En trente-huit ans, Le jouet triste est le quatrième recueil d’Ishikawa Takuboku publié aux éditions Arfuyen, après Ceux qu’on oublie difficilement (1979, traduit par Alain Gouvret et Yasuko Kudaka), Fumées et L’amour de moi (1989 et 2003, traduits par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard) [1].
Trente-huit ans : une durée nettement plus longue que la vie du poète.
Et pourtant, malgré ce goutte-à-goutte, oui, Takuboku, on l’oublie
difficilement. Une étrange persistance sur la rétine.
Ishikawa Takuboku, Le jouet triste. Trad. du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret. Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, de Toki Aika, et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku. Arfuyen, coll. « Neige », 97 p., 14 €
Né en 1886, Ishikawa Takuboku meurt de
tuberculose le 13 avril 1912, huit ans après Tchekhov et quelques heures
avant le naufrage du Titanic. Il a vingt-six ans, autant dire que c’est
un homme du XIXe siècle. Pourtant, absolument rien, même
obliquement, n’indique au lecteur d’aujourd’hui ce décalage de cent ans.
Est-ce l’intemporalité du Japon vu depuis notre Europe de
l’Extrême-Ouest (le milieu de l’Europe géographique est, dit-on, situé
quelque part en Lituanie) ? De si loin, l’angle ne peut être qu’aigu,
écrasant les reliefs.
Ishikawa Takuboku, personnage principal du manga “Au temps de Botchan” de Jiro Taniguchi et Natsuo Sekikawa (Seuil)
La forme de ces cent
quatre-vingt-quatorze poèmes est intemporelle : le tanka, trente et une
syllabes pour tout un monde de pensée. C’est le génie du lieu, faire
tenir un monde dans presque rien, comme le « suichuka », papier
comprimé qui se développe dans l’eau, et sert de comparaison à Proust
pour sa trop fameuse madeleine. Bizarrement, on est moins désorienté par
le tanka, familier à nos oreilles, et qui est bien ce qu’on attend d’un
poète japonais, que par le contenu. Le paradoxe veut que, quoiqu’on
soit de plain-pied avec cette poésie grinçante, cruelle, plus violente
encore par sa densité et sa compression, pourtant elle nous déstabilise,
parce qu’en effet ce n’est pas ce qu’on attend. Qu’est-ce qu’on en
attend d’ailleurs ? Un esthétisme, l’extrême délicatesse des accords ou
désaccords entre le cœur et les saisons, le hiératisme, la sagesse ? Eh
bien, non. Serait-ce que tout cela n’existe que dans notre imaginaire
obstiné ? On pourrait parler d’occidentalisme – ou d’occidentalité – de
Takuboku, mais de même qu’il est impossible à situer dans le temps il
est impossible à situer dans l’espace.
C’est un frère en poésie de Jules
Laforgue, mort lui aussi très jeune, en août 1888, à vingt-sept ans, et
lui aussi de la tuberculose, deux ans et demi après la naissance de
Takuboku. Ils partagent le même pessimisme, mais Laforgue, si tragique,
reste plein de légèreté et d’humour. Ici, c’est sans échappatoire. Le
minimalisme du tanka concentre la noirceur. Sa brièveté acère, accélère,
le pessimisme : des balles bien ajustées dont le poète est lui-même la
cible, et pourtant c’est le lecteur qui est atteint.
Le jouet triste, paru en juin 1912, est posthume. À la poignante nostalgie de Ceux qu’on oublie difficilement, au malaise, au mal-être, à la rage même de L ‘amour de moi,
ici se surajoute la maladie. C’est une sorte de journal poétique, le
journal d’un homme menacé, puis hospitalisé, puis revenu mourir chez
lui : souffrances (physiques), soins, visites, souvenirs, instants
saisis, pensées fugitives, retours sur sa vie. Tout est gonflé de
non-dit, signifié de biais, « en biseau » dirait Anna Akhmatova, et
résonne d’autant plus : par exemple, la main de l’infirmière qui lui
prend le pouls, selon qu’il la sent tiède ou froide, lui indique si sa
fièvre à lui est montée. Chacun des tankas cisèle un de ces petits
signes, du plus physiologique comme celui dont on vient de « déplier »
un des sens, au plus intime. Ils suivent le flux intérieur, son
instabilité, son tremblement, d’autant plus labile et sensitif que la
maladie affaiblit les rênes de la raison. Rares sont les recueils de
poésie qui donnent cet effet de suspense. Suspense paradoxal : les
poèmes sont précédés de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku,
préface due au premier éditeur, son ami Toki Aika, à qui Takuboku avait
confié le manuscrit cinq jours avant de mourir. On sait donc à quoi s’en
tenir. Mais, comme dans Chronique d’une mort annoncée de
Gabriel García Márquez, malgré ce qu’il sait depuis le début, le lecteur
est pris, il lit pour savoir la suite… et la fin. Pourtant, il la
connaît, la fin, comme Takuboku. Lente et inexorable. De sursauts en
lâcher-prise.
Le recueil est bilingue. Bien sûr, peu
de lecteurs liront le texte original. Mais la disposition verticale de
l’écriture japonaise permet une mise en page très graphique, enfermant
le texte français sur la double page verso-recto entre deux coulées de
caractères, fragiles comme des rideaux. Cela contribue à l’effet
d’isolement dans une chambre de malade. Le livre se termine par un
fragment d’un essai de 1910, Diverses choses sur la poésie.
Toki Aika y a puisé en 1912 le titre du recueil. Surtout, le poète y
livre, de la façon la plus directe, ce par quoi, contre quoi et pour
quoi se construit son œuvre. « Si le rythme traditionnel ne
correspond pas à nos sentiments, pourquoi faudrait-il s’interdire de
l’enfreindre ? Si la contrainte de trente et une syllabes [qui règle le tanka] apparaît inadaptée, pourquoi ne pas la transgresser […] ? Il
est bon de chanter ce qui nous inspire sans nous laisser limiter par
quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre
condition, cela qu’on appelle poésie – cette émotion propre à chaque
instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie
affairée – cela ne périra pas ». Ces règles font partie « des choses minimes » sur lesquelles il est possible d’agir, comme « sur la table la place de la pendule, du nécessaire d’écriture et de l’encrier »
– Takuboku est effectivement considéré au Japon comme le premier poète à
faire évoluer la tradition, en introduisant par exemple la ponctuation
occidentale.
Mais cela va bien au-delà. Il continue : « Toutes
les autres choses, ce qui me pèse vraiment, ce qui m’est douloureux, se
peut-il que je n’aie sur elles aucune capacité d’action ? En réalité,
je dois plutôt les endurer et m’y soumettre, il me faut continuer de
mener cette double vie insupportable, car il n’y a pas dans ce monde
d’autre manière de vivre. J’ai beau me fournir toutes sortes de
justifications, mon existence a bel et bien été sacrifiée à l’ordre
familial, au système de classe, au capitalisme et à la commercialisation
du savoir qui actuellement nous gouvernent. » Loin d’être un
laisser-aller, la liberté que prend Takuboku à l’encontre des règles de
la poésie traditionnelle est au contraire une tension, le signe et le
noyau irréfragable de sa liberté intérieure et pour tout dire de son
existence. Jeu triste, sans doute, mais qui engage tout le reste.
Subsiste une énigme. Est-ce vraiment sa liberté intérieure infusée dans
la nouveauté formelle qui rend Takuboku si novateur, sinon unique ?
Qu’est-ce qui explique alors, pour le lecteur français qui ne peut
mesurer la poésie de Takuboku à cette aune, qu’on en ressente à ce point
la tension ?
Ces trois recueils constituent trois des parties de l’œuvre poétique parue au Japon en 1910 sous le titre Une poignée de sable, comprenant 551 tankas. Une poignée de sable a paru aux éditions Philippe Picquier en 2016, dans la traduction d’Yves-Marie Allioux.
Dans son journal, le poète japonais Ishikawa Takuboku avait pour
seul souci de dire le plus précisément possible ce qu’il vivait à
l’instant où il le vivait.
Je ne ferai pas ici la critique sévère
qu’exige l’Islam. De culture chrétienne, par ma famille, résolument
athée depuis l’adolescence, je n’ai pas à me substituer à ceux qui
doivent prendre la parole, et le calame de l’écriture, pour opérer ce
travail d’herméneutique, de généalogie, et de déconstruction, qui
figure, déjà, dans la sourate 96 du Coran (première sourate reçue par le
prophète Mahomet, première dans l’ordre chronologique et aussi dans
l’ordre des impératifs), comme l’injonction même du musulman : « Lis au
nom de ton Seigneur (…), C’est Lui qui a fait du calame un moyen du
savoir et qui a fait connaître à l’homme ce qu’il ignorait ». Iqrâ’
est traditionnellement traduit par « lis », mais il signifie
également : « rassemble », c’est-à-dire rassemble tous les éléments
d’analyse, de discernement, pour produire une lecture différenciée,
nuancée ; rassemble la véridicité de ce texte et l’historicité présente
de ton temps, afin de produire une vérité époquale et relative, et non
absolue et définitive ; lie, en somme, l’esprit de la lettre à l’esprit
de ton temps.
