10/28/2020

recueil d’Ishikawa Takuboku


Un auteur qu’on oublie difficilement

En trente-huit ans, Le jouet triste est le quatrième recueil d’Ishikawa Takuboku publié aux éditions Arfuyen, après Ceux qu’on oublie difficilement (1979, traduit par Alain Gouvret et Yasuko Kudaka), Fumées et L’amour de moi (1989 et 2003, traduits par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard) [1]. Trente-huit ans : une durée nettement plus longue que la vie du poète. Et pourtant, malgré ce goutte-à-goutte, oui, Takuboku, on l’oublie difficilement. Une étrange persistance sur la rétine.


Ishikawa Takuboku, Le jouet triste. Trad. du japonais et présenté par Jérôme Barbosa et Alain Gouvret. Précédé de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, de Toki Aika, et suivi de Diverses choses sur la poésie d’Ishikawa Takuboku. Arfuyen, coll. « Neige », 97 p., 14 €


Né en 1886, Ishikawa Takuboku meurt de tuberculose le 13 avril 1912, huit ans après Tchekhov et quelques heures avant le naufrage du Titanic. Il a vingt-six ans, autant dire que c’est un homme du XIXe siècle. Pourtant, absolument rien, même obliquement, n’indique au lecteur d’aujourd’hui ce décalage de cent ans. Est-ce l’intemporalité du Japon vu depuis notre Europe de l’Extrême-Ouest (le milieu de l’Europe géographique est, dit-on, situé quelque part en Lituanie) ? De si loin, l’angle ne peut être qu’aigu, écrasant les reliefs.

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Ishikawa Takuboku, personnage principal du manga “Au temps de Botchan” de Jiro Taniguchi et Natsuo Sekikawa (Seuil)

La forme de ces cent quatre-vingt-quatorze poèmes est intemporelle : le tanka, trente et une syllabes pour tout un monde de pensée. C’est le génie du lieu, faire tenir un monde dans presque rien, comme le « suichuka », papier comprimé qui se développe dans l’eau, et sert de comparaison à Proust pour sa trop fameuse madeleine. Bizarrement, on est moins désorienté par le tanka, familier à nos oreilles, et qui est bien ce qu’on attend d’un poète japonais, que par le contenu. Le paradoxe veut que, quoiqu’on soit de plain-pied avec cette poésie grinçante, cruelle, plus violente encore par sa densité et sa compression, pourtant elle nous déstabilise, parce qu’en effet ce n’est pas ce qu’on attend. Qu’est-ce qu’on en attend d’ailleurs ? Un esthétisme, l’extrême délicatesse des accords ou désaccords entre le cœur et les saisons, le hiératisme, la sagesse ? Eh bien, non. Serait-ce que tout cela n’existe que dans notre imaginaire obstiné ? On pourrait parler d’occidentalisme – ou d’occidentalité – de Takuboku, mais de même qu’il est impossible à situer dans le temps il est impossible à situer dans l’espace.

C’est un frère en poésie de Jules Laforgue, mort lui aussi très jeune, en août 1888, à vingt-sept ans, et lui aussi de la tuberculose, deux ans et demi après la naissance de Takuboku. Ils partagent le même pessimisme, mais Laforgue, si tragique, reste plein de légèreté et d’humour. Ici, c’est sans échappatoire. Le minimalisme du tanka concentre la noirceur. Sa brièveté acère, accélère, le pessimisme : des balles bien ajustées dont le poète est lui-même la cible, et pourtant c’est le lecteur qui est atteint.

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Le jouet triste, paru en juin 1912, est posthume. À la poignante nostalgie de Ceux qu’on oublie difficilement, au malaise, au mal-être, à la rage même de L ‘amour de moi, ici se surajoute la maladie. C’est une sorte de journal poétique, le journal d’un homme menacé, puis hospitalisé, puis revenu mourir chez lui : souffrances (physiques), soins, visites, souvenirs, instants saisis, pensées fugitives, retours sur sa vie. Tout est gonflé de non-dit, signifié de biais, « en biseau » dirait Anna Akhmatova, et résonne d’autant plus : par exemple, la main de l’infirmière qui lui prend le pouls, selon qu’il la sent tiède ou froide, lui indique si sa fièvre à lui est montée. Chacun des tankas cisèle un de ces petits signes, du plus physiologique comme celui dont on vient de « déplier » un des sens, au plus intime. Ils suivent le flux intérieur, son instabilité, son tremblement, d’autant plus labile et sensitif que la maladie affaiblit les rênes de la raison. Rares sont les recueils de poésie qui donnent cet effet de suspense. Suspense paradoxal : les poèmes sont précédés de Pour la mort d’Ishikawa Takuboku, préface due au premier éditeur, son ami Toki Aika, à qui Takuboku avait confié le manuscrit cinq jours avant de mourir. On sait donc à quoi s’en tenir. Mais, comme dans Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez, malgré ce qu’il sait depuis le début, le lecteur est pris, il lit pour savoir la suite… et la fin. Pourtant, il la connaît, la fin, comme Takuboku. Lente et inexorable. De sursauts en lâcher-prise.

Le recueil est bilingue. Bien sûr, peu de lecteurs liront le texte original. Mais la disposition verticale de l’écriture japonaise permet une mise en page très graphique, enfermant le texte français sur la double page verso-recto entre deux coulées de caractères, fragiles comme des rideaux. Cela contribue à l’effet d’isolement dans une chambre de malade. Le livre se termine par un fragment d’un essai de 1910, Diverses choses sur la poésie. Toki Aika y a puisé en 1912 le titre du recueil. Surtout, le poète y livre, de la façon la plus directe, ce par quoi, contre quoi et pour quoi se construit son œuvre. « Si le rythme traditionnel ne correspond pas à nos sentiments, pourquoi faudrait-il s’interdire de l’enfreindre ? Si la contrainte de trente et une syllabes [qui règle le tanka] apparaît inadaptée, pourquoi ne pas la transgresser […] ? Il est bon de chanter ce qui nous inspire sans nous laisser limiter par quoi que ce soit. Si l’on procède ainsi, dans les limites de notre condition, cela qu’on appelle poésie – cette émotion propre à chaque instant de ce qui se lève et s’efface dans le cœur au sein de notre vie affairée – cela ne périra pas ». Ces règles font partie « des choses minimes » sur lesquelles il est possible d’agir, comme « sur la table la place de la pendule, du nécessaire d’écriture et de l’encrier » – Takuboku est effectivement considéré au Japon comme le premier poète à faire évoluer la tradition, en introduisant par exemple la ponctuation occidentale.

Ishikawa Takuboku, Le jouet triste, Arfuyen

Mais cela va bien au-delà. Il continue : « Toutes les autres choses, ce qui me pèse vraiment, ce qui m’est douloureux, se peut-il que je n’aie sur elles aucune capacité d’action ? En réalité, je dois plutôt les endurer et m’y soumettre, il me faut continuer de mener cette double vie insupportable, car il n’y a pas dans ce monde d’autre manière de vivre. J’ai beau me fournir toutes sortes de justifications, mon existence a bel et bien été sacrifiée à l’ordre familial, au système de classe, au capitalisme et à la commercialisation du savoir qui actuellement nous gouvernent. » Loin d’être un laisser-aller, la liberté que prend Takuboku à l’encontre des règles de la poésie traditionnelle est au contraire une tension, le signe et le noyau irréfragable de sa liberté intérieure et pour tout dire de son existence. Jeu triste, sans doute, mais qui engage tout le reste. Subsiste une énigme. Est-ce vraiment sa liberté intérieure infusée dans la nouveauté formelle qui rend Takuboku si novateur, sinon unique ? Qu’est-ce qui explique alors, pour le lecteur français qui ne peut mesurer la poésie de Takuboku à cette aune, qu’on en ressente à ce point la tension ?


  1. Ces trois recueils constituent trois des parties de l’œuvre poétique parue au Japon en 1910 sous le titre Une poignée de sable, comprenant 551 tankas. Une poignée de sable a paru aux éditions Philippe Picquier en 2016, dans la traduction d’Yves-Marie Allioux.
À la Une du n° 31



10/26/2020

Pour un Islam des Lumières


Philosophie

Pour un Islam des Lumières : cinq rappels pour sortir de l’obscurantisme

Tissu floral bleu et jaune d’Isfahan (Iran)

Je ne ferai pas ici la critique sévère qu’exige l’Islam. De culture chrétienne, par ma famille, résolument athée depuis l’adolescence, je n’ai pas à me substituer à ceux qui doivent prendre la parole, et le calame de l’écriture, pour opérer ce travail d’herméneutique, de généalogie, et de déconstruction, qui figure, déjà, dans la sourate 96 du Coran (première sourate reçue par le prophète Mahomet, première dans l’ordre chronologique et aussi dans l’ordre des impératifs), comme l’injonction même du musulman : « Lis au nom de ton Seigneur (…), C’est Lui qui a fait du calame un moyen du savoir et qui a fait connaître à l’homme ce qu’il ignorait ». Iqrâ’ est traditionnellement traduit par « lis », mais il signifie également : « rassemble », c’est-à-dire rassemble tous les éléments d’analyse, de discernement, pour produire une lecture différenciée, nuancée ; rassemble la véridicité de ce texte et l’historicité présente de ton temps, afin de produire une vérité époquale et relative, et non absolue et définitive ; lie, en somme, l’esprit de la lettre à l’esprit de ton temps.

Cette nouvelle herméneutique de l’Islam, qui se fait déjà et continuera à se faire – je l’espère – avec force, nécessite que l’Islam se départisse des courants islamistes qui le grèvent. Les deux courants principaux de l’islamisme sont ceux du wahhabisme et du salafisme. Le premier est né au XVIII° siècle et considère qu’il ne peut y avoir aucune nouveauté dans la lecture du Coran, et que les autorités politiques doivent appliquer littéralement la Charia (code juridique réunissant les éléments juridiques du Coran et la Sunna). Le wahhabisme – qui est la version adoptée de l’Islam au Qatar et en Arabie saoudite – impose ainsi une lecture littérale du texte coranique, en interdisant par là toute lecture réformiste et critique. Le salafisme (de salaf : « prédécesseur » ou « ancêtre »), quant à lui, est un mouvement né au début du XX° siècle, sur fond d’effondrement de l’Empire ottoman, et de domination occidentale au Moyen-Orient. L’horizon politique du salafisme est la création d’un Etat réunissant tous les musulmans, et appelé Califat. Il y a toutefois trois formes de salafisme : le salafisme quiétiste, qui est un salafisme prosélyte visant à convertir le plus grand nombre par les prêches ; le salafisme politique, visant à participer à l’exercice du pouvoir ; et enfin, le salafisme djihadiste, appelant à la révolution et à l’imposition de l’Islam par les armes. Le salafisme est ainsi la matrice idéologique d’Al Qaïda et de Daesh. J’ajoute enfin que les Frères musulmans, groupe traditionaliste sunnite et politique créé par Hassan El-Banna en Égypte en 1928, sont, quant à eux, les théoriciens du rejet de la laïcité du modèle occidental, et du militantisme politique visant à retourner aux valeurs traditionnelles de l’Islam en contestant l’hégémonie culturelle occidentale et a fortiori européenne en terre d’Islam (cette société s’est fondée, en l’occurence, en vue de lutter contre la présence britannique en Égypte).

Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui est donc la jonction entre ces différents courants ou structures islamistes : du wahhabisme, l’islamisme retient l’interdiction de la nouveauté et de l’interprétation au motif d’une absoluité incréée de la lettre coranique (elle n’est pas née dans ce temps, et donc a à s’appliquer de toute éternité de façon identique, sans s’adapter au temps présent) ; du salafisme, l’islamisme retient les structures prosélytes quiétistes et d’entrisme politique ainsi que la lutte armée afin d’imposer le régime politique espéré ; et de la Société des Frères musulmans, l’islamisme retient le rejet de tout modèle européen laïc, lequel est visé comme étant celui d’une hégémonie culturelle dominante blanche et judéo-chrétienne. L’islamisme est donc tressé de ces trois fils conducteurs : sa racine est multiple, en ce qu’elle est wahhabo-salafo-frériste.

L’Islam ne pourra se libérer de son obscurantisme, et entrer dans un Islam des Lumières, qu’à la condition de prendre congé des ces mouvances islamistes, rendant rédhibitoire toute interprétation du texte coranique, et donc tout renouvellement historial de celui-ci, et par suite toute inscription dans le temps présent. Aussi doit-il, certainement, abandonner son expansionnisme politique, afin de redevenir une spiritualité affectant l’existence singulière des individus, et non une religion politique conquérante voulant reconstruire le théologico-politique que les Lumières avaient réussi à déconstruire courageusement.

Exemplaire du Coran en langue arabe

L’Islam souffre, en un mot, de son universel extensif. Au « Tout vivant est unique comme Dieu est le Seul et l’Unique », on préfère, en terre politique, « Nous sommes tous un dans le Califat (ou l’État islamique) ». L’Unicité de Dieu rendant unique chacune de ses créatures se meut en unicité abstraite de la communauté musulmane. Le dogme fondamental de l’Islam, le tawḥīd, signifiant « l’unicité », et venant de wahada « rendre unique », est ici compris non pas en tant qu’universel intensif (l’unique se reconnaît dans l’Unicité de Dieu), mais en tant qu’universel extensif (l’union se fait à l’unisson d’un Dieu unique qui dissout chaque-un dans une totalité nivelante). Si Dieu est Un, alors nous sommes chaque-un unique ; mais si Dieu devient le nom de l’extension et de l’unisson (plus que de l’unicité), alors le chaque-un est nié, et la créature n’est plus unique ni sacrée, mais indistincte et désacralisée. De là que c’est l’islamisme djihadiste et politique qui tue, en ce que sa logique est celle d’un négation (ou d’une dénégation) de l’unicité du vivant. Or, il faut le dire sans ambages, ce sont ces djihadistes qui sont, au sens coranique, des « dénégateurs », en ce qu’ils dénient l’unicité (tawḥīd) de Dieu à rendre unique (wahaba) toutes les créatures qui sont les siennes. Le blasphème, c’est l’islamisme.

Au reste, cet islamisme – ou ces islamismes – perdurent sur les faiblesses d’un Occident dont les Idées s’essoufflent intensément. La faiblesse première de l’Occident est sa coupure avec l’Histoire. Et le pays qui a certainement, en Europe, du moins, le plus coupé le lien avec son passé, est la France. L’Histoire de France est devenue un no man’s land pour notre jeunesse qui, tels les camarades d’Ulysse dans l’Odyssée, semble avoir mangé les fleurs des Lotophages, celles-là même qui provoquaient oubli et amnésie. Nous sommes à l’époque de la fin de l’anamnèse. Nous avons perdu le fil d’Ariane qui nous reliait à notre tradition, et qui pouvait ouvrir grand l’avenir depuis un passé inspirant, et dont on pouvait tirer les leçons pour n’avoir plus à reproduire les erreurs du passé. (Qu’on s’instruise de la philosophie française : mis à part Foucault, Derrida, et Levinas, aucun philosophe français n’est historiciste. Cette tradition historialisante appartient, de fait, à la philosophie allemande ou italienne). Et c’est sur cette coupure d’avec l’Histoire, que le wahhabo-salafo-frérisme pullule : l’essentiel, pour lui, est de recréer du lien historial, quand bien même cette historicité est une historicité paradoxale nous reliant à de l’éternel plus qu’à du passé.  L’ancestralité y a une place fondamentale : le fondamentalisme, en ce sens, cherche à relier les fidèles à un fonds commun qui est celui de l’Islam des origines, appelé ainsi en ce que l’origine, pour l’islamiste, est tout aussi bien l’originel. Historialité sans historialité : le retour aux ancêtres est un retour à l’éternité de la lettre révélée. Certes, pour nous autres Modernes, il n’y pas de faits tout faits mais que des interprétations, et l’Histoire des interprétations est l’Histoire des Églises (« L’histoire de l’Église doit être proprement appelée l’histoire de la vérité », disait Pascal, dans les Pensées (L 776/B 858)) ; mais pour le fondamentalisme, l’Histoire