Poems of Rainer Maria Rilke Quotes » [archive] [« Citations extraites du recueil complet des Poèmes Français de Rainer Maria Rilke »], sur good reads, (consulté le 3 avril 2020). Et : Francis Richard, « "Les roses" de Rainer Maria Rilke » [archive], sur blog de Francis Richard Semper longius in officium et ardorem, (consulté le 3 avril 2020). On trouvera d'autres poèmes écrits en français par Rilke : Rainer Maria Rilke, « Tendres impôts à la France » [archive], sur Artgitato, (consulté le 3 avril 2020).
  • On trouvera un commentaire de ce poème, dans une interprétation d'orientation bouddhiste : « Le contemporain des roses » [archive], sur Le Reflet de la Lune, (consulté le 3 avril 2020).
  • On trouvera une étude psychanalytique jungienne de ce dernier poème, dans un article paru d'abord dans les Cahiers jungiens de psychanalyse de novembre 2015, no 142 (Question de Cadre) [www.cahiers-jungiens.com], et repris en ligne : Flore Delapalme, « La rose jaune et la petite couronne d’immortelles » [archive], sur Itinéraires, (consulté le 1er avril 2020).
  • Jorge Luis Borges, Œuvres complètes (tome 2), vol. 2, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », , 1 584 p. (ISBN 2-07-012816-4 et 978-2-07-012816-7). Et en édition de poche : Jorge Luis Borges, Conférences (traduit par Françoise Rosset), Gallimard-Folio, coll. « Essais », , 224 p. (ISBN 2-07-032280-7 et 978-2-07-032280-0).
  • Notre traduction de : « Jorge Luis Borges en SUR (1931-1980) », textes de Borges publiés dans la revue SUD, p. 123-124, cités en ligne ici : (es) Cristina Brackelmanns, « La rosa es sin porqué, florece porque florece » [archive] [« La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit »], sur sol y escudo, (consulté le 26 février 2020).
  • Notre traduction de : (es) Bustos Domecq, « Angelus Silesius, la sombra luminosa de Jorge Luis Borges » [archive] [« Angelus Silesius, l’obscurité lumineuse de Jorge Luis Borges »], sur Oye Borges, (consulté le 26 février 2020).
  • (es) Bustos Domecq, « Borges y Angelus Silesius » [archive], sur Oye Borges, 2004/2010 (consulté le 26 février 2020).
  • Munier 2014, p. 235.
  • (es) Jorge Luis Borges, « El Oro de los Tigres » [archive] [« L’Or des Tigres »] [PDF], sur wayback machine, (consulté le 26 février 2020), p. 24.
  • Jorge Luis Borges, Qu’est-ce que le bouddhisme ?, traduction française de Françoise Rosset, édité chez Gallimard en 1979 (ISBN 2-07032-703-5).
  • (en) John D. Caputo, A Verse from Angelus Silesius : The Mystical Element in Heidegger's Thought [« Un vers d’Angelus Silesius, ou L’élément mystique dans la pensée de Heidegger »], Ohio University Press, (réimpr. 1986 par Fordham University Press), xxvi-292 p. (ISBN 0-8232-1153-3, OCLC 988730013, lire en ligne [archive]), p. 60–66.
  • (de) Martin Heidegger, Der Satz vom Grund [« Le principe de raison »], Stuttgart, Neske, 1957-1978, 8e éd., 211 p. (ISBN 3-7885-0009-3, OCLC 912314793), p. 68–69.
  • Jonathan Chauveau, « Angélus Silesius. Le Voyageur chérubinique. » [archive], sur libération.fr, (consulté le 11 mars 2020).
  • Chantal Delsol, interviewée par Kévin Boucaud-Victoire, « Notre époque déteste les particularités et l'universalisme », Marianne, no 1201,‎ , p. 53.
  • (fr + de) Paul Celan (trad. de l'allemand par Martine Broda), La rose de personne / Die Niemandsrose, Éditions José Corti, coll. « Littérature étrangère », 2002 (éd. revue et corrigée), 157 p. (ISBN 2-7143-0798-1, OCLC 742568707). Même traduction en édition de poche : La rose de personne, Seuil, coll. « Points Poésie » (no 1652), , 192 p. (ISBN 2-7578-0396-4).
  • Ici sont regroupés des extraits de pages consacrées au dilemme de Celan par Steiner dans son livre : George Steiner, Grammaires de la Création, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Gallimard, coll. « nrf essais », , p. 241 sqq. Réédité en collection de poche : Grammaires de la Création, Folio, coll. « essais », , 464 p. (ISBN 2-07-035758-9 et 978-2-07-035758-1, lire en ligne [archive]). Dont, extraits de la quatrième de couverture, ces propos qui situent les enjeux plus généraux, aujourd'hui, de ce dilemme : « Ce tournant de siècle est marqué par une lassitude foncière. Ontologique, dirait-on : […] Il y a dans l'air comme un parfum d'adieux. Quel impact ces temps couverts ont-ils sur la grammaire — c'est-à-dire l'organisation articulée de la perception, de la réflexion et de l'expérience, la structure nerveuse de la conscience lorsqu'elle communique avec elle-même et les autres ? Que deviennent les temps verbaux qui organisent notre présence au monde quand les sciences humaines et les arts, désenchantés par la glose, ne croient plus possible la création, mais que les sciences sont, elles, saisies par l'ivresse de la découverte des commencements, possible dans les temps à venir ? Faut-il vraiment désormais que du futur la pensée et les arts fassent table rase ? Au crépuscule des utopies politiques, théologiques, philosophiques, qui n'appartiennent plus à notre syntaxe, George Steiner a écrit le premier in memoriam pour les temps futurs perdus. Du temps où la découverte des origines de la matière n'entendait pas encore tenir lieu de réflexion sur le néant, donc sur la création. »
  • La phrase exacte de Kafka est la suivante : « Impossible de ne pas écrire, impossible d’écrire en allemand, impossible d’écrire autrement ». Elle est citée ici : Roger-Pol Droit, La Compagnie des philosophes, Odile Jacob, coll. « Science Humaine », , 345 p. (ISBN 2738105319 et 978-2738105318, lire en ligne [archive]), page 304.
  • C’est ainsi que la romancière et professeure française d'origine iranienne Cécile Ladjali — disciple comme elle le dit aussi de George Steiner déjà cité — présente les injonctions contradictoires de Kafka dans l’émission de radio où elle présente son roman La Fille de Personne, au titre inspiré par le recueil de Celan, et qui met en scène les écrivains Kafka et Sedagh Hedayat : Olivia Gesbert et France Culture, « La Grande Table Culture : Cécile Ladjali, la fille de Kafka ? ["Mon petit roman, c’est surtout l’occasion de retrouver les œuvres immenses de Kafka et Hedayat"] » [archive], sur France Culture, (consulté le 4 juin 2020). Son livre : Cécile Ladjali, La fille de Personne, Actes Sud, coll. « Romans, nouvelles, récits », , 203 p. (ISBN 2330133707 et 978-2330133702, présentation en ligne [archive]).
  • Catherine Portevin, « La morale du refus : recension de L'esprit de résistance. Textes inédits, 1943-1983, de Vladimir Jankélévitch, chez Albin Michel », Philosophie Magazine,‎ (lire en ligne [archive], consulté le 27 mai 2020). Sur ce sujet du refus catégorique de la culture allemande par Jankélévitch, on pourra lire aussi : Bertrand Renouvin, « Vladimir Jankélévitch : L’esprit de résistance » [archive], . Et : Françoise Schwab, « Vladimir Jankélévitch. Les paradoxes d'une éthique résistante », Revue d'éthique et de théologie morale, 2009/2 (n°254),‎ , pages 27 à 50 (lire en ligne [archive]). Et enfin : Thomas Keller, « La résistance et après, le monoculturalisme de l'autre : rendez-vous manqués entre Wiard Raveling, Vladimir Jankélévitch et Jacques Derrida », revue "Cités" n°70 : Jankélévitch, morale et politique,‎ , début de l'article (lire en ligne [archive]).
  • François Amanecer, « Psaume, de Paul Celan – ou le déni du Nom ? », Po&sie no 116,‎ , p. 43–48 (lire en ligne [archive], consulté le 24 mars 2020).
  • Gil Pressnitzer, « Paul Celan, poète d'après le déluge », peut-être dans : Gil Pressnitzer, Notes de passage, notes de partage, Les 2 Encres, coll. « mémoire d'encre », (ISBN 2-912975-55-7 et 978-2-912975-55-3). Cité dans : MiJak, « Sauver la mémoire de l'abîme : Paul Celan et « La Rose de personne » » [archive], sur Journal de route imaginaire au pays du réel, (consulté le 24 mars 2020), § « La parole pour déchirer le silence ».
  • S.M. Sallyzoph, « Psaume de Paul Celan » [archive], sur Selbstwehr, (consulté le 24 mars 2020).
  • Gérard Delaloye, « À propos de la rencontre entre Paul Celan et Martin Heidegger (II) » [archive], sur Carrefour est-ouest, (consulté le 22 mars 2020).
  • La phrase exacte d'Adorno est la suivante ː « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ». On la trouve dans Critique de la culture et société (1951), reprise dans ː Theodor W. Adorno (trad. Geneviève et Rainer Rochlitz), Prismes : Critique de la culture et société, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot. Classiques », 2010, rééd. 2018, 360 p. (ISBN 2228920908 et 978-2228920902), pp. 26, 30-31.
  • D’après Petra Kiedaisch, Lyrik nach Auschwitz ? Adorno und die Dichter (« Lyrisme après Auschwitz ? Adorno et les poètes »), Stuttgart, Reclam, 1995, p. 73, citée par Johann Sonnleitner dans : « Poésie après Auschwitz : le cas Ilse Aichinger », Revue d’Histoire de la Shoah (N° 201),‎ , p. 571 (lire en ligne [archive], consulté le 24 mai 2020).
  • (de) Günther Bonheim (trad. Tentative de montrer qu'Adorno avait raison lorsqu'il affirmait qu'après Auschwitz, aucun poème ne pouvait être écrit), Versuch zu zeigen, dass Adorno mit seiner Behauptung, nach Auschwitz lasse sich kein Gedicht mehr schreiben, recht hatte, Wurtzbourg, Königshausen & Neumann, (ISBN 3826023277 et 978-3826023279, lire en ligne [archive]), p. 11.
  • Theodor W. Adorno (trad. Marc Jimenez et Éliane Kaufholz), Modèles critiques, Paris, Payot, , « Les fameuses Années Vingt p. 51-59 », p. 59. Cité dans : « Quelle poésie après Auschwitz ? Paul Celan, l'expérience du vrai trou » [archive], (consulté le 24 mai 2020).
  • Theodor W. Adorno (trad. Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renault et Dagmar Troussen : Groupe de traduction du Collège de philosophie), Dialectique négative, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot (poche) », , 544 p. (ISBN 2228897752 et 978-2228897754, lire en ligne [archive]), pp. 439 et 446.
  • Aschenglorie (« Gloire de cendres »), 1967, Suhrkamp Verlag, Choix de poèmes réunis par l'auteur, Poésie Gallimard, 2004, p. 264
  • Johann Sonnleitner, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, « Poésie après Auschwitz : le cas Ilse Aichinger », Revue d’Histoire de la Shoah, 2014/2 (N° 201),‎ , pages 571 à 582 (lire en ligne [archive], consulté le 24 mai 2020), sur le site Cairn.info.
  • Theodor W. Adorno (trad. Gérard Coffin, Joëlle Masson, Olivier Masson, Alain Renault et Dagmar Troussen : Groupe de traduction du Collège de philosophie), Dialectique négative : les Vacances de la dialectique, Paris, Payot, , 544 p. (ISBN 2228897752 et 978-2228897754, lire en ligne [archive]), p. 444.
  • Michel Bousseyroux, « Quelle poésie après Auschwitz ? : Paul Celan, l'expérience du vrai trou », L'en-je lacanien 2010/1 (n° 14),‎ , pages 55 à 75 (lire en ligne [archive], consulté le 24 mai 2020).
  • On trouve aussi des commentaires d’Adorno sur la poésie de Celan dans cet ouvrage : Theodor W. Adorno (trad. Marc Jimenez), Théorie esthétique, Klincksieck, , 347 p. (ISBN 2252017414 et 978-2252017418).
  • MiJak, « Sauver la mémoire de l'abîme : Paul Celan et « La Rose de personne » » [archive], sur Journal de route imaginaire au pays du réel, (consulté le 24 mars 2020).
  • Heidegger 1983.
  • Le « principe de raison suffisante » a été formulé philosophiquement pour la première fois par Leibniz puis critiqué par Schopenhauer. Mais ses prémices remontent à l'antiquité, jusqu'à Parménide via Thomas d'Aquin et Aristote. Lire notamment la quatrième de couverture de cet ouvrage, reprise ici : Martin Heidegger, « Le principe de raison » [archive], sur Amazon, (consulté le 16 février 2020).
  • Heidegger 1983, p. 107.
  • Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », , 224 p. (ISBN 2-07-078088-0 et 978-2-07-078088-4), § 148. Elle a été reprise et commentée par Claude Stéphane Perrin : « La rose est-elle sans pourquoi ? » [archive], sur Philosophie, by claude stéphane perrin, (consulté le 16 février 2020).
  • Claude Stéphane Perrin, Philosophie et mysticisme - La rose de Silesius, Eris-Perrin, , 48 p. (ISBN 2-9538384-7-3 et 978-2-9538384-7-3). On pourra lire en ligne, par son auteur lui-même, une présentation détaillée de ce livre, déjà citée, ici : « La rose est-elle sans pourquoi ? » [archive], sur Philosophie, by claude stéphane perrin, (consulté le 16 février 2020).
  • Maurice Blanchot, L'Entretien infini, Gallimard, coll. « Blanche », (réimpr. 2016), xxvi-640 p. (ISBN 2-07-026826-8 et 978-2-07-026826-9, OCLC 1007835400), p. 503.
  • Voir ici un article qui recense les arguments scientifiques pour l’hypothèse de la conscience végétale, en s’appuyant sur les travaux de Bruno Moulia, directeur de recherche à l'Inra, sur la proprioception des plantes : « Des scientifiques révèlent l’intelligence et la sensibilité des plantes » [archive], sur futura-sciences.com, (consulté le 16 mai 2020). Deux article plutôt contre cette hypothèse, reprenant les déclarations de Lincoln Taiz, botaniste à l'université de Californie à Santa Cruz : « Les plantes ont-elles une conscience ? Des scientifiques ont tranché » [archive], sur maxisciences.com, (consulté le 16 mai 2020) et Thomas Boisson, « Les plantes possèdent-elles une conscience ? » [archive], sur Trust my science.com, (consulté le 16 mai 2020). Un article plutôt pour cette hypothèse, et qui retourne l’objection de l’anthropomorphisme à ses auteurs : Sylvie Joubert, « Conscience végétale » [archive], (consulté le 16 mai 2020). Un article enfin qui évoque, dans les liens en fin d’article, les arguments pour et contre cette hypothèse : « Une étude remet la conscience des végétaux au banc d’essai » [archive], sur JdG, (consulté le 16 mai 2020).
  • Voir sur ces sujets l'article publié dans le hors-série de la revue Pour la science n°101 de novembre 2018 par François Bouteau et Patrick Laurenti, « La neurobiologie végétale, une idée folle ? » [archive], sur Pour la science, (consulté le 16 mai 2020).
  • Stefano Mancuso (interviewé par Caroline Broué dans l'émission Les matins du Samedi), « Les plantes sont les vrais moteurs de la vie sur terre ː comment les plantes peuvent aider les hommes à construire leur futur ? » [archive], sur France Culture, (consulté en 26 /05/2020)
  • (en) Aliénor Bertrand, « Penser comme une plante : perspectives sur l'écologie comportementale et la nature cognitive des plantes », Cahiers philosophiques (2018/2, N° 153),‎ , pp. 39 à 41 (lire en ligne [archive], consulté le 26 mai 2020). Cet article est suivi d'une contribution, sous le même titre et le même chapeau introductif, de Monica Gagliano (trad. Hicham-Stéphane Afeissa), « Penser comme une plante » [archive], sur cairn.info, , pp. 42 à 54. Voici notre traduction du résumé de ces articles : « Il est de plus en plus souvent reconnu que les plantes sont des organismes sensibles qui perçoivent, évaluent, apprennent, se souviennent, résolvent des problèmes, prennent des décisions et communiquent entre eux en acquérant activement des informations sur leur environnement. Toutefois, le fait que de nombreux exemples complexes de comportement sophistiqué des plantes présentent des aptitudes cognitives, généralement attribuées aux animaux humains et non humains, n'a pas été pleinement évalué. [Il s’agit donc d’abord de] montrer les obstacles théoriques qui ont pu empêcher l'expérimentation de tels phénomènes comportementaux / cognitifs chez les plantes ».
  • Voir notamment le documentaire d’E. Nobécourt : « Le génie des arbres », diffusé dans l’émission « Science grand format » de Mathieu Vidard le 14 mai 2020à 20h50 sur France 5. Ainsi que les ouvrages de Jean-Marie Pelt, notamment : Les Langages secrets de la nature : la communication chez les animaux et les plantes, Le Livre de Poche, coll. « Littérature & Documents », , 249 p. (ISBN 2253144355 et 978-2253144359), et de Peter Wohlleben, notamment : La Vie secrète des arbres, Les Arènes, , 260 p. (ISBN 2352045932 et 978-2352045939). On trouvera ici une recension du livre de Peter Wohlleben, avec trois regards croisés et contrastés (un pour / deux contre) ː Anne Teyssèdre, Jacques Tassin, Pierre Donadieu, et l'Académie de l’Agriculture de France, « Trois regards sur le livre de Peter Wohlleben, « La Vie secrète des arbres » » [archive], sur sfé2 ː Société Française d’Écologie et d’Évolution, (consulté le 28 mai 2020).
  • « Des scientifiques révèlent l’intelligence et la sensibilité des plantes » [archive], sur futura-sciences.com, (consulté le 16 mai 2020)
  • Sur le phénomène de « perte de conscience » des plantes par anesthésie, voir la recension de l’étude publiée dans la revue scientifique Annals of Botany : « Les plantes ont-elles une conscience ? » [archive], sur metro time.be, (consulté le 16 mai 2020).
  • Voir notamment le numéro de l’émission « Sur les épaules de Darwin » de Jean Claude Ameisen consacré aux « dialogues entre les abeilles et les fleurs », émission du 16 novembre 2019 rediffusée le 16/05/2020 : « dialogues entre les abeilles et les fleurs » [archive], sur France Inter (consulté le 16 mai 2020).
  • Juliette Demey, « Stefano Mancuso, fondateur de la neurobiologie végétale : "Ecoutons les leçons des plantes" », Le Journal du Dimanche,‎ (lire en ligne [archive], consulté le 16 mai 2020).
  • Voir notamment ː (en) František Baluška, Stefano Mancuso, Dieter Volkmann & Peter Barlow (trad. L'hypothèse du “cerveau-racine” de Charles et Francis Darwin : une renaissance après plus de 125 ans), « The “root-brain” hypothesis of Charles and Francis Darwin : revival after more than 125 years », Plant Signaling & Behavior - Volume 4, 2009 - Issue 12 (« Biosignalisation et comportement des plantes - Volume 4, 2009 - Numéro 12 »),‎ , pages 1121-1127 (lire en ligne [archive], consulté le 26 mai 2020).
  • C'est ce que dit, à son cousin Henri-Maximilien, le personnage principal du roman : Zénon Ligre, philosophe humaniste de la Renaissance, et à la fois clerc, médecin et alchimiste, un peu comme Angelus Silesius, donc, ici : Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au Noir, Gallimard, coll. « Folio (poche) », , 511 p. (ISBN 2070367983 et 978-2070367986), page 19.
  • En lien ici : (de) « Des Angelus Silesius Cherubinischer Wandersmann, 1905 » [« Le Voyageur chérubinique d'Angelus Silesius, 1905 »], sur Wikimedia commons (consulté le 16 avril 2020).
  • Et ici : (de) « Des Angelus Silesius Cherubinischer Wandersmann, 1905 » [archive] [« Le Voyageur chérubinique d'Angelus Silesius, 1905 »], sur gutenberg.beic.it (consulté le 16 avril 2020).
  • Notices dans des dictionnaires ou encyclopédies généralistes
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  • 11/01/2020

    Les objets de Ludwig Wittgenstein | Olivier Berggruen


    LES OBJETS DE LUDWIG WITTGENSTEIN

    Olivier Berggruen

    « Les questions scientifiques peuvent m’intéresser, elles ne peuvent jamais me captiver réellement. Seules le peuvent les questions conceptuelles et esthétiques. La solution des problèmes scientifiques m’est au fond indifférente ; mais il n’en va pas de même pour les deux autres sortes de questions. » [RM, 1949, p.153]

    « Je voudrais dire : il y des aspects qui sont principalement déterminées par pensées et associations, et d’autres qui sont « purement optiques ». » [RPPI, 970]

    L’éducation esthétique de Wittgenstein

    Gustav Klimt, Portrait de Margaret « Gretl » Stonborough-Wittgenstein, 1905, huile sur toile, 180 × 90 cm, Munich, Neue Pinakothek

    Wittgenstein est né à Vienne dans un milieu hautement artistique, à l’époque où l’empire austro-hongrois était à son apogée. Son père, Karl Wittgenstein, était un grand industriel vivant quelque peu en retrait de la société viennoise, peut-être à cause des lointaines origines juives de la famille. Plus tard dans sa vie, Wittgenstein n’a pas souvent évoqué l’environnement privilégié et isolé dans lequel il a grandi.

    La maison sur la Alleegasse était grandiose, les intérieurs étaient décorés par de lourdes tapisseries, avec des portraits du peintre à la mode Philip de Laszlo, ainsi que des œuvres de Segantini, Rudolf von Alt, des sculptures de Rodin, et le buste de Beethoven par Max Klinger. Ce lieu, surnommé avec une pointe d’ironie le Palais Wittgenstein, a été le siège de nombreux concerts privés, en présence de grands musiciens tels que Johannes Brahms et le violoniste Joseph Joachim. Il y avait au moins sept pianos à queue dans le Palais Wittgenstein, et la famille aimait à se retrouver dans l’imposant salon de musique. Quant à la sœur de Ludwig, Gretl, elle avait été peinte avant la grande guerre par Gustav Klimt.

    On ne peut suffisamment insister sur l’atmosphère de dévotion artistique qui caractérise les Wittgenstein. Ce sont eux qui réunirent les fonds nécessaires à la construction de la Wiener Secession, le chef-d’œuvre de Josef Maria Olbrich. Mais très vite, Ludwig Wittgenstein s’est tourné vers la philosophie. Après avoir demandé conseil à Gottlob Frege, le grand logicien et mathématicien allemand, il s’est installé en Angleterre pour étudier la philosophie avec Bertrand Russell, dont le travail sur la logique l’avait impressionné. Cependant, son intérêt pour l’esthétique ne s’est jamais estompé.

    Le salon de musique du Palais Wittgenstein au 16 de l’actuelle Argentinierstraße à Vienne en 1910

    La Grande Guerre a été catastrophique pour la famille. Trois des frères de Ludwig sont morts, et lui a survécu dans des circonstances précaires dans un camp de prisonniers en Italie. Après sa libération, il s’est rebellé contre son milieu, a voulu se débarrasser de sa fortune, pour devenir un ascète à la manière du comte Tolstoï, dont l’adaptation des Évangiles l’avait profondément marqué pendant la guerre. À cette époque (1918), il cesse de pratiquer la philosophie et se tourne vers d’autres activités, devenant instituteur dans plusieurs villages de Basse-Autriche au début des années vingt, et travaillant également comme jardinier.

    Tout cela, après la publication du Tractatus, qu’il avait commencé à rédiger dans les tranchées, et avec lequel il pensait avoir résolu la plupart des problèmes philosophiques.

    La maison de Wittgenstein

    « Souviens-toi de l’impression que t’a faite une bonne architecture, à savoir l’impression d’exprimer une pensée. Elle aussi, on aimerait la suivre du geste. » [RM, circa 1932-1934, p. 79]

    Maison Wittgenstein par Paul Engelmann et Ludwig Wittgenstein, 1927-1928, Vienne, Kundmanngasse

    En examinant la vie de Wittgenstein, il apparaît évident qu’il mène ses activités d’ingénieur, de jardinier, d’ambulancier (pendant la seconde guerre mondiale) ou de philosophe avec obstination et dévouement. Son travail d’architecte reflète la même éthique ; bien qu’il n’ait eu aucune formation véritable, lorsque sa sœur Margarethe (Gretl) lui demande de travailler à la construction de sa maison, il envisage cette tâche de la manière la plus exigeante, sans dévier du très haut niveau qu’il se fixe.

    La genèse de la maison est connue : après des années d’exil imposé dans des villages reculés de Basse-Autriche, Wittgenstein commence à travailler à la maison de la Kundmanngasse en 1926. En fait, Gretl avait accordé la commande à Paul Engelmann, un étudiant d’Adolf Loos ami de Wittgenstein depuis leur parcours commun dans l’armée austro-hongroise. Tous deux vénèrent le modernisme classique et rigoureux de Loos.

    Détails des fenêtres de la maison Wittgenstein par Paul Engelmann et Ludwig Wittgenstein, 1927-1928, Vienne, Kundmanngasse

    Wittgenstein a gardé des plans de son ami les volumes et l’armature générale, tout en changeant et en affinant la conception architecturale, les proportions des pièces, la plupart des détails architecturaux, tels que les fenêtres, portes, poignées, radiateurs, une multitude de détails qui lui semblaient indispensables à la réussite de l’architecture de la maison. Dans l’ensemble, sa contribution fut beaucoup plus grande que ce qui est généralement reconnu. Wittgenstein a également contribué à des solutions techniques coûteuses mais originales et efficaces, telles que le système invisible de poulies pour les stores. Les murs étaient en stuc, parce que Wittgenstein voulait maintenir un aspect plus ou moins égal entre le plancher et les autres surfaces telles que les murs. Les doubles fenêtres étaient verrouillées de l’intérieur par des espagnolettes.

    Ces modifications reflètent l’esthétique dépourvue d’ornementation qu’Adolf Loos avait inaugurée. Il existe un certain nombre d’anecdotes sur les excentricités de Wittgenstein pendant la construction de la maison : prenant plus d’un an pour concevoir les poignées de portes et les radiateurs, la réalisation d’un rideau de métal pesant cent cinquante kilos servant à être abaissé à l’étage inférieur, son insistance au tout dernier moment pour élever le plafond du salon de trente millimètres, de sorte que les proportions de la maison puissent être exactement ce qui avait initialement envisagé. D’après certains témoignages, la maison, une fois achevée, était imposante par son classicisme sévère, ce qui n’en faisait pas un lieu particulièrement accueillant. Il semble quelque peu incongru mais compréhensible que Gretl ait meublé la maison avec des chaises confortables et démodées de style Biedermeier. Pour sa part, Wittgenstein avait conçu ses appartements à l’université de Cambridge en toute simplicité, néanmoins, avec un coûteux mobilier fait sur mesure suivant ses indications.

    Intérieur de la maison Wittgenstein par Paul Engelmann et Ludwig Wittgenstein, 1927-1928, Vienne, Kundmanngasse

    Le travail de Wittgenstein en tant qu’architecte définit ses perspectives dans d’autres domaines artistiques qui lui étaient chers. Dans l’esprit de Loos, il affirme son dégoût pour l’ornementation. Au lieu de cela, il préconise des formes dépouillées et discrètes qui sont en accord avec ses idées philosophiques. Si nous lisons les écrits de Loos, Ornement et Crime, en particulier, l’ornementation est considérée comme superflue et en proie aux mouvements de mode indésirables, avec quelque chose de quasi-maladif en ce qui concerne le style gonflé et le déclin de l’architecture fin-de-siècle à Vienne. Loos n’a jamais complètement abandonné l’ornementation, mais pensait qu’elle devait être adaptée au contexte des surfaces et des matériaux architecturaux.

    Si la beauté austère de la maison est en accord avec la « poésie logique » du Tractatus, pouvons-nous établir un parallèle entre son architecture et ses activités philosophiques ? Dans quelle mesure la construction de la maison reflète-t-elle l’approche philosophique de Ludwig Wittgenstein, son désir de clarifier des pensées parfois confuses ? À cet égard, nous savons que dans ses conférences, il était souvent angoissé par son incapacité à exprimer, à communiquer ses idées.

    Michael Drobil, Büste von Ludwig Wittgenstein (Buste de Ludwig Wittgenstein), vers 1926-1928, marbre blanc, h. : 44 cm, coll. part.

    Dans son austère conception, cette maison contient un paradoxe. La vie de Wittgenstein était remplie de tels paradoxes – au cœur même du Tractatus. Malgré sa sévérité solennelle, la maison ne semble pas menaçante ; elle est le contraire de l’agressivité qui caractérise une certaine architecture moderniste. Elle dégage un sentiment d’harmonie et de paix même, choses que Wittgenstein avait sans doute les plus grandes difficultés à vivre.

    D’autre part, son architecture témoigne de l’importance de la notion de style dans son travail ; le style comme l’incarnation d’une certaine attitude éthique ; de l’affinement des formes et du désir d’améliorer les travaux qui précèdent. À cette époque (1926-1928), Wittgenstein visite l’atelier du sculpteur Michael Drobil. Celui-ci exécute son portrait en buste et à son tour Wittgenstein crée un plâtre d’une jeune femme inspiré par l’œuvre de son maître.

    Ludwig Wittgenstein, Mädchenkopf (Tête de jeune fille), 1927, terre cuite, h. : 39,5 cm, coll. part.

    Accentuant l’aspect géométrique des formes, le buste peut être considéré comme la tentative de correction d’une sculpture précédente de Drobil. Les traits du visage sont empreints de cette beauté austère et sereine en accord avec la tradition grecque que Wittgenstein admirait tellement. Ici nous avons le sentiment que la pratique artistique de Wittgenstein était liée à son œuvre de philosophe, tant cette optique est thérapeutique, tout comme en philosophie, elle devient le moyen de se libérer des pièges du langage et des confusions philosophiques, de nos inclinations métaphysiques. En fin de compte, cette esthétique épurée reflète chez Wittgenstein ce désir de guérison et de purification.

    Esthétique

    L’attention esthétique est dirigée vers une variété d’objets –  une chaise, un tissu funéraire, un diadème, une œuvre d’art, la neige qui tombe. Le domaine esthétique est traditionnellement défini comme appartenant au domaine purement sensoriel. Dans quelle mesure la sensation est-elle susceptible d’être étudiée de façon indépendante ? Voilà une question philosophique (remontant à Kant qui définit l’esthétique en tant que plaisir désintéressé et fait place à l’aspect sensuel des choses), que Wittgenstein traite d’une façon ambiguë.

    Pour Wittgenstein, l’esthétique est formée par les coutumes, les traditions, les formes de discours. Elle se définit par une communauté d’individus dont l’existence est inscrite dans un espace social et géographique. Dans la Conférence sur l’esthétique, Wittgenstein remarque que l’appréciation esthétique est relative. Il prend pour exemple un masque nègre et l’habit cérémoniel du roi Edouard VII d’Angleterre. Pour voir le masque comme le fait un Africain, il faut le voir dans l’espace et dans le temps, dans un cadre social et historique : « Vous appréciez [chaque œuvre] d’une manière entièrement différente. Votre attitude a quelque chose de complètement différent de ce qu’un homme en faisait alors. » [LC, English version, p. 8-9].

    Les règles sont internes à nos pratiques culturelles ; une certaine familiarité avec ces règles peut nous donner une idée plus précise de ce qu’est l’appréciation esthétique. Par exemple, pour un collectionneur d’art qui a appris à dessiner ou un amateur d’opéra qui joue du piano – cela peut également porter sur des connaissances techniques dans un autre domaine. Dans cette perspective, le plaisir esthétique est lié à la prise de conscience des règles – il constitue un ensemble de connaissances plus ou moins raffinées. [Cf RM, 28-29, 84; Z, 164]

    « […] Si je n’avais pas appris les règles, je ne serais pas en mesure de porter un jugement esthétique. En apprenant les règles, vous arrivez à un jugement plus affiné. Apprendre les règles change effectivement votre jugement. (Bien que, si vous n’avez pas appris l’harmonie et si votre oreille n’est pas bonne, vous pouvez cependant détecter une dissonance dans une séquence d’accords.) » [LC, I, § 15, p. 23]

    Cette manière de voir les choses a des ramifications ici, en France, en particulier à travers la figure de Pierre Bourdieu. Comme nous le savons, Bourdieu a abondamment lu Wittgenstein pour arriver à la conclusion que les jugements de goût sont toujours intéressés. Pour le sociologue français, notre appréciation artistique ne peut pas être dissociée de l’arrière-plan culturel qui en est le fond, ce fond qui détermine nos attentes. La compréhension est donc dépendante de paradigmes culturels, et que nous le sachions ou non, nous suivons les règles déposées dans nos jeux de langage et dans nos pratiques culturelles. En fin de compte, la « socialisation de l’esthétique » à laquelle se livre Bourdieu conduit à la non-existence du domaine esthétique. À ce sujet, Wittgenstein est ambigu et nous donne des positions contradictoires. Il dit par exemple que la compréhension n’est pas nécessairement liée à celle des règles, bien que la connaissance de règles explicites puisse favoriser notre jugement esthétique. [Cf Z, 164]

    Ici, nous courons le risque de confusion entre l’existence de sensations purement esthétiques – ou de la possibilité de telles sensations –, et ce à quoi la sensation esthétique est appliquée, c’est-à-dire l’objet intentionnel que nous évaluons, qui est susceptible de changer au fil du temps et des cultures. Mais ces changements, tout comme notre évaluation de l’art de Guido Reni ou de Rosa Bonheur, ne signifient pas que la chose (la sensation esthétique) n’existe pas.

    Le contextualisme de Wittgenstein doit pourtant être nuancé à la lumière de certains passages de la Conférence sur l’éthique et des Remarques mêlées. Voir quelque chose d’un point de vue esthétique consiste à voir dans l’absolu, « en dehors » de l’espace et du temps. C’est ce que nous appelons la vue sub specie aeternitatis. De ce point de vue, l’expérience esthétique implique le domaine du sensible, et l’œuvre d’art est vue avec le monde entier comme toile de fond (et non pas seulement la sphère culturelle et sociale). [Cf C, 7/10/1916]

    Une distinction vaut sans doute la peine d’être faite entre un point de vue qui prend les jugements esthétiques au sérieux mais considère que leur validité est liée à des faits locaux, contre une vue plus cynique au sujet de l’existence même des jugements et des expériences esthétiques : considérant l’ensemble de nos activités d’évaluation comme un jeu cynique de pouvoir hiérarchique, d’exclusion et d’inclusion –  je dois cette réflexion à Paul Boghossian.

    De plus, il est possible de défendre une certaine forme d’objectivité esthétique au-delà du temps et des cultures. Ce qui s’offre au regard (l’œuvre d’art) n’est pas forcément culturellement indexé, à savoir que l’appréciation esthétique dépasse le cadre d’un contexte social et historique. Par exemple, il peut y avoir des traces initiales de goût, d’une conscience esthétique, chez de très jeunes enfants, un goût sans doute élémentaire, mais qui trahit une maîtrise des catégories esthétiques –  chez les enfants, nous constatons la présence de réponses émotives à la perception de formes simples, couleurs, sons, textures, et de telles réponses engendrent les émotions correspondantes. La connexion stimuli – réponse émotive semble obéir à des règles, et c’est ici que l’esthétique trouve sa place.

    Certains commentateurs affirment qu’au fil des années, les positions de Wittgenstein se rapprochent du relativisme. C’est peut-être vrai. Cependant, si nous lisons attentivement les Leçons de 1938, par exemple, le fait que nous voyons des objets artistiques sous une perspective anthropologique ou historique ne nous empêche pas de les voir esthétiquement, en dehors de l’espace et du temps. Il y a là un changement de perspective. Une réponse relativement facile consiste à affirmer que si la justesse d’un jugement de goût est liée aux pratiques locales, dans la mesure où celles-ci sont partagées par d’autres cultures, un jugement esthétique peut traverser les frontières entre ces cultures (la même chose vaut pour un point de vue relativiste en éthique).

    Ce dernier point nous amène à autre notion importante chez Wittgenstein, le changement d’aspect (Aspekt-Wechsel). Il s’agit d’assimiler la compréhension à une saisie ou à une configuration globale. Un morceau de musique s’entend d’une certaine manière, comme une valse ou comme un menuet, et une toile se voit comme une peinture de genre ou un paysage romantique. Wittgenstein utilise parfois la notion d’Aufleuchten, pour désigner la façon dont nous reconnaissons une configuration qui nous est familière dans un tableau. L’approche en termes de voir comme illustre la façon dont nous regardons une œuvre d’art, la façon d’écouter un morceau de musique.

    Saisir les différents aspects d’une même œuvre d’art nous conduit à renoncer à la notion d’une signification fixée d’avance au profit d’une analyse attentive de la compréhension. Ce qui émerge est une notion de l’esthétique non seulement comme discours sur l’art, mais en termes plus généraux, comme relation entre le spectateur et l’œuvre d’art. « Cela signifie que l’impression principale est l’impression visuelle. Oui, c’est l’image (le tableau) qui semble importer le plus. Les associations peuvent varier, les attitudes peuvent varier, mais modifiez l’image très légèrement, et vous ne voudrez plus la regarder du tout. » [LC, IV, § 12, p. 78] Différentes pensées et émotions sont associées à différentes peintures. Nous pourrions avoir toutes ces pensées par le truchement d’un autre tableau, mais nous voudrions toujours voir le tableau d’origine.

    La compréhension

    « Afin d’y voir clair en ce qui concerne les expressions esthétiques, vous devez décrire des façons de vivre. Nous pensons que nous avons à parler de jugements esthétiques tels que « ceci est beau », mais nous constatons que si nous avons à parler de jugements esthétiques, nous ne trouvons pas du tout ces mots-là, mais un mot qui est employé à peu près comme un geste, accompagnant une activité compliquée ». [LC I, § 35, p. 33]

    Les Conférences sur l’esthétique (1938) nous donnent une idée précise de la méthode philosophique de Wittgenstein. En se livrant à l’analyse conceptuelle du langage et de la signification, il nous invite à comprendre la forme des mots. En même temps, il nous met en garde contre diverses formes de discours métaphysiques. Les propos de Wittgenstein affichent un rejet des théories et de l’esthétique en tant que discipline. Il ne souhaite pas répondre aux questions traditionnelles telles que la définition de l’œuvre d’art, ce qui constitue, le beau, comment l’œuvre d’art exprime les sentiments de l’auteur, etc. Quand il parle d’appréciation esthétique, Wittgenstein souligne la variété des formes qu’elle prend. La compréhension est non seulement transmise par les mots, mais aussi par les actions, les gestes, etc.

    Les signes, gestes et impressions physiques ne sont pas la compréhension même, mais ils l’incarnent. Tout ce que nous pouvons décrire, selon Wittgenstein, ce sont les signes de cette compréhension. Bien entendu, la compréhension ne doit pas être assimilée aux gestes, mots et mouvements, mais constitue son expression extérieure. [Voir PI, § 332.]

    « Supposons que quelqu’un que vous rencontrez dans la rue vous dise qu’il a perdu son plus grand ami, d’une voix très expressive de son émotion. Vous pourriez dire : « C’était extraordinairement beau, sa façon de s’exprimer. » Supposons que vous demandiez alors : « Quelle similitude y a-t-il entre mon admiration pour cette personne et le fait que j’aime la glace à la vanille? » La comparaison semble presque dégoûtante. (Mais vous pouvez relier les deux cas à l’aide de cas intermédiaires). » [LC, II, § 4, p. 34]

    L’utilisation de cas intermédiaires pour comprendre nos réactions esthétiques est liée à la notion de ressemblances familiales, qu’il développe dans les Investigations philosophiques. Il s’agit d’une méthode comparative, plutôt que de la recherche d’une essence. Ce qui importe est la vue synoptique. [Cf Investigations philosophiques, § 92]

    Une telle approche peut être qualifiée de morphologique, dans l’esprit des travaux sur l’histoire naturelle de Goethe, puisque la morphologie est orientée vers une vue d’ensemble de l’utilisation des expressions particulières. Il s’agit de privilégier la description par rapport à l’explication, l’aperçu synoptique (Übersichtliche Darstellung) plutôt que la formulation d’hypothèses. L’esthétique devrait insister sur « certaines comparaisons, le regroupement de certains cas ». [LC, p. 29 ; PI, 24, 291]

    Vers et serpents

    J’aimerais conclure par un aphorisme énigmatique de 1931 :

    « Un beau vêtement qui se métamorphose (pour ainsi dire se coagule) en un enchevêtrement de vers et de serpents lorsque celui qui le porte se regarde avec suffisance dans le miroir… » [RM, 1931, p. 78]

    Ludwig Wittgenstein (26 Avril 1889-29 Avril 1951)

    Pour Wittgenstein, mis à part l’importance fondamentale de l’art dans sa vie –  ce que nous pourrions appeler la grande tradition de l’art occidental –  qui est à la source de nombreuses remarques restées privées et des conférences de 1938, il y a néanmoins autre chose. Pour lui, l’affinement des sens était essentiel, et lié à la question du style. Et une absence de style est atteinte une fois que le vêtement a été transformé en vers et en serpents. Le sentiment des règles est très important ainsi que la conviction qu’au-delà de leur apprentissage nous pouvons les surpasser. Une telle affirmation s’inscrit dans la lignée du romantisme, et nous la trouvons déjà chez Philipp-Otto Runge, qui déclare que pour réussir en tant qu’artiste, il faut redevenir enfant et désapprendre les règles qui nous ont été inculquées. Chez Wittgenstein, nous avons la conviction que l’art, tout comme l’écriture, doit être simplifiée. Les excès de l’art baroque et Rococo lui déplaisaient, lui qui aimait le classicisme de la statuaire grecque, l’architecture de Loos, la musique de Mozart et de Brahms (par opposition à Wagner et Mahler). C’est peut-être l’occasion d’établir un parallèle entre Wittgenstein et les discours de Joshua Reynolds – d’après mes connaissances, Wittgenstein ne l’a jamais lu. Dans son troisième Discours du 14 décembre 1770, il compare l’apprentissage de l’art (la peinture) à celui d’une langue.

    « Je ne peux pas m’empêcher de soupçonner que les Anciens avaient une tâche plus facile que les Modernes. Ils avaient probablement peu ou rien à désapprendre, puisque leurs coutumes s’approchaient presque de cette simplicité désirée; alors que l’artiste moderne, avant d’entrevoir la vérité des choses, est obligé de retirer un voile, que la mode de l’époque souhaite recouvrir. »

    Dans ses Discours, Reynolds s’est inspiré de Hogarth, qui avait publié son Analyse de la beauté (Analysis of Beauty) en 1753. Hogarth conçoit une morphologie de la perception du monde naturel, des objets quotidiens et des œuvres d’art ; à la base, les formes obéissent à la ligne de beauté serpentine, et l’on comprend que le langage de l’art soit inspiré par la nature. The « Analysis of Beauty » rend le monde plus lisible et lui donne une dimension esthétique. Tout comme une lettre de l’alphabet annonce le mot, le gribouillis d’un enfant anticipe la beauté avant même qu’elle soit structurée par la connaissance des règles. Une telle vision est hiérarchique, avec l’art antique au sommet, car c’est bien la langue originelle des Anciens qui doit servir de guide. Comme le montrent les écrits de Michael Baxandall sur la Renaissance italienne, harmonie et clarté du dessin et de la conception étaient jugées essentielles à l’époque, et cette injonction de développer un style décanté est importante dans la mesure où ce travail de purification stylistique a une vertu thérapeutique. La fixation sur la manière de construire les choses, d’en découvrir l’armature ou la structure, le sens des proportions, l’équilibre, l’harmonie des ordres architecturaux grecs, tous ces concepts que l’on trouve chez l’historien d’art Heinrich Wölfflin, sont de la plus grande importance pour Wittgenstein. Les principes de l’art et de l’architecture antiques sont fondateurs.

    « On peut restituer en quelque sorte un style ancien dans une nouvelle langue ; on peut, pour ainsi dire le jouer dans un tempo qui soit à la mesure de notre époque. […] Mon idée n’est pas de traduire un ancien style dans un nouveau langage. Il ne s’agit pas de prendre d’anciennes formes et de les ordonner selon les exigences du goût nouveau. Ce dont il s’agit en réalité, c’est de parler, peut-être inconsciemment, la langue ancienne, mais de la parler de manière à ce qu’elle appartienne au monde moderne, sans pour autant appartenir nécessairement au goût de celui-ci. » [RM, p. 127-128. Traduction légèrement modifiée]

    L’analogie est ici frappante avec la notion de style, mais aussi dans l’articulation entre langage et style ; goût et mode sont impermanents, alors que le langage et le style perdurent. Ces derniers sont comme un fil conducteur entre présent et passé ; ils s’incarnent moins dans le fonctionnalisme du Bauhaus, que dans le classicisme de la Maison Wittgenstein. Cela nous montre que l’attitude du philosophe face à son environnement est fondée sur deux notions communes : l’idée que l’architecture et l’espace conçus dans la civilisation antique, avec ses ordres, ses idéaux de symétrie, ces principes sont basés sur des relations spatiales en accord avec nos sensations corporelles ainsi que mathématiques, et le fait que ces notions reposent sur des principes esthétiques qui traversent le temps et les cultures. Dans cette perspective, il va sans dire que les objets ne sont pas des présences mortes, tant qu’ils ne répètent pas les formes du passé, mais appliquent ces principes fondateurs à nos besoins et à nos capacités.


    Abréviations

    RM : Remarques mêlées (1978), édité par Georg Henrik von Wright et Heikki Nyman, présentation par Jean-Pierre Cometti, traduit par Gérard Granel, Paris, Flammarion, 2002.

    RPPI : Remarques sur la philosophie de la psychologie (1980), tome I, édité par Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe et G. H. von Wright, traduit par Gérard Granel, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 1998.

    LC : Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse (édition originale établie par Cyril Barrett, Oxford, Basil Blackwell, 1966), Paris, Gallimard, 1971.

    C : Carnets, 1914-1916 (1961), trad. Gilles-Gaston Granger, Paris, Gallimard, 1997.

    Z : Zettel (1967), édité par G. E. M. Anscombe et G. H. von Wright, traduit par G. E. M. Anscombe, Oxford, Basil Blackwell, 1981 (2e éd.).

    Bibliographie

    Pierre BOURDIEU, La Distinction, Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.

    Malcolm BUDD, Aesthetic Essays, Oxford, Oxford University Press, 2008.

    Bernhard LEITNER, The Wittgenstein House, New York, Princeton Architectural Press, 2000.

    Adolf LOOS, Ornement et Crime (1908), traduit par Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Payot & Rivages, 2003.

    Joshua REYNOLDS, Discourses on Art, édition établie par Robert R. Wark, Londres, Paul Mellon Centre for Studies in British Art, 1975.

    Paul WIJDEVELD, Ludwig Wittgenstein Architect, Amsterdam, The Pepin Press, 1993.

    Ludwig WITTGENSTEIN, Tractatus Logico-Philosophicus (1921), traduit par G. G. Granger, Paris, Gallimard, 2001.

    _____, Recherches philosophiques (1953), traduit par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2005.

    Je tiens à remercier Antonio Damasio et en particulier Paul Boghossian pour leurs commentaires au sujet d’une version antérieure de ce texte. Que soit également remerciée Anunciata von Liechtenstein pour son rôle dans la préparation de cette présentation .


    Olivier Berggruen, né en Suisse en 1963, a fait ses études à Paris, puis en histoire de l’art à Brown University, Providence, Rhode Island, puis au Courtauld Institute of Art à Londres. De 2001 à 2007, il a été conservateur associé à la Schirn Kunsthalle de Francfort. Auteur de The Writing of Art (Pushkin Press, 2011), il prépare actuellement une rétrospective sur Picasso et les Ballets Russes aux Scuderie del Quirinale à Rome en 2017.

     

     

    Olivier Berggruen s’intéresse au statut des objets chez Ludwig Wittgenstein dont il suit à la fois la pensée et les conditions d’existence. Il montre pourquoi il ne faut pas oublier qu’il ne fut pas seulement philosophe mais jardinier, ambulancier et ingénieur, auteur en partie d’une maison pour sa sœur dans la Kundmanngasse, à partir de 1926. Le traitement des choses et du moindre détail dans son architecture a non seulement son importance mais il éclaire d’un jour nouveau ses perspectives dans les domaines artistiques et philosophiques. Son goût du dépouillement ne veut pas dire qu’il ne prête pas attention à une variété d’objets, bien au contraire.

    Laurence Bertrand Dorléac

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    architectures de cartes postales


    dimanche 1 novembre 2020

    le cas Cacoub

     Alors que la radio raconte les soubresauts de la Démocratie à l'africaine en Côte d'Ivoire, je me souviens d'avoir des cartes postales de ce pays. J'en choisis une, certainement parce qu'elle est représentative de ces grosses machines hésitant entre laideur affirmée et extravagante brutalité devenue maintenant mainstream.

    J'avoue d'abord en aimer ma surprise :



    Ce machin incongru, énorme, mal fagoté, irrésistible en même temps d'autant d'audace de la laideur est l'Hôtel Le Président à Yamoussoukro. Comment ne pas être fasciné par ce collage d'une anonyme barre de béton architectonique et de son bubon hexagonale qui lui est atterri dessus, comme ça, sans égard et surtout sans dessin.

    C'est immonde mais, comme tout ce qui est immonde et à ce point affirmé, sans remord, cela confine à la Beauté si, comme André Breton, on voudrait que la Beauté soit convulsive ou ne soit pas. Ici, pas de doute, on convulse. La gerbe c'est bien à la fois un bouquet de fleurs pour un hommage et le repas de la veille lâché sur le trottoir humide après une soirée trop arrosée. Ici, j'hésite. Cette sorte d'indifférence à la justesse, ce manque total d'égard à l'objet lui-même résumé à sa seul fonction, le déséquilibre patent de l'ensemble, tout cela est bien de Monsieur Cacoub. Sans doute qu'il a vu là l'occasion d'une affirmation brutale confondue avec du brutalisme. Sans doute que l'affirmation d'un geste aussi puissant est une affirmation un rien viriliste de l'architecte perçu comme une figure héroïque de celui qui ose tout : collage raide, porte-à-faux caractériel, dessin minimum se voulant sans doute pur.

    Au moins, on peut remercier Cacoub de n'être pas tombé dans une fausse révérence à l'architecture africaine, de savoir qu'il ne dessinait pas pour le Wakanda une certaine vision post-punk d'une Afrique fantasmée pour démocrates américains : breloques qui pendouillent, couleurs outrées, pointes biscornues et rochers en ciment. Là, si on y voit le style internationale c'est celui du soviétisme des années 80. Ça fait Pif, Paf et Boum. Boum ! Sur le toit, le restaurant. Et que ça fasse peur en attendant de faire architecture. Yamoussoukro instrumentalisée comme un quartier de La Défense sans les ennuis du permis de construire ou du prospect. 

    Cacoub, nous les vénérateurs du guide de Monsieur Amouroux, on le connait pour cette page :




    La photographie laisse rêveur et on aimerait bien se rendre à Grenoble pour voir ce beau morceau de brutalisme à la française. Depuis cette image, c'est vrai que nous pourrions finalement tirer Cacoub d'un mauvais sentiment. Et puis...Et puis je me souviens de ce nom, je me souviens aussi que cet architecte avait pondu un immonde (là c'est objectif) projet pour remplacer le Casino de Ferret à Royan. Et là...Comment dire...Le cas Cacoub redevient grave. Je vous laisse admirer la maquette qui, heureusement, ne trouva pas l'occasion de se traduire dans le réel. On ne peut tout de même pas réussir à faire caca partout.



    Nommons nos sources :

    - carte postale, édition de la Librairie de France, Est R. Barnon, photographie de J.C. Nourault

    -Guide d'architecture en France, Amouroux, Cretton, Monnet, 1970

    -Souvenirs de Royan, François Rochet, éditions du Trier Têtu, excellent ouvrage pour tous les amateurs de Royan. Première photo de J. Monnier, seconde de Serge Roy. Merci.

    mardi 27 octobre 2020

    Ils y sont (et pas moi)

     Je cherche, je fouille, je me demande ce qui pourrait moi-même m'étonner. Je tombe alors sur cette carte postale d'une avenue bordée généreusement d'arbres et dont le ciel prend une grande place. Des immeubles blanc à l'écriture moderne ont sans doute justifiés mon impulsion d'achat et puis...j'ai oublié cette carte dans l'une des boîtes. Avais-je aimé l'enseigne du Casino en bas à droite ? Avais-je retenu la grande rigueur de cette voie de communication, rigide, dure, si prompte à nous faire croire que la leçon de la Chartes d'Athènes aurait ici réussi à trouver son terrain : l'hygiénisme par le prospect, l'air circule tout comme les automobiles au pied des barres et des immeubles. Que dois-je faire vraiment de ce type d'espace urbain ? Quel leçon en tirer ? En ai-je encore la force ? 



    Rien ne m'a permis de mettre un nom sur un urbaniste ou un architecte pour cet ensemble urbain dont la carte postale de l'éditeur Baure nous dit qu'il s'agit du Cours Fauriel à Saint-Étienne. Mais soudain, à ce nom de ville mon cœur se serre et se réjouit en même temps. Je sais que certains corps à moi très chers y sont sûrement et cela me suffit à regarder fixement l'image comme si cette intensité me permettrait d'un coup de m'y retrouver avec eux.

    Élina et Thomas y sont. Et pas moi. 

    Élina Stoflique y trouve-t-elle la ville médiévale ou les signes d'un Pouillon oublié ? Thomas Rayon y trouve-t-il l'occasion d'éprouver dans un Burberry à 10 balles son sex appeal ? Se donnent-ils rendez-vous dans une boîte à photocopies au gérant sympa qui les laissent éditer des fanzines déglingués ? Ont-ils pu s'offrir des noix de cajou au centre commercial ? Je ne sais pas. Je sais juste que de ne plus les voir m'est difficile. Alors je pars dans cette carte postale, je cours sur le Cours Fauriel et je m'ésouffle vite. Je voudrais comme Mary Poppin's tomber dans l'image à la craie dessinée sur le trottoir. 

    Finalement, ce minuscule voyage n'est-il pas la fonction première d'une carte postale ?

    Y être. Avec eux.

    La carte postale fut expédiée en 1973 avec un superbe tampon stylisant la Maison de la Culture et des Loisirs de Saint-Étienne. La Marianne du timbre est ainsi caressée par la courbe de ce dessin. C'est délicat.

    Je m'accroche à cela, à la délicatesse d'une culture qui caresse Marianne. 

    La bise à vous deux.



    samedi 24 octobre 2020

    Pont de maçon, télévision de maçon, Pritzker Price de m...

    Dans une collection comme la mienne, il est parfois difficile de se décider de ce que l'on doit écrire car les sujets eux-mêmes semblent trop complexes pour un article si court sur un blog. Et les jugements définitifs sur une construction occultent parfois une œuvre plus forte, plus riche, voir bavarde d'un architecte n'ayant justement pas voulu choisir.

    Nous remercierons donc l'entreprise Bouygues d'avoir été en cette matinée, celle qui me fit faire cette découverte. J'étais en train de me dire que je possédais deux expressions bien différentes de cette entreprise dans ma collection de cartes postales quand surgit le nom de l'architecte Kevin Roche.

    J'avoue que je n'avais pour ma part jamais entendu ce nom d'architecte. Pourtant dans un classeur Boring Postcard (ce qui en dit déjà long de mon intérêt pour l'architecture concernée) était bien rangé cette carte :



    Je n'en aime rien. Rien. Ni la blancheur immaculée, ni les formes éculées de la fausse serre géante, ni les pauvres plantes vertes soulignant les épais escaliers. Lourd, trop gras, d'un esprit de centre commercial au mauvais goût spectaculaire, le verso de cette carte, ajoutant le nom de Bouygues suffisait à me dégouter de cette architecture grandiloquente.

    Nous sommes à l'intérieur du "Challenger" (ne riez pas...) à Saint-Quentin-en-Yvelines, siège social du groupe Bouygues. Ce siège social est bien l'œuvre de Kevin Roche, architecte prolixe et relâché, qui, comme pour s'excuser de retourner sa veste stylistique, chanta toute sa vie qu'il ne fallait pas s'enfermer dans un genre. Le post-modernisme au service d'une architecture de merde. Car ce gros bébé que Bofill aurait pu dessiné mieux (c'est peu dire) est une grosse merde. Tout y sent le désir de communication, la boursouflure de l'image de soi du commanditaire, sorte de Versailles raté en béton, ce siège social est un machin immonde dont le commanditaire pourrait être Ceaucescu, Staline, le Prince Charles ou Mickael Jackson. Tout est une sorte de condensé du mauvais goût, celui justement de trop vouloir en dire, de trop vouloir en faire. On connait ce phénomène quand l'architecte écoute trop les désirs de son commanditaire qui ne rêve pas d'architecture mais veut forcer le respect des références en jetant dans la construction toutes les images de ses rêveries. N'est pas Louis II de Bavière qui veut, ni Walt Disney d'ailleurs. Ne me reste que l'espoir que Kevin Roche ait dessiné ce monstre avec, si ce n'est de l'humour (se moquant de ce gout) avec cynisme et opportunité en prenant le chèque et en reprenant vite son avion en riant à gorge déployée de sa forfaiture. Oui, il y a certainement de l'humour dans ce "Challenger".

    On notera que cette carte postale provient directement de la communication d'entreprise du Groupe Bouygues mais qu'elle oublie de nommer l'architecte. Sursaut de fierté de ce dernier ?

    Mais on pourrait aussi remercier Bouygues pour un autre objet qui fut au centre d'un scandale prouvant que être grand patron de la télévision ou grand patron de la construction n'autorise pas forcément à une ouverture d'esprit et à l'humour sur soi.

    Voyez ce bel objet éditorial :



    J'ai toujours aimé cette carte postale, cette fois rangée dans le classeur génie civil. Je dis bien que j'aime cette carte postale ce qui ne veut pas dire que j'en aime l'objet représenté, en l'occurence, le pont de l'Ile de Ré dont on sait maintenant à quoi il a servi : une catastrophe culturelle. Mais l'éditeur Marcou ici fait un beau travail de cadrage, donnant presque l'illusion que les courbes de ce pont puissent être esthétiques. J'aime aussi que mon oeil touche le béton et la coulure qui court, figée, me ravit. L'image est bien construite, certainement d'ailleurs comme le pont. Monsieur Marcou aime donc les courbes, Rappelez-vous.

    Au dos de cette carte postale, Monsieur Marcou nous indique bien que c'est Bouygues qui, entre 1987 et 1988 construisit ce pont de 2926 mètres. 2926 mètres de béton bien coulé, ça en fait des brouettes. Mais ceux de ma génération se souviennent donc aussi que c'est bien ce pont et l'émission qui lui était consacrée qui créa le scandale du renvoi du journaliste Michel Polac, victime collatérale d'un dessin de Wiaz dont je vous donne ici l'image.



    Alors, il n'y a rien à conclure de tout cela, de tous ces bonds de mon esprit. Il n'y a que la preuve que nous construisons entre les images les liens propres à notre culture, à notre histoire. Et l'absurde architecture de ce "Challenger", sa laideur hurlante auront eu le mérite de m'avoir fait découvrir un architecte à l'œuvre opportuniste, parfois solide, parfois baroque devenu une star. Et l'histoire passera, comme passent les vacanciers sur le pont de l'Ile de Ré, trop lourdement, trop peu respectueusement, tueurs aussi de paradis.

    Et je n'oublie pas que mon forfait de téléphone, je l'ai pris chez Bouygues, mais je ne peux décemment pas vous dire ici pourquoi. Il y a certaines architectures qui sont puissantes à vos désirs. Aucune éthique, je vous dis.

    Dans mes archives je trouve quelques réalisations de Kevin Roche avant qu'il ne bascule du côté obscure. C'est l'Architecture d'Aujourd'hui qui régale et nous montre deux superbes projets américains de Kevin Roche. Sensualité, affirmation des volumes, clarté de la structure, tout y est superbe et bien loin de Francis. J'en suis certain maintenant, en voyant ce que l'architecte a produit, il s'est foutu de la gueule du maçon.

    Ford Foundation, K.Roche, J. Dinkeloo, photo de Erza Stoller :



    Knights of Columbus Headquarters Building, New Heaven, sans doute l'un des chefs-d'œuvre de Kevin Roche et John Dinkeloo :





    Architectures de Cartes Postales 2

    1984, une pensée qui ne passe pas


    1984, une pensée qui ne passe pas

    Il était temps de retraduire 1984. Si la traduction de Josée Kamoun donne enfin au livre une allure de roman, elle ne rend toujours pas compte entièrement de sa puissance de pensée. Elle l’obscurcit même parfois.


    George Orwell, 1984. Trad. de l’anglais par Josée Kamoun, Gallimard, 384 p., 21 €


    La nouvelle traduction de 1984 est un événement : le monde littéraire français reconnaît enfin ce livre comme un authentique roman, une qualité qui lui avait été jusqu’ici régulièrement déniée (notamment par Kundera dans Les Testaments trahis). La traduction de 1950 par Amélie Audiberti (réimprimée à l’identique depuis 68 ans jusque dans ses erreurs les plus grossières et les plus faciles à corriger : chiffres faux, répliques manquantes, contresens patents) porte la marque de ce déni : elle est le plus souvent honnête, parfois judicieuse et inventive, mais elle reste globalement terne, monocorde, corsetée, souvent embarrassée.

    Rompue à Kerouac, Philip Roth et quelques autres, Josée Kamoun fait exploser la gangue : tout le livre passe au présent, les phrases gagnent un rythme, les personnages prennent vie et voix, les corps et les décors sont là. Les dialogues notamment trouvent tout leur relief. Julia parle comme une jeune femme décomplexée d’aujourd’hui et ses conversations politico-amoureuses avec Winston sur la vie qu’ils ont, et celle qu’ils n’auront pas, deviennent des moments forts. La trouble zone d’échange par-delà la torture entre le commissaire politique et l’intellectuel dissident est rendue crédible. Les rêves-souvenirs de Winston touchant à sa mère, qui sont un leitmotiv du roman, prennent une force poétique qui les rend réellement émouvants.

    Mais quand Josée Kamoun entreprend de retraduire les concepts-clés du livre – ceux qui sont entrés dans la langue commune, et que des millions de lecteurs se sont appropriés –, il lui arrive de passer à côté et d’obscurcir lourdement la pensée du roman.

    George Orwell, 1984

    L’échec est flagrant avec la « Police de la pensée » (Thought Police) devenu la « Mentopolice » pour des raisons purement esthétiques : « “Thought Police” est une expression très compacte, déclare la traductrice ;  “Police de la pensée” était trop souple ». Soit. Mais que vient faire ici le mental ? (Sous réserve que, chez le lecteur qui découvrirait 1984 dans cette traduction, « mento- » n’appelle pas « mentir » plutôt que « mental », lui faisant interpréter « mentopolice » comme la « police du mensonge » ! La confusion serait totale. Or il n’y a aucune indication pour l’en détourner.) La police en question ne traque pas le mental, encore moins les mentalités ou le psychisme. Elle traque des pensées, celles qui sont non conformes : par exemple, « que l’Océanie n’a pas toujours été en guerre avec l’Eurasie », « que à telle date l’ex-dirigeant Rutherford était à Londres et non à l’étranger », « que deux et deux font quatre ». Ces pensées criminelles sont des crimes-de-pensée (thoughtcrimes). Pas du tout des « mentocrimes » (comme les rebaptise la traduction), des crimes mentaux, psychiques, subjectifs. Ces pensées, au contraire, existent objectivement ; elles sont communicables et partageables ; elles peuvent circuler sous forme d’écrits, de paroles, ou simplement loger dans une tête. Elles ont une vie qui leur est propre. Parfois elles s’imposent à l’esprit, quand on est témoin d’un événement, quand on a une photo dans la main, quand on raisonne. On peut lutter contre elles, tenter de les repousser ; mais souvent elles reviennent malgré soi, jusque dans le sommeil.

    Pour échapper à la Police de la Pensée, les membres du Parti doivent contrôler leurs pensées, devenir en quelque sorte les policiers d’eux-mêmes. Ils pratiquent en virtuoses la technique d’auto-manipulation des pensées : doublethink. Ici, Josée Kamoun a judicieusement modifié la traduction reçue : non plus « la doublepensée », mais « le doublepenser » ; c’est en effet une pratique, une activité permanente. Mais avec « mentopolice », elle a perdu le lien entre ce contrôle interne (le doublepenser) et le contrôle externe (la police) alors qu’ils s’appliquent l’un et l’autre aux mêmes pensées. La cohérence du roman en souffre : c’est pour avoir obstinément refusé le double penser que Winston le dissident se retrouve dans les caves de la Police de la pensée, où l’un de ses chefs, O’Brien, le contraindra, par la torture et des arguments philosophiques, à double penser.

    George Orwell, 1984

    George Orwell

    La décision de substituer « néoparler » à « novlangue » pour traduire Newspeak n’est guère plus défendable. Le Newspeak n’est pas du tout un parler. D’abord, il s’écrit. Et surtout il n’émane pas de la libre créativité d’une communauté qui ajusterait une langue standard répandue aux formes de vie qui lui sont propres. Fabriqué de toutes pièces par des experts sur ordre du Parti, le Newspeak est la quintessence de la langue de bois. Il est bien une langue, avec un vocabulaire, des règles de grammaire et un dictionnaire. Il est, dit le roman, « la langue officielle de l’Océanie », même si c’est « la seule langue au monde dont le vocabulaire rétrécit chaque année ». Certes, aucune littérature ne pourra voir le jour dans cette langue-là. Mais précisément, c’est le but : détruire méthodiquement la langue naturelle pour en produire une autre, totalement artificielle, afin de « rétrécir le champ de la pensée ». La traduction par « néoparler » passe à côté : elle détourne l’attention de cet enjeu crucial qu’est, pour Orwell, la relation entre langue et pensée. Le novlangue (appelons-le par son nom) est un ersatz de langue. Une pseudo-langue si l’on veut. Mais c’est bien dans cette langue totalitaire que les habitants de l’Océanie vont devoir désormais et parler et penser.

    L’écart entre les préoccupations de la traductrice et la pensée du roman apparaît clairement dans une page cruciale : « Avec le sentiment […] d’énoncer un axiome capital, [Winston] écrit : “La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Qu’elle soit accordée, et le reste suivra.” » Mais dans l’original, la dernière phrase est : « If that is granted, all else follows. » Donc pas « elle », mais « cela (that) ». L’erreur est évidente : ce n’est pas la liberté qui doit être accordée, comme le voudrait Josée Kamoun, mais l’axiome – l’axiome qui pose « que la liberté est la liberté de dire que deux et deux font quatre ». La précédente traductrice l’avait compris.

    George Orwell, 1984

    Cette erreur sur un pronom est lourde de conséquences. Dans la nouvelle traduction, on n’a guère plus ici qu’une banalité : confronté à la propagande et aux mensonges du régime, le dissident revendique la liberté de dire ce qui est vrai ; par là, il affirme un droit, et ajoute que, si celui-ci est reconnu, quelque chose comme une révolution s’ensuivra. Mais ce qu’Orwell a écrit (et fait écrire à Winston) est quelque chose de très différent, plus original, plus fort, et bien plus dérangeant : il définit la liberté par l’accès à la vérité ; si la vérité disparaît, la liberté meurt.

    Winston ne revendique rien. Dans le monde de contrôle parfait et de terreur où il vit, cela n’aurait aucun sens. Son dernier espace de liberté, ce sont « quelques centimètres cube au fond de son crâne ». Mais le pouvoir totalitaire veut s’en emparer. Il dispose pour cela d’une arme absolue : détruire tout rapport à la vérité dans l’esprit du dissident. Car tant que celui-ci continue de tenir pour vrais les constats qu’il tire de son expérience et les jugements qu’il tire de sa raison, le pouvoir totalitaire reste impuissant ; aucun pouvoir ne peut changer ce qui est vrai. Pour envahir l’esprit du dissident, il faut qu’il brise son rapport au vrai : qu’il le rende capable de croire que deux et deux peuvent faire cinq, trois, ou soixante-dix-neuf. 1984 est l’histoire de ce combat. Mais ce lien essentiel entre vérité et liberté, combien de philosophes aujourd’hui sont-ils prêts à le reconnaître et surtout à en tirer les conséquences ?

    Ces failles de la nouvelle traduction sont un symptôme de l’état de la réception d’Orwell en France : il n’y est toujours pas reconnu comme un penseur de premier plan. Depuis des décennies, les meilleurs philosophes anglophones débattent de ses idées : Martha Nussbaum, Judith Sklar, James Conant, Richard Rorty, Michael Walzer, etc. En France, un jugement asséné par Marcel Gauchet résume la situation : « 1984 est un livre admirable pour frapper les imaginations, mais une piètre contribution à l’intelligence du phénomène qu’il dénonce » [1]. Après 68 ans de mépris, 1984 vient d’être reconnu chez nous comme un vrai roman. Quand sera-t-il enfin reconnu comme l’œuvre d’un vrai penseur ?


    1. Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard, 2010, p. 522.


    https://www.franceculture.fr/emissions/signes-des-temps/autour-de-la-figure-de-george-orwell