Cette nouvelle herméneutique de l’Islam,
qui se fait déjà et continuera à se faire – je l’espère – avec force,
nécessite que l’Islam se départisse des courants islamistes qui le
grèvent. Les deux courants principaux de l’islamisme sont ceux du
wahhabisme et du salafisme. Le premier est né au XVIII° siècle et
considère qu’il ne peut y avoir aucune nouveauté dans la lecture du
Coran, et que les autorités politiques doivent appliquer littéralement
la Charia (code juridique réunissant les éléments juridiques du Coran et
la Sunna). Le wahhabisme – qui est la version adoptée de l’Islam au
Qatar et en Arabie saoudite – impose ainsi une lecture littérale du
texte coranique, en interdisant par là toute lecture réformiste et
critique. Le salafisme (de salaf : « prédécesseur » ou
« ancêtre »), quant à lui, est un mouvement né au début du XX° siècle,
sur fond d’effondrement de l’Empire ottoman, et de domination
occidentale au Moyen-Orient. L’horizon politique du salafisme est la
création d’un Etat réunissant tous les musulmans, et appelé Califat. Il y
a toutefois trois formes de salafisme : le salafisme quiétiste, qui est
un salafisme prosélyte visant à convertir le plus grand nombre par les
prêches ; le salafisme politique, visant à participer à l’exercice du
pouvoir ; et enfin, le salafisme djihadiste, appelant à la révolution et
à l’imposition de l’Islam par les armes. Le salafisme est ainsi la
matrice idéologique d’Al Qaïda et de Daesh. J’ajoute enfin que les
Frères musulmans, groupe traditionaliste sunnite et politique créé par
Hassan El-Banna en Égypte en 1928, sont, quant à eux, les théoriciens du
rejet de la laïcité du modèle occidental, et du militantisme politique
visant à retourner aux valeurs traditionnelles de l’Islam en contestant
l’hégémonie culturelle occidentale et a fortiori européenne en terre
d’Islam (cette société s’est fondée, en l’occurence, en vue de lutter
contre la présence britannique en Égypte).
Ce à quoi nous sommes confrontés
aujourd’hui est donc la jonction entre ces différents courants ou
structures islamistes : du wahhabisme, l’islamisme retient
l’interdiction de la nouveauté et de l’interprétation au motif d’une
absoluité incréée de la lettre coranique (elle n’est pas née dans ce
temps, et donc a à s’appliquer de toute éternité de façon identique,
sans s’adapter au temps présent) ; du salafisme, l’islamisme retient les
structures prosélytes quiétistes et d’entrisme politique ainsi que la
lutte armée afin d’imposer le régime politique espéré ; et de la Société
des Frères musulmans, l’islamisme retient le rejet de tout modèle
européen laïc, lequel est visé comme étant celui d’une hégémonie
culturelle dominante blanche et judéo-chrétienne. L’islamisme est donc
tressé de ces trois fils conducteurs : sa racine est multiple, en ce
qu’elle est wahhabo-salafo-frériste.
L’Islam ne pourra se libérer de son
obscurantisme, et entrer dans un Islam des Lumières, qu’à la condition
de prendre congé des ces mouvances islamistes, rendant rédhibitoire
toute interprétation du texte coranique, et donc tout renouvellement
historial de celui-ci, et par suite toute inscription dans le temps
présent. Aussi doit-il, certainement, abandonner son expansionnisme
politique, afin de redevenir une spiritualité affectant l’existence
singulière des individus, et non une religion politique conquérante
voulant reconstruire le théologico-politique que les Lumières avaient
réussi à déconstruire courageusement.
Exemplaire du Coran en langue arabe
L’Islam souffre, en un mot, de son
universel extensif. Au « Tout vivant est unique comme Dieu est le Seul
et l’Unique », on préfère, en terre politique, « Nous sommes tous un
dans le Califat (ou l’État islamique) ». L’Unicité de Dieu rendant
unique chacune de ses créatures se meut en unicité abstraite de la
communauté musulmane. Le dogme fondamental de l’Islam, le tawḥīd, signifiant « l’unicité », et venant de wahada « rendre
unique », est ici compris non pas en tant qu’universel intensif
(l’unique se reconnaît dans l’Unicité de Dieu), mais en tant
qu’universel extensif (l’union se fait à l’unisson d’un Dieu unique qui
dissout chaque-un dans une totalité nivelante). Si Dieu est Un, alors
nous sommes chaque-un unique ; mais si Dieu devient le nom de
l’extension et de l’unisson (plus que de l’unicité), alors le chaque-un
est nié, et la créature n’est plus unique ni sacrée, mais indistincte et
désacralisée. De là que c’est l’islamisme djihadiste et politique qui
tue, en ce que sa logique est celle d’un négation (ou d’une dénégation)
de l’unicité du vivant. Or, il faut le dire sans ambages, ce sont ces
djihadistes qui sont, au sens coranique, des « dénégateurs », en ce
qu’ils dénient l’unicité (tawḥīd) de Dieu à rendre unique (wahaba) toutes les créatures qui sont les siennes. Le blasphème, c’est l’islamisme.
Au reste, cet islamisme – ou ces
islamismes – perdurent sur les faiblesses d’un Occident dont les Idées
s’essoufflent intensément. La faiblesse première de l’Occident est sa
coupure avec l’Histoire. Et le pays qui a certainement, en Europe, du
moins, le plus coupé le lien avec son passé, est la France. L’Histoire
de France est devenue un no man’s land pour notre jeunesse qui, tels les
camarades d’Ulysse dans l’Odyssée, semble avoir mangé les fleurs des
Lotophages, celles-là même qui provoquaient oubli et amnésie. Nous
sommes à l’époque de la fin de l’anamnèse. Nous avons perdu le fil
d’Ariane qui nous reliait à notre tradition, et qui pouvait ouvrir grand
l’avenir depuis un passé inspirant, et dont on pouvait tirer les leçons
pour n’avoir plus à reproduire les erreurs du passé. (Qu’on s’instruise
de la philosophie française : mis à part Foucault, Derrida, et Levinas,
aucun philosophe français n’est historiciste. Cette tradition
historialisante appartient, de fait, à la philosophie allemande ou
italienne). Et c’est sur cette coupure d’avec l’Histoire, que le
wahhabo-salafo-frérisme pullule : l’essentiel, pour lui, est de recréer
du lien historial, quand bien même cette historicité est une historicité
paradoxale nous reliant à de l’éternel plus qu’à du passé.
L’ancestralité y a une place fondamentale : le fondamentalisme, en ce
sens, cherche à relier les fidèles à un fonds commun qui est celui de
l’Islam des origines, appelé ainsi en ce que l’origine, pour
l’islamiste, est tout aussi bien l’originel. Historialité sans
historialité : le retour aux ancêtres est un retour à l’éternité de la
lettre révélée. Certes, pour nous autres Modernes, il n’y pas de faits
tout faits mais que des interprétations, et l’Histoire des
interprétations est l’Histoire des Églises (« L’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité », disait Pascal, dans les Pensées
(L 776/B 858)) ; mais pour le fondamentalisme, l’Histoire à laquelle il
est relié est une historialité qui dénie toute historialité, puisque
pour lui, il n’y a que des faits et non pas d’interprétations. L’histoire critique est une histoire diachronique
(celle d’un texte conçu dans une perspective herméneutique dynamique) ;
tandis que la prétendue histoire à laquelle nous relie le
fondamentalisme est une histoire synchronique (qui considère de
tout temps le texte dans une perspective statique). Tant que nous ne
redeviendrons pas des historiens critiques, des philologues et des
généalogistes, nous laisserons le pas gagné à l’islamisme. Lequel donne
une forme épique à la division subjective d’individus qui se trouvent
‘‘le cul entre deux chaises’’, c’est-à-dire entre deux cultures
impliquant un conflit de loyauté (l’Islam et l’Occident), et qui trouve
refuge dans une symbolique résolvant cet écartèlement diachronique des
origines, par une synchronie originelle (une pré-origine, donc, une
origine d’avant les origines conflictuelles). Il n’est pas anodin, en
cela, que ce soit un professeur d’Histoire-géographie, Samuel Paty –
pour le nommer, et l’arracher à l’oubli –, qui se soit fait assassiner
en France, en 2020. C’est ce malaise civilisationnel quant à l’Histoire
qui est désormais le danger de notre temps. Il nous faut réhabiliter
l’Histoire, la philosophie de l’Histoire, les méthodes critiques
historicistes de la pensée, pour nous réarmer conceptuellement, et
lutter pour la victoire des Lumières sur les Obscurités religieuses.
Blaise Pascal d’après un tableau de François Quesnel (Musée d’Art Roger Quilliot)
De cet Islam des Lumières, j’aimerais
dire quelques mots, d’un point de vue critique, certes, mais
positivement, ouvrant ainsi la voie, je l’espère, d’un rappel de ce
texte, d’une déconstruction de sa lettre et d’une restitution de son
esprit. Mahomet est d’ailleurs celui qui rappelle (Sourate 88, v.21-22),
il est le Rappelant, il rappelle non seulement la parole divine, mais
nous rappelle à ce que cette parole incréée s’est écrite dans une parole
créée qui est celle de l’arabe du VII° siècle, et qu’en ce sens, elle
nécessite une traduction, plus qu’une trahison, une interprétation
patiente et fidèle pouvant la laisser résonner dans les temps nouveaux,
en nous rappelant qu’une parole, si elle résonne depuis un passé, ne
peut être vive, et résonner de vive-voix que si elle s’étend au présent
et s’entend avec le présent. Qu’a-t-on à rappeler du Coran ? Et quel est
d’ailleurs le plus grand Rappel du Coran ? Eh bien ceci que Mahomet est celui qui rappelle la séparation du spirituel et du temporel, du religieux et du politique. Ainsi, est-il écrit dans la Sourate 88, v.21-22 : « Lance donc le Rappel : tu n’es là que celui qui rappelle/ Tu n’es pas pour eux celui qui régit ». N’est-ce pas des versets étonnants et épatants, appelant à une laïcité
et à une séparation des ordres ? N’est-ce pas un verset formidable,
pour qui sait lire, c’est-à-dire pour qui sait être musulman (étant
entendu que « musulman » est synonyme de lecteur, de celui qui a
l’obligation de lire, et qui est soumis au devoir de la science critique
de la lecture) ?, n’est-ce pas un verset à verser à l’anthologie
islamique contre-islamiste ? Car les islamismes, dont nous avons parlé,
blasphème l’obligation du musulman de lire, de ce que si un texte est ce
qu’il est de toute éternité, il n’a plus besoin d’être lu, puisqu’il
n’a plus besoin d’être supporté par le travail de la lecture qui
consiste toujours à relier le contradictoire : comment allier la vérité
d’un texte à la relativité d’une époque ?, comment, partant, rappeler
l’esprit d’une lettre dans l’esprit d’un temps ?
Le second rappel est celui de
l’injonction à savoir. Je citerai à ce titre deux hadiths du prophète
Mahomet. Le premier dit ceci : « Apprendre la science est une obligation
pour chaque musulman. » (Rapporté par Ibn Maja et authentifié par
Cheikh Albani dans Sahih Targhib n°72). La science n’est donc pas une
possibilité pour le croyant musulman, mais l’incondition de sa condition
de fidèle. Inconditionnellement, le musulman doit apprendre, s’adonner à
la science, c’est-à-dire d’un même tenant lire, comme on l’a dit, mais
également critiquer, c’est-à-dire discerner, faire usage de son esprit
critique pour savoir ce qui de la lettre s’inscrit encore dans l’esprit
du temps ; se relier au passé, à ses racines, à une tradition
ancestrale, certes, mais encore aux racines triconsonantiques de sa
langue sémitique, qui nécessite qu’on apprenne à les déchiffrer avec
finesse pour placer leurs esprits, c’est-à-dire leurs voyelles, là où il
convient pour ne rien perdre de leur sens éclairé. Je n’ignore pas que
l’islamisme, lui aussi, se revendique de la Science, mais c’est une
conception scientiste du texte en tant que celui-ci serait la Science
même (englobant toutes les sciences spécifiques et particulières) devant
régir l’humanité tout entière. La science, dont je parle, n’est pas
celle qui émanerait du Coran, mais celle du lecteur exerçant sa
rationalité ; science donc propre à la Modernité, où c’est le sujet qui
légifère de manière autonome dans l’ordre du savoir, et non les Églises
ou la seule Révélation divine. Allah est par ailleurs défini dans le
Coran comme étant « la lumière des lumières », et les « dénégateurs »
sont ceux qui dénient cette lumière à Dieu : s’inscrire dans la voie
qu’Allah ouvre à chacun, c’est ainsi s’inscrire dans celle des Lumières
de la pensée, et donc de la science, et non dévoyer ces sentiers dans
l’Obscurantisme de celui qui tue au nom d’une lettre à laquelle il a ôté
son enluminure, pour ne l’avoir jamais étudiée ni lue. Le second hadith
est bien connu (Derrida y faisait référence dans Circonfession) :
« l’encre de l’étudiant est plus sacrée que le sang du martyr ». Hadith
qui fera se reconnaître ces « frères ennemis »(Levinas) que sont le
judaïsme et l’Islam et qui laissent une place extrêmement importante à
l’Étude du texte, à sa répétition et à sa discussion, à son
apprentissage par cœur laissant à chaque fois de manière unique résonner
– au cœur de qui le sait – ce texte autrement.
Le troisième rappel est celui de la
Miséricorde. L’Ouverture du Coran, ainsi que toutes les sourates qui
s’en suivent, donne les premiers mots de toute prière musulmane : « Au
nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux (Bismi Allahi alrrahmani alrraheemi). » Ce qui est intéressant à noter est que cette première sourate s’intitule « Al-Fatiha ».
Mohamed l’appelait « La mère du livre ». Tout encore, la racine
sémitique (juive et arabe) de miséricorde est l’utérus, la demeure
utérine, la solidarité matricielle (le couple hébraïque est rakhamin/rekhem, et de celui arabe rahim/çilat al-rahim). Dieu est ainsi adoré en ce qu’il est la Mère du pardon, en ce que donc sa miséricorde est utérine et matricielle.
On versera cela au titre d’une déconstruction de la misogynie en Islam,
mais tout encore au titre d’un Dieu qui n’intime pas au meurtre, mais
au pardon maternel, comme une mère pardonne tout à son enfant, le pire
comme le futile. Cette miséricorde maternelle, je ne peux pas ne pas la
penser depuis la magnifique phrase d’Albert Cohen dans le Livre de ma mère
: « Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise
l’aimé, le pauvre aimé, si peu divin. » Le génie divin, la divinité même
d’Allah est ce génie maternel qui pardonne même à ceux qui ne suivent
pas sa voie, c’est-à-dire même aux incroyants, aux athées, ou aux
non-musulmans. Allah est en cela « le Tout pardon, l’Aimant » (Sourate
84, v.14). S’il est l’Aimant, c’est qu’il est aussi le Tout Amour,
l’inconditionnalité d’un pardon pardonnant même l’impardonnable. Car
il n’y a de pardon, comme le savait Derrida, que du parjure le plus
extrême, que du blasphème le plus grand, que de l’impardonnable même.
C’est ainsi que : « Quand Allah a fini sa création, il a écrit sur son
Trône : Ma Miséricorde précède ma colère.». (Rapporté par Boukhari dans
son Sahih n°7422).
Le prophète Mahomet, illustration d’un manuscrit ottoman du XVIIe siècle (BNF/wikimedia)
Le quatrième rappel, lequel est premier
en Islam, et que l’on a déjà abordé ci-dessus, est celui l’Unicité de
Dieu et de la vie. Il n’y a de Dieu que Dieu, cela signifie qu’au
contraire du christianisme le Dieu n’est pas trinitaire, mais Un et
indivisible. Reste que cette unicité et cette singularité affecte toutes
ses créatures. Chaque vivant, humain comme non-humain, est unique. « A
chacun de Vous, Nous avons ouvert un accès, une avenue. Si Dieu avait
voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique : mais Il voulait
vous éprouver en Ses dons. Faites assaut de bonnes actions vers Dieu »
(Sourate 5, v. 48). Non seulement l’Unicité de Dieu n’est pas
contradictoire avec les différences entre les humains, et les vivants
non-humains, mais ces différences sont un don divin : nous avons à
éprouver celles-ci afin de trouver une concorde, un universel qui nous
rassemble, qui nous lie, plus qu’il nous oppose et nous sépare. Ces
différences sont en chacun : elles sont la chance d’être unique, et
d’avoir une voie singulière à emprunter, à inventer. Formule de
l’universel intensif musulman : Toute créature est unique comme son Dieu est unique et singulier.
Le sujet humain se rapporte à l’universalité de Dieu, de sa vérité, de
son unicité, en tant qu’unique. Et c’est cette singularité qui, non
seulement, invite à une lecture singulière de la lettre coranique, mais
qui permet tout encore la divergence des interprétations. C’est encore
celle-ci qui fait que la vie est sacrée : attenter à la vie d’un individu, c’est attenter à son unicité, c’est donc attenter à l’Unicité de Dieu.
La divergence est la bienvenue en Islam comme les étrangers le sont. Un
hadith du prophète l’avère : « L’Islam est né en étranger, bénis soient
les étrangers ». L’étrangeté de l’altérité (tant qu’elle n’attente pas à
la vie et n’est donc pas mortifère ou obscurantiste) nécessite une
hospitalité inconditionnelle.
Le cinquième et dernier rappel que
j’aimerais faire à propos de l’Islam me tient particulièrement à coeur.
Il se rapporte à l’écologie. En effet, aucune religion monothéiste, plus
que l’Islam n’a fait une telle place à la question des vivants
(non-)humains, et notamment à la question animale. Les nombreuses
sourates du Coran portant un nom d’animal l’atteste, et la vigilance de
Dieu à l’égard des espèces animales et vivantes en général est notoire.
Deux versets m’intéressent au plus haut point. Le premier est issu de la
deuxième sourate (v.60), intitulée « La vache », et dit ceci :
« « Mangez et buvez de ce que Dieu vous attribue. Ne faites point de
dégât criminel sur la terre » ». Principe de précaution et de prévoyance
écologique : ne vous conduisez pas tels que les possesseurs de cette
Terre, et de la vie terrestre, ne devenez pas les prédateurs et les
meurtriers de l’unicité de la vie, ne considérez pas les ressources
naturelles comme des ressources financières (un hadith magnifique
appelle à la vigilance contre cette prédation économique : « Lorsque ma
Communauté exaltera le dinar et le dirham, lui sera ôté le prestige de
l’Islam, et lorsqu’elle cessera de commander le bien, elle sera privée
de la bénédiction de la Révélation. » Rapporté par Ibn Abî-l-Dunyâ dans
« Kitâb al-Amr bi-l-Ma’rûf »). Autre verset magnifique (Sourate 6,
v.38) : « Pas de bête sur la terre, ni d’oiseau volant de ses ailes qui
ne constitue des sociétés pareillement à vous ; dans le Livre Nous
n’avons absolument pas omis la moindre chose ». Traduction : la vie
mondaine est constituée d’écosystèmes dans laquelle l’interrelation a à
être respectée pour ne pas détériorer la vie du Tout ; tout monde en
cela est une cosmétique, c’est-à-dire un Cosmos où l’harmonie, ce que le
Coran appelle « la Beauté », doit être préservée afin de sauvegarder
l’unicité du vivant, c’est-à-dire aussi l’unicité de l’Archi-Vivant
qu’est Dieu (le « Vivant (Al-Hayy) » est d’ailleurs l’un des 99 noms que l’on attribue à Allah).
C’est au titre, donc, de cet Islam des
Lumières qui est plus que jamais possible et nécessaire, et pour lequel
il nous faut penser, travailler et critiquer, qu’il nous faut
aujourd’hui résister à l’islamisme obscurantiste. Le Dieu de l’Islam est
le Dieu qui envoie « des signes pour un peuple capable de réfléchir »,
« d’entendre », et de « raisonner » (Sourate 30, v.21-24) ; ce peuple,
je n’en doute point, se montrera à la hauteur de ses Lumières (Sourate
25, v.35), à la hauteur de l’interprétation qu’exigent ces signes, car
« Dieu est le Vrai qui s’explicite » (Sourate 24, v.25), et qui donc
appelle à la raison (de) ceux à qui Il se livre.
La découverte de photographies du camp de Sobibor révèle la vie joyeuse des SS, au cœur même de l'horreur de la Shoah.
En 1979, à Jérusalem, au cours du tournage de son film Shoah, Claude
Lanzmann interviewa Yehuda Lerner, un des survivants de l’insurrection
du camp d’extermination de Sobibor, qui commença précisément le 14
octobre 1943 à 16 heures. Il y a donc 77 ans.
Yehuda Lerner, un homme qui n’avait jamais tué personne, et qui
s’était évadé huit fois de camps de concentration et d’extermination en
Pologne orientale, avait fendu en deux le crâne de Johannn Niemanns, le
commandant du camp, d’un seul coup de hache.
Cet exploit, suivi de beaucoup d’autres, avait été minutieusement
organisé pendant six semaines par Alexandre Petcherski, un officier juif
de l’Armée rouge, qui était né à Krementchoug, en Ukraine en 1909.
Petcherski arriva au camp de Sobibor en provenance du camp de travail
de Minsk le 22 septembre 1943, dans un convoi de 2 000 Juifs, parmi
lesquels se trouvaient 600 prisonniers de l’Armée rouge.
Approché par les membres du mouvement de résistance parce qu’il est
officier, il accepte le rôle d’organisateur et de commandant de la
révolte. Il était prévu d’assassiner la plupart des 17 SS du camp.
Chaque SS devait être attiré dans un endroit isolé et tué. Les Juifs
devaient ensuite s’emparer des armes à l’arsenal et prendre la fuite par
l’entrée principale du camp, car ses abords étaient minés. Alors que 11
SS avaient été abattus, la découverte d’un des cadavres alerta les
gardiens. Alexandre Petcherski ordonna alors à ses camarades d’ouvrir
aussitôt une brèche dans les barbelés, et de courir à travers les champs
de mines.
Sur les 600 prisonniers, 300 réussirent à franchir les barbelés, 70
furent tués sur place, en tentant de s’enfuir, et 170 furent repris ou
tués dans les jours suivants, ainsi que ceux qui n’avaient pas participé
à l’évasion. 57 Juifs avaient réussi à s’éloigner des champs de mines
et à gagner les forêts. Puis, les fugitifs se scindèrent en plusieurs
petits groupes, ce qui leur donnait une meilleure chance d’échapper aux
recherches.
Une centaine de Juifs de Sobibor ont survécu à la guerre, dont
Petcherski qui réussit à rejoindre une unité de partisans soviétiques
dans la région de Brest Litovsk. Peu de temps après, il fut expédié dans
un bataillon disciplinaire (un tiers des officiers évadés furent
envoyés dans ces bataillons). Grièvement blessé en août 1944, il fut
évacué vers l’arrière, et fut hospitalisé jusqu’à la fin de l’année
1944. Il témoigna devant le tribunal international de Nuremberg. Au
lendemain de la guerre, revenu à la vie civile, il fut arrêté par le
NKDV qui l’accusa de s’être laissé capturer vivant par les Allemands.
Condamné à une longue peine de camp, il fut cependant libéré parce que
cette condamnation avait provoqué un scandale. Il mourut en 1990 à
Rostov-sur-le-Don.
La révolte de Sobibor fut un succès, mais elle n’eut pas pour
conséquence la fermeture des camps et l’arrêt de l’extermination. La
décision de démanteler les camps avait été prise par les nazis avant
celle-ci, mais l’héroïsme des insurgés accéléra la destruction de
Sobibor et de Treblinka, où une insurrection eut également lieu.
L'histoire et la mémoire de Sobibor
La première mention du camp de Sobibor, où 250 000 Juifs furent assassinés, parut en URSS le 6 août 1944 dans la Krasnaïa Zvzeda
(Journal de l’Armée rouge) dans un article de Vassili Grossman,
intitulé « Dans les villes et les villages de Pologne ». Un récit plus
détaillé sur le camp et le soulèvement fut publié dans la Komsomolskaïa Pravda
du 2 septembre de la même année sous le titre « Une usine de la mort à
Sobibor ». Les auteurs de l’article avaient rencontré quelques
survivants qui leur avaient raconté ce qu’ils avaient vu et vécu.
Alexandre Petcherski publia un livre au très modeste tirage Le Soulèvement du camp de Sobibor.
Toutefois, les témoignages des survivants ne constituent pas les
seuls documents existant sur le camp d’extermination de Sobibor. Un des
plus importants est l’ouvrage de Gitta Sereny Au fond des ténèbres. De l’euthanasie au meurtre de masse, un examen de conscience (Tallandier, coll. Texto, 2013). Cette
journaliste britannique qui avait assisté au procès de Nuremberg en
1945 et travaillé dans le cadre d’un programme d’aide des Nations unies
aux enfants survivants dans les camps de personnes déplacées en
Allemagne, a retranscrit ses entretiens à la prison de Düsseldorf avec
Franz Stangl, qui fut le commandant des camps de Sobibor, puis de
Treblinka du mois de septembre 1942 au 2 août 1943, jour de la révolte
du Sonderkommando de ce camp.
Gitta Sereny qui avait obtenu des magistrats l’autorisation
d’interroger Stangl après sa condamnation, enregistra soixante-dix
heures de conversations, puis consacra dix-huit mois à la consultation
des archives et à la rencontre de membres de sa famille et de personnes
citées par le condamné.
Arrêté au Brésil le 28 février 1967, le commandant Franz Stangl fut
extradé en Allemagne le 22 juin de la même année. Condamné à la
réclusion criminelle à perpétuité, il mourut dans sa cellule d’une crise
cardiaque quelques heures après sa dernière rencontre avec Gitta Sereny
le 28 juin 1971. Les autorités pénitentiaires avaient alors suspecté
Madame Sereny d’avoir empoisonné le condamné avec les douceurs qu’elle
lui apportait au parloir, dans l’espoir de favoriser ses confessions.
Les dernières paroles qu’elle avait pu lui extorquer dans l’attente d’un
sentiment de repentir, furent : « La vérité est que je ne devrais plus être en vie. »
Jusqu’à la publication de l’album Fotos aus Sobibor, publié à
Berlin par Metropol Verlag, on ne connaissait que deux photos du camp
de Sobibor. Stangl avait longuement décrit avec quelque fierté à Gitta
Sereny comment il avait fait de Treblinka et de Sobibor des lieux de vie
très agréables pour les SS. Alors que les convois arrivaient jour et
nuit, et que toutes les deux heures deux mille personnes étaient
assassinées, les SS menaient la belle vie dans un espace champêtre.
Stangl vivait dans une villa surnommée « Le nid d’hirondelles » ; les SS
se promenaient dans le zoo du camp.
On pouvait se faire une idée de la vie des SS au sein des camps d’extermination lorsqu’avaient été publiées les 193 photos de L’Album d’Auschwitz. Elles avaient été prises sur la Judenrampe
de débarquement des trains, au mois de mai 1944 par les SS Ernst
Hoffman et Bernhard Walter, chargés de prendre les photos d’identité et
les empreintes digitales des Juifs admis à entrer dans le camp. Elles
montrent la sélection d’un convoi de Juifs hongrois, effectuée avec la
plus grande ruse, dans le calme. Quelques SS seulement séparent les
vieillards, les femmes accompagnées d’enfants en bas âge, qui vont être
immédiatement gazés, de ceux considérés aptes au travail et admis dans
le camp.
Une autre série de photos, prise au Centre de loisirs des SS de
Solahütte, à 30 kilomètres au sud d’Auschwitz, montre la vie joyeuse
qu’on y mène. C’est une des rares séries de photos où l’on peut
reconnaître Rudolf Höss, l’ancien commandant du camp, venu superviser
l’extermination des Juifs hongrois, Josef Kramer, surnommé « la bête de
Bergen Belsen », et Josef Mengele, le médecin qui choisissait sur la
rampe, les « spécimens » destinés à ses « expériences ».
Un chœur de 70 gardes est accompagné par un accordéoniste. Un groupe de Helferinnen SS, assises en rang sur une barrière, tendent chacune une coupelle. Commentaire : « Hier giebt es Erbeeren ! » Ici, il y a des myrtilles ! Elles en redemandent.
On chante, on danse, on joue de l’accordéon dans le parc, devant un chalet.
Les SS sont heureux et rubiconds.
On ne connaissait que deux photos d’excavatrices géantes en train
d’extraire les corps des Juifs gazés à Treblinka, afin de les incinérer
sur les « grills », prises par le SS Kurt Franz. Il existait aussi une
autre prise de vue depuis l’enceinte du camp de Sobibor, et une photo de
SS devant les casernements où ils étaient hébergés.
Les deux camps avaient été totalement détruits après la révolte des
Juifs à Treblinka, le 2 août 1943 et à Sobibor, le 14 octobre de la même
année, comme il a été dit. Leurs sites furent rasés et plantés de
forêts de pins, afin d’effacer toute trace des crimes qui y avaient été
commis.
Le bonheur, au sein de l'enfer
On n’imaginait pas qu’une nouvelle source d’archives pût être encore
découverte. Or, soudain, voici que 75 ans après la fin de la Seconde
Guerre mondiale, des images de ce qui semblait enfoui à jamais, notre
savoir s’enrichit d’images, fixées par les criminels eux-mêmes.
Que voyons-nous ? Le bonheur, au sein de l’enfer.
Ainsi, on découvre deux photos qui attestent la présence du garde
Ivan Demjanjuk au sein d’un groupe de gardes du camp. Ces gardes qui
chassaient les Juifs nus dans « le boyau » vers les chambres à gaz, à
coup de fouet et de baïonnette. Lui, qui avait affirmé lors de son
procès à Jérusalem, puis en Allemagne, n’avoir jamais mis les pieds à
Sobibor.
Niemann, homme méticuleux, racontait à son épouse, sa vie heureuse en
photos dans le camp de la mort. On le voit d’abord en 1939, en début de
carrière, vêtu de son uniforme de SS, en compagnie de son épouse
Henriette Frey. Des images d’un camp nazi, avec des parterres de fleurs
en forme de croix gammées, des baraques de gardiens, des défilés, des
remises de médailles, des photos de Himmler parcourant en long manteau,
dessiné et taillé par Hugo Boss, les allées du camp de Esterwegen.
Corvée, torse nu, de pluche de pommes de terre, musique, relève de la
garde. Hitler rend visite à ses SS, auberge du camp. Parmi les photos de
la vie heureuse au camp, le premier né du couple, dans son berceau.
En remontant quelques années en arrière, les images nous apprennent
où Niemann a fait ses classes. Au T4, le programme d’extermination des
malades mentaux et des handicapés, promis à « une mort miséricordieuse
», sur lesquels furent testés les gaz mortels dans quatre lieux de mise à
mort, dont le château de Grafenek et le centre de Bernburg, où Niemann
officie sans état d’âme. Envoyant à sa femme des photos de lui dans sa
chambre et devant le centre-même de mise à mort. Cela voisine avec des
décors champêtres, des bords de lacs, des promenades en bateau.
Enfin, au faîte de sa carrière, Niemann entre à Sobibor, qu’il
photographie abondamment. A l’entrée deux poteaux portant l’inscription :
« SS Sonderkommando ». Des maisons basses et blanches derrière
une double enceinte de branchages. Des mats au sommet desquels flotte
le drapeau à croix gammée. Des miradors. Les gradés se prennent en photo
devant leur Kasino, montés sur de grands chevaux
Comme le raconta Stangl à Gitta Sereny, il y avait un puits,
construit en rondins de bois, une ferme, une belle salle à manger, une
terrasse avec de larges fauteuils, un zoo, une station d’essence. Après
les gazages, on joue de l’accordéon, du violon, aux échecs. On sert des
collations, les cuisinières qui servent à table, se mêlent gaiement aux
SS et se font immortaliser dans leurs bras. Ils vont caresser les petits
cochons qui viennent de naître, soigner les oies, destinées à couvrir
par leurs cris les hurlements des victimes asphyxiées par les gaz de
combustion du moteur d’un tank Diesel.
Pendant leurs permissions, les SS se rendent en car en excursion. Ils
retrouvent leurs épouses et font la fête au Château Sans Souci. Ils
poussent jusqu’à Berlin. Photographie de la Porte de Brandebourg, Unter den Linden, l’Opéra. Sur la route du retour, vers le camp d’extermination, ils font une halte pour un piquenique et picolent du schnaps.
Et puis, un jour, survient un événement impensable dans le monde des
SS. Les Juifs se révoltent et, en quelques minutes, exécutent leurs
assassins. Suivent donc, les photos des cercueils exposés, des
funérailles au cimetière militaire de Chelm. Car, les familles ne
sauraient découvrir le crane coupés en deux des SS.
Johann Niemann avait eu deux enfants avec Henriette, sa chère « Henny
», qui a conservé les lettres de son « Jonny ». Mais aussi son carnet
de caisse d’épargne et un formulaire énumérant minutieusement les
possessions du commandant de Sobibor, retournées à sa famille au
lendemain de sa mort. Toujours et encore le souci du détail.
De l'histoire familiale à l'Histoire
Les descendants de Johann Niemann, tué dans les premiers instants de
la révolte de Sobibor, avaient hérité de deux albums contenant pas moins
de 361 photos décrivant le bonheur de vivre dans un camp
d’extermination, au temps de l’Opération Reinhard, ordonnée par Heinrich
Himmler. Il s’était rendu à Sobibor le 12 février 1943, pour inspecter
les modalités de « la Solution finale de la question juive ».
En 2015, le petit-fils de Johann Niemann, commandant en second de
Sobibor, a attendu la mort de ses parents pour faire don à l’historien
Martin Cüppers, professeur à l’Université de Stuttgart des deux albums
de son grand-père, jusque-là, conservés au sein de la famille dans le
plus grand secret. Les deux Albums ont été légués par la famille de
Johann Niemann au Mémorial de l’Holocauste à Washington.
Une exposition a été organisée au mois de janvier 2020 à Berlin. Ce gros ouvrage, Fotos aus Sobibor,
contenant les photographies collées dans les deux albums, ainsi qu’un
abondant appareil historique, constituent une contribution majeure à la
connaissance de la Shoah. Ce chapitre « glorieux de notre histoire qui n’a jamais été écrit et ne saurait jamais l’être
», selon les mots prononcés par Heinrich Himmler le 4 octobre 1943
devant un monceau de cadavres, est donc révélé grâce à ces clichés
photographiques.
Myriam Anissimov est l'auteur de plusieurs
biographies de référence (Primo Levi, Romain Gary, Vassili Grossman et
Daniel Barenboim) et de plusieurs romans, parmi lesquels La Soie et les Cendres, Sa Majesté la Mort et Jours nocturnes. Elle a également été critique littéraire et artistique pour Le Monde de la Musique et de nombreux titres de la presse nationale. Elle préfacé et a grandement favorisé la réédition de Suite française d'Irène Némirovski et celle du Pianiste de Wladislaw Szpielman, adapté au cinéma par Roman Polanski. Son dernier roman, Les Yeux bordés de reconnaissance, a reçu lePrix Roland-de-Jouvenel de l'Académie Française en 2018.
Jonathan Daudey explore les trois principales perspectives proposées par Friedrich Nietzsche sur la question du temps.
Le temps est encore une pièce centrale de la
réflexion philosophique. Le temps qui passe, qui détruit tout, sur
lequel l'humain n'a aucune prise. Ils sont nombreux aujourd'hui, ces
philosophes qui travaillent autour des thèses de Henri Bergson ou de
Martin Heidegger. Nous avons néanmoins traversé une époque, pour ainsi
dire, de l'espace, époque (1970-2000) d'une recherche en contrepoint de
la précédente, qui l'emporta sur toute la phénoménologie du temps vécu.
Nul ne se risquait plus à prendre la défense d'un livre devenu maudit : Durée et simultanéité
(Bergson, 1922). La question du temps vécu était condamnée et les
propos étranges de Bergson sur le temps unique de la matière semblaient
relever du malentendu.
Dans quelles conditions revenir à une réflexion philosophique sur le
temps ? Jonathan Daudey propose de passer par la philosophie de
Friedrich Nietzsche (1844-1900). Professeur de philosophie et directeur
de publication de la revue en ligne Un Philosophe, fondée en 2013 , il est aussi spécialiste de cet auteur.
En s'intéressant à l'oeuvre de Nietzsche, on évitera ainsi de se
demander ce qu'est le temps sous une forme abstraite ou essentialiste.
On observera plutôt comment Nietzsche, qui ne tient à aucun moment un
discours consacré au temps en tant que tel, ne cesse de dessiner, de
manière cohérente, une philosophie des temporalités.
Daudey précise ainsi d’emblée qu’il convient à l’égard de Nietzsche
de parler de temporalités plutôt que d’une essence du temps. Son ouvrage
explore ces temporalités nietzchéennes. Il part de la notion de « point
de vue » pour porter un regard sur les multiples figures du temps qui
« bourdonnent dans les multiples régions de ses écrits ».
Pour autant, ces figures ne seraient pas dispersées, contrairement à
ce que finissent par croire ceux qui pensent trop rapidement à
l’émiettement des aphorismes. Pour l’auteur, elles agissent en sous-sol
des textes du philosophe et relient entre elles des données qui forment
le corps de la conception de l’inactuel. Cette dernière notion est
centrale, il convient de lui conférer une signification.
L'inactuel
L’auteur a recours à la définition de Patrick Wotling, aujourd'hui
traducteur de la plupart des ouvrages de Nietzsche en édition de poche :
« être inactuel, c’est d’abord s’opposer à ce qui est à la mode ; c’est
refuser le conformisme, la soumission grégaire aux lubies collectives
du moment, c’est refuser de se prosterner devant le nouveau, bref
refuser d’éprouver la qualification de « moderne » comme argument qui
devrait emporter l’adhésion par principe ». Cette définition tient par
de nombreux biais aux débats de notre époque. On n'y précise pas
toutefois si refuser quelque chose est nécessairement être « anti ».
Il reste pertinent de rapporter cette inactualité à la question du
temps. L’inactualité n’est pas une attitude réactive, ni une attitude
passive à propos du présent et du monde contemporain. Elle définit le
philosophe qui ne se conforme à rien de ce qui lui est imposé. Et il
n’est pas étonnant que Nietzsche se prenne en charge sous ce mode,
puisque loin d’être « spectateur du monde » (ce qui réfère à Emmanuel
Kant), il est d’abord philologue, archéologue de la langue et des textes
anciens : celui qui sait faire jouer dans les langues des rapports de
distance et d’écart (passé/présent, étymologie/signification actuelle.).
Enfin, il est bon de souligner que cette question du temps est
rapportée à la vie, telle que la conçoit Nietzsche. Non pas à la
physique et à la cosmologie, du moins en premier lieu, mais à la vie qui
palpite, meut, et permet d’évaluer les actions.
La relation de Nietzsche avec son temps
Où se rencontre la marginalisation de Nietzsche par rapport à son
présent ? Le philosophe a ici la posture du combattant contre son temps,
reculant devant les « masses » obsédées par le conformisme (au sens
d’Emerson), selon une veine très classique depuis (et au risque de
paraître hautain). L’inactuel prend sa source première ici. Il se situe
par rapport à l’époque, au temps présent (de Nietzsche). C’est par
rapport à lui qu’il convient de prendre ses distances. De là les
métaphores dont s’empare le philosophe : le souterrain (à creuser dans
la marge de l’époque), le travail de taupe entrepris par la philosophie
vivante, se mettre à distance, et vivre dans la solitude en sont les
corollaires.
On peut ajouter à ces expressions celle de « froid regard » à porter sur l’entourage.
Mais l’intérêt de l’ouvrage, concernant ce point, est qu’il explore
cette voie au maximum des possibilités offertes par Nietzsche. Ainsi
détaille-t-il la situation du journaliste qui a l’obsession du
quotidien et se contente d’états de choses sans mouvement. À son
encontre, le philosophe doit échapper à la tentation d’être un pur
enfant de son siècle. Il détaille aussi la volonté nietzschéenne de
passer pour la mauvaise conscience de l’époque. En somme de passer pour
celui qui refuse le culte morbide du présent au profit d’un devenir
créateur. Le philosophe doit s’enfoncer dans l’épaisseur des choses pour
savoir les ébranler, leur redonner une valeur plus haute et plus forte.
Et là se joue la question du face à face entre le philosophe et son
temps. L’auteur rappelle que cette thématique émerge avec les Lumières
(surtout avec Kant et l’Aufklärung, disons les Lumières
allemandes), est reprise par Hegel, puis par bien d’autres avant que
Michel Foucault ne revienne sur cette question. Laissons les aspects
techniques de cette question de côté, d’autant que l’auteur est fort
pédagogique pour les lecteurs, pour nous contenter de la conclusion : à
savoir que Nietzsche, à l’opposé de ces référents, se positionne
régulièrement en tant que lutteur contre son présent, ce qui exigerait
de reprendre toute la perspective qu’il dessine sur ce qu’est être ou
non « moderne » (l’auteur y consacre un chapitre entier à juste titre,
mais dans une conception très contemporaine du débat).
Nietzsche et l’histoire
Cet aspect, la question de l’histoire, se décompose en deux analyses
successives. La première, Nietzsche s’y faisant médecin de la société,
se penche moins sur la science de l’histoire telle qu’observée par lui
que sur l’affect de l’histoire, si courant encore dans nos sociétés. La
seconde porte sur le problème de l’avenir.
En ce qui regarde la première dimension, la thèse du philosophe est
assez connue. Il diagnostique dans l’époque une souffrance liée à un mal
historique, et fustige les pathologies de la fièvre historienne : celle
d’adhérer à un sens de l’histoire, de se laisser empoisonner par un
service restrictif de la vie, de se laisser aller à une vie qui s’étiole
et dégénère dans la croyance en un progrès linéaire et continu.
Les Considérations inactuelles sont claires à cet égard,
s’élevant, outre contre Kant et Hegel et leur croyance en un sens de
l’histoire, contre les vertus du patrimonial et de la croyance en la
nécessité de conserver la mémoire de toutes choses, une idéologie pas
vraiment éloignée de ce que nous entendons encore de nos jours.
Ce qui ne signifie pas que Nietzsche réprouve toute perspective
historienne. Mais l’histoire doit servir la vie, elle doit par
conséquent savoir pratiquer l’oubli, et se refuser à faire de la mémoire
un réservoir du passé. Si l’on veut donc « sauver » l’histoire, il
importe de déplacer ses concepts vers celui de « généalogie », lequel
fera aussi la fortune théorique de Michel Foucault.
La généalogie – d’où vient ? que veut ? que vaut ? – consiste à
s’instituer en instrument en faveur de la vie. Elle montre comment
naissent les attitudes et les notions dans un certain contexte. Et elle
ne s’arrête pas là, puisqu’en examinant des naissances, elle promet des
décès ou des disparitions.
En ce qui regarde la seconde analyse, Nietzsche déploie une attitude
prophétique qui implique une conscience de l'avenir non négligeable. Qui
dit avenir, dans ce cadre, dit nécessité de déconstruire une identité
pensée dans les termes traditionnels (A = A). De là la formule
constamment répétée : deviens ce que tu es. Mais, chez Nietzsche, la
formule suppose que l’on ne sait pas ce que l’on est. Elle pousse à
convertir l’être humain en devenir humain.
C’est sur ce positionnement que viennent se greffer les formules de
« la philosophie de l’avenir » et du « sur-» (homme). Chacun sait
désormais que ces formules doivent être prises avec précaution, compte
tenu des usages nauséeux qui en ont été fait. L’auteur de cet ouvrage a
la patience d’expliciter leur usage nietzschéen afin de ne pas égarer à
nouveau les lecteurs trop pressés. C’est donc la voix libératrice de
Zarathoustra qui nous accompagne dans cette partie de son travail.
L’éternel retour
Reste alors un dernier aspect de cette exploration à signaler. Il
porte cette fois sur l’intuition nietzschéenne de l’éternel retour.
Cette dernière formule n’est pas simple à saisir. Elle en a égaré plus
d’un. L’auteur renvoie d’abord aux textes originaux (Le Gai savoir
notamment). Cela lui facilite la tâche par laquelle il faut en passer
pour comprendre comme se lient la finitude humaine et cet éternel
retour, et pour donner corps dans le même temps à ce nihilisme non moins
ambigu dans le vocabulaire du philosophe.
De toute manière, « nihilisme », ce n’est pas une question de simple
absence de croyance personnelle ou d’une croyance en « rien ». Rappel à
cet égard : « Le nihiliste est l’homme qui juge que le monde est tel
qu’il ne devrait pas être et que le monde tel qu’il devrait être
n’existe pas ». Superbe formule que l’auteur déploie, soulignant que
l’existence n’a donc aucun sens, et justifiant l’expression « Dieu est
mort ».
Pour traverser rapidement cette exploration, indiquons que l’auteur
alimente la réflexion autour de cette idée selon laquelle l’éternel
retour se veut l’impitoyable pourfendeur du christianisme et des
hallucinés des arrière-mondes. Il faut donc penser la vie à partir
d’elle-même. Et répondre à la question de savoir comment augmenter la
puissance de vie des humains.
L’idée d’un éternel retour prend à partie l’idée de progrès et de
finalité si courante à cette époque, et sans doute de nos jours aussi.
Que cette idée actualise la pensée stoïcienne, ce que soutient l’auteur,
ou non, il n’empêche, ce thème hante les commentateurs de la
philosophie de Nietzsche.
Alors il est possible d’en terminer avec ce commentaire fort
pédagogique d’un aspect central de la philosophie de Nietzsche. En
terminer comment ? Par l’Aurore (qui fait le titre d’un de ses derniers
ouvrages). C’est en faisant alors quelques détours par les philosophes
grecs, les Stoïciens surtout, que l’auteur referme son parcours. Faut-il
en déduire que Nietzche est bien l’héritier du Stoïcisme ? Nous
laissons au lecteur le soin de découvrir la réponse au terme de
l’ouvrage.
Christian Ruby est philosophe, chargé de cours à
l’ESAD-TALM (site de Tours, niveau master), membre de la commission
Recherches du ministère de la Culture, et membre du conseil
d’administration du FRAC Centre.
Derniers ouvrages parus : Abécédaire des arts et de la culture (L’Attribut, 2015), Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel (L’Attribut, 2017), Criez, et qu’on crie ! Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment (La lettre volée, 2019).
Le complotisme ou conspirationnisme est l’un des grands mythes politiques
modernes. Son message central est que l’histoire universelle
s’explique par l’action des sociétés secrètes, et que la politique
mondiale est dirigée par de redoutables manipulateurs.
Le mythe du complot mondial ou méga-complot a été fabriqué à la fin du 18éme siècle et il s’est enrichi depuis lors.
Ce qui caractérise la vague complotiste observable depuis
plus de trois décennies, et qui a récemment pris une grande ampleur,
c’est qu’elle ne touche plus seulement les milieux d’extrême droite,
mais s’étend à des publics divers qui ne sont pas politisés. En se
mélangeant avec des thèmes empruntés à l’ésotérisme, la vision du
complot est devenue un phénomène culturel.
Ce dernier peut être éclairé par deux hypothèses portant sur
de grandes transformations du champ des croyances. Tout d’abord, le
retrait des grandes religions politiques ou séculières comme le
communisme. La croyance au progrès, conçu comme un mouvement global du
moins bien vers le mieux, n’est plus attractive pour un nombre croissant
de nos contemporains, qui se sont laissé convertir au catastrophisme de
l’écologie profonde, ou radicale. Nous avons vécu, nous autres
Occidentaux, pendant deux siècles et demi sous le ciel de la foi dans le
progrès. L’âge de l’avenir radieux est derrière nous.
Le deuxième phénomène, bien connu des historiens des
religions, est celui de la sécularisation, soit la limitation de
l’influence des grandes religions monothéistes. Cette restriction de la
sphère religieuse produit un vide dans lequel vont s’engouffrer des
réponses simplistes à la demande de sens, dans un contexte marqué par
l’incertitude et le désarroi. Cette demande est en friche. Mais l’offre
l’est tout autant. Le marché de l’ésotérisme et des nouveaux mouvements
religieux ou magiques est en expansion. Les réponses apportées vont de
la secte totalitaire, sur le modèle de l’Ordre du Temple solaire, aux techniques de développement personnel, aux médecines douces de style New Age,
à visage sympathique. Dans ce nouvel espace des croyances
proliférantes, où se mêlent quête du sens caché et rêves d’initiation,
l’imaginaire du complot s’est naturellement réinstallé. Le goût du
secret et du décodage, l’attrait du mystère, l’intérêt pour les
machinations ou les manipulations, la fascination exercée par l’action
des forces invisibles, la peur d’une dictature occulte: autant de
composantes de la nouvelle synthèse que je qualifie d’
ésotéro-complotiste. Le sens de la politique mondiale est révélé dans
les mauvaises intentions des hommes, ou plutôt, de certains groupes
d’hommes, manipulateurs ou conspirateurs. Ces derniers une fois
démasqués, les malheurs du monde s’expliquent enfin: ils ont une cause.
Y a-t-il un socle commun entre la masse de pamphlets
dénonçant des complots organisés par des puissances occultes et des
artefacts culturels immensément populaires comme les romans de Dan
Brown, ou Anges et démons?
On peut résumer par trois ou quatre propositions la vision
du complot: rien n’arrive par accident; tout ce qui arrive est le
produit de l’accomplissement d’un programme, donc résulte d’intentions
ou de volontés humaines; rien n’est tel qu’il paraît être; tout est lié,
mais de façon occulte.
Il faut donc décoder, ou plutôt décrypter, sans fin. Car
derrière le secret, il y a l’ultra-secret, voire l’hyper-secret, à
jamais inaccessible. Le fait même de ne pas posséder de preuves du
complot devient la preuve suprême.
Les gens qui croient au complot sont contraints de faire un
travail intellectuel complexe et toujours décevant. Ils sont portés par
le désir de preuve, mais restent persuadés qu’on ne pourra jamais rien
prouver. L’esprit complotiste est porté par le soupçon infini. Ce
plaisir du décodage qu’on trouve à la lecture du Da Vinci Code et
ses dérivés (les soi-disant décodeurs du roman) est au fondement d’une
consommation de type esthétique et ludique. Le complot n’est pas
seulement mis à la sauce politique des hallucinés des arrière-loges ou
des maîtres cachés, il est aussi mis en scène par une industrie
culturelle qui fabrique des produits avec les sociétés secrètes et les
conspirations. Certes, jouer à dénoncer ne revient pas à dénoncer. Mais
des jeux vidéo comme Illuminati-Nouvel Ordre mondial (INWO), en divertissant, contribuent à inculquer les schémas complotistes.
Quand surgissent historiquement les premières théories du complot?
Il faut remonter à la Révolution française. Entre 1789 et
1792, plusieurs pamphlets sont publiés sur le thème du complot
maçonnique ou illuministe derrière la Révolution française. On y trouve
déjà le schéma qui structure toutes les visions du complot, de la
simple peur du complot à la mythologie complotiste. Le schéma est le
suivant: les événements cachent leur cause; pour accéder aux causes, il
faut savoir décrypter; pour pénétrer les coulisses du théâtre
historique, il faut bénéficier d’une initiation. Le postulat est que des
êtres malfaisants, dans les ténèbres, ont élaboré un plan de
destruction de la civilisation chrétienne et de l’ordre monarchique. La
véritable histoire est une histoire secrète. L’histoire officielle ne
peut qu’être mensongère. D’où la proximité du complotisme avec
l’ésotérisme, lequel implique, dans les formes qu’il a prises au 19éme,
une vision de l’histoire fondée sur l’accès à un sens caché.
Quel est le premier ordre secret accusé de tous les maux?
Cet ordre politique secret est celui des Illuminati, des éclairés. La mythologisation s’opère sur une base empirique: les Illuminés de Bavière
ont existé. Cette société secrète de type maçonnique a bien été fondée,
le 1 mai 1776, par le juriste Adam Weishaupt (1748-1830), issu d’une
vieille famille allemande chrétienne, et ancien élève des jésuites. Le
fait qu’il n’est pas juif va beaucoup gêner les auteurs
conspirationnistes de la deuxième moitié du 19éme siècle. Mais au moment
où la légende se forme, le complot juif n’est pas à l’ordre du jour,
les regards inquiets ne se braquent que sur le complot maçonnique ou
illuministe.
La diabolisation de l’illuminisne en France, est due principalement à Augustin de Barruel, qui, pour rédiger ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1798), s’est sérieusement informé à propos des Illuminés de Bavière,
mais pour les traiter comme un mythe, en exagérant leur importance et
en fantasmant leur puissance. Il est difficile d’estimer leur nombre,
entre 200 et 2000, pour toute l’Europe. On n’a pas fait la Révolution
avec quelques centaines d’Illuminés bavarois. L’ordre des Illuminés est
dissous par le gouvernement bavarois en mars 1785. Il n’a plus aucune
importance après cette date. Mais la légende a été formée -par l’abbé
Barruel et par John Robis en Angleterre, en 1797-1798: des conspirateurs
partisans d’une révolution mondiale veulent détruire la civilisation
chrétienne et monarchique.
Quand l’élément juif s’insère-t-il dans la mythologie du complot?
Avec Barruel encore, lorsqu’il devient, à partir de 1806, un
faussaire, qui va d’ailleurs faire école. Il rédige une lettre qu’il
prétend avoir reçue, de Florence, d’un certain capitaine Jean-Baptiste
Simonini. L’information confidentielle que lui transmet Simonini est que
toutes les sectes et sociétés secrètes du monde ont pour tête la
judaïque -ainsi, les juifs formeraient une secte internationale dont la
puissance reposerait sur l’or. Ce faux est d’abord diffusé de manière
confidentielle. Il est republié en 1878, puis largement diffusé en
Europe puis aux États-Unis, et utilisé comme preuve de ce que la
maçonnerie serait secrètement dirigée par les juifs, à leur seul profit.
Ce premier faux antijuif est accompagné d’un second: le Discours du rabbin
(diffusé en Europe à partir de 1872), extrait d’un roman paru en 1868, à
Berlin, dont un chapitre met en scène un Grand Rabbin exposant devant
les représentants des douze tribus d’Israël, au cours d’une assemblée
secrète (et bien sûr nocturne) le prétendu programme juif de conquête du monde.
L’Église décide de lancer, à ce moment, sa grosse machine de
propagande contre la maçonnerie dénoncée comme suppôt d’une
conspiration internationale (encyclique de Léon XIII: Humanum genus,
1884), en y ajoutant ce que les stratèges du Vatican pensent être un
ingrédient attractif, l’idée que la maçonnerie, dans ses origines et sa
direction, est juive.
Lorsqu’en 1886 Edouard Drumont publie son best-seller, La France juive,
il reprend la thèse selon laquelle la judéo-maçonnerie aurait organisé
et mené à bien la Révolution française. Drumont identifie Weishaupt
comme juif, et judaïse l’ordre des Illuminés qui, pourtant, ne
comportait que peu de membres d’origine juive. Mais les propagandistes
n’ont que faire de la vérité historique.
Dreyfus, par Lenepveu, 1899
Le protocole de Sion, autre faux
célèbre qui va s’imposer sur le marché de la conspiration au XXéme
siècle, sont fabriqués et rédigés en français, à Paris, en 1900-1901,
par un faussaire, le Russe Matthieu Golovinski, agent occasionnel de la
police secrète tsariste, l’Okhrana. Ce mercenaire textuel travaille
régulièrement à la Bibliothèque nationale et fabrique, avec les moyens
du bord, les Protocoles. Ces derniers passent en Russie en
novembre 1901, où ils sont d’abord traduits et diffusés de manière
artisanale. Ils sont publiés à Saint-Pétersbourg, dans une édition
abrégée et en feuilleton, pendant l’été 1903, dans le journal Znamia (Le Drapeau), sous le titre Programme juif de conquête mondiale.
Cette première publication est due à Krouchevan, antisémite militant
d’extrême droite qui avait coorganisé le terrible pogrom de Kichinev
(ville alors située en Russie, et aujourd’hui en Moldavie), en avril de
la même année. C’était là légitimer le pogrom et appeler au meurtre
contre les juifs. Le 11 septembre 1903, quatre jours après la parution
de la fin du faux antijuif, avait lieu le pogrom de Gomel (Biélorussie).
Comment expliquez-vous que, parmi tous ces textes
conspirationnistes publiés à l’époque, prétendument issus de milieux
juifs, les Protocoles l’aient, et de très loin, emporté?
Il s’agit d’un faux hautement indéterminé, très peu
contextualisé, donc éminemment recyclable ou recontextualisable. Il met
en scène un sage de Sion qui s’adresse à ses pairs, on ne sait
quand ni où. On ne connaît ni son identité ni le lieu de la réunion. On
ne sait pas non plus qui sont les pairs, ni à quelle société secrète ils
appartiennent. Après tout événement convulsif, perçu comme un
incompréhensible désordre et procurant un désarroi de masse, où les
individus sont en quête d’explications, les Protocoles répondent à
la demande de sens: après la première guerre mondiale, à l’annonce de
la seconde après la création de l’État d’Israël en 1948, après la guerre
de six jours de juin 1967, après les attentats antiaméricains du 11
septembre 2001.
Si les Protocoles ont pu se mondialiser à partir de 1920,
c’est parce qu’ils ont été branchés sur la révolution bolchevique, qui
sidère l’Europe.
Le 8 février 1920, dans l’Illustrated Sunday Herald, Winston Churchill publie un article, Sionisme versus bolchevisme, où il explique que c’est la même bande internationale de juifs, de Weishaupt (fondateur des Illuminés de Bavière)
à Marx, et de celui-ci à Trotski, Béla Kun, Rosa Luxemburg et Emma
Goldman (militante américaine anarchiste et communiste, 1869-1940), qui
fomentent les révolutions pour anéantir la civilisation. Un homme de
grande intelligence et de haute culture a pu être victime de la croyance
au complot illumino-bolchevique. Au début des années 1920, pendant
quelque temps, à peu près toute l’élite intellectuelle européenne a cru
que, de la révolution française à la révolution bolchevique, ON aurait tout organisé et programmé.
Passons aux romans de Dan Brown. Ils ne font pas que vous amuser. Ils paraissent vous inquiéter. Pourquoi?
Dan Brown est un faiseur, qui connaît les ficelles. Et il
faudrait mentionner de très nombreux autres noms d’auteurs, moins
célèbres. Cela dit, il me semble qu’à travers des formes littéraires,
ludiques et cinématographiques souvent séduisantes, se construit une
machine de guerre antidémocratique.
Ce qu’on peut craindre, c’est qu’en consommant ces produits
culturels, nos contemporains s’habituent à percevoir les événements et
les formes de la vie sociale à travers les lunettes du complotisme: des
événements n’auraient pas eu lieu (on connaît les rumeurs négatrices
portant sur les chambres à gaz homicides des camps d’extermination
nazis, ou sur les attentats antiaméricains du 11 Septembre), des morts
accidentelles seraient des meurtres déguisés, des catastrophes
naturelles ou des pandémies seraient le résultat de complots criminels,
la démocratie ne serait pas ce qu’elle paraît être: dans ses coulisses
grouilleraient des sociétés secrètes luttant entre elles pour le
pouvoir. Ce qui me paraît moralement détestable dans Da Vinci Code, c’est que Dan Brown présente, comme réels ou historiques, des faits qui relèvent de la fiction.
Ultima Thulé, les Grands Anciens et la
race Supérieure, folklore et pitreries marginales dans les années 20 du
dernier siècle. Et puis en Allemagne le Pitre n’a plus ri. Aujourd’hui …
Il commence son roman par un prétendu énoncé des faits historiques, un prologue où il écrit sous la rubrique Les Faits: La société secrète du Prieuré de Sion a été fondée en 1099, après la première croisade. On a découvert en 1975, à la Bibliothèque nationale, des parchemins connus sous le nom de Dossiers secrets,
où figurent les noms de certains membres du Prieuré, parmi lesquels on
trouve Sir Isaac Newton, Botticelli, Victor Hugo et Leonardo Da Vinci.
Les millions de gens qui lisent ces lignes se disent que le Prieuré de Sion a
effectivement été fondé, en 1099, par Godefroy de Bouillon. Or cette
société secrète n’a jamais existé. Elle est l’invention d’un certain
Pierre Plantard (dit Plantard de Saint-Clair), un ancien pétainiste, qui
s’imaginait descendre des Mérovingiens, et plus lointainement, de Jésus
et Marie-Madeleine! L’ennui, c’est qu’un précédent best-seller,
l’ouvrage pseudo-historique signé Michael Baigent, Richard Leigh et
Henry Lincoln, Holy Grail (1982) (L’Énigme sacrée, 1983), avait
largement diffusé les billevesées de Plantard. Celui-ci était un
mythomane doublé d’un escroc, et avait fondé, en juin 1956, une
association loi de 1901: le Prieuré de Sion. Le Prieuré de Sion existe donc bien, mais comme association! Et les Dossiers secrets sont des faux fabriqués par Plantard et l’un de ses acolytes.
A partir de là, le roman de Dan Brown prend un tout autre
sens. Le romancier cible par ailleurs l’Église catholique, et laisse
entendre que l’Opus Dei est une société secrète de type criminel.
Dan Brown joue un peu son abbé Barruel, mais contre l’Église. Il
surestime l’importance, il criminalise, il lance son venin, il reprend
une légende lancée par un mégalomane et un mystificateur, alors qu’elle
avait été dénoncée, en 1988, par Gérard de Sède, écrivain et journaliste
français (1922-1994), qui avait lui-même contribué à lui donner une
crédibilité auparavant. Dan Brown avait les moyens d’éviter de
cautionner ces mensonges au moment où il écrivait son roman.
C’est sur le Net, où l’on peut lire le Protocoles des Sages de Sion,
que le négationnisme s’est longtemps déversé et épandu, quelles que
soient les législations nationales qui interdisent la publication de
certains livres ou périodiques. L’un des pamphlets ésotéro-complotistes
les plus vendus au cours des années 80, les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle (traduction allemande, 1993), traduit en anglais en 1995 et connu en France sous le titre Le livre jaune numéro 5, (1997, 2001), a fait le tour du monde sur les multiples sites qui l’ont mis en ligne. L’ouvrage s’inspire expressément des Protocoles
(qu’il cite longuement et résume), des pamphlets conspirationnistes
américains ou canadiens (William Guy, Allen …), des thèmes majeurs de
l’ufologie d’épouvante (les extraterrestres prédateurs) et flirte avec
le négationnisme.
La vision du complot contribue à la délégitimation de la
démocratie: celle-ci serait une cryptocratie, une oligarchie, une
ploutocratie déguisée en système fondé sur la souveraineté du peuple. La
démocratie se réduirait à un décor masquant le pouvoir de l’argent,
dont le pouvoir de la presse ne serait qu’un relais. Le pouvoir visible
cacherait la puissance invisible des conspirateurs et des manipulateurs.
Elles supposent que la vérité du politique est toujours ailleurs, dans
les coulisses ou dans les souterrains. Prenez la série X-Files:
elle réalise la thèse de ce qu’on trouvait dans de multiples pamphlets
relevant de l’ufologie conspirationniste: la fusion entre le complot
extra-terrestre et le complot gouvernemental américain.
Le récit a été largement diffusé dans la science-fiction
d’épouvante: les extra-terrestres sont parmi nous, et ces êtres
supérieurs mais prédateurs, nous aident technologiquement en échange de
cobayes humains cachés dans des laboratoires souterrains protégés par
la CIA. Et de nombreux auteurs conspirationnistes (tel Holey)
l’affirment: le président Kennedy a été assassiné parce qu’il voulait
dévoiler le complot ourdi par le gouvernement américain et les
extraterrestres.
Le 11 Septembre a relancé l’imaginaire du grand complot et
l’a nourri de nouveaux thèmes. Il a favorisé en particulier la diffusion
de l’idée d’un complot américano-sioniste,
pour employer une expression qu’on trouve un peu partout à l’extrême
droite et à l’extrême gauche ainsi que dans les mouvances islamistes,
en France et en Italie, en Indonésie, au Pakistan, en Syrie ou en Irak
(avant et après la chute de Saddam Hussein), en Grande-Bretagne, dans
des mouvances d’extrême gauche plus radicales que leurs homologues
françaises (notamment par leur alliance avec les islamistes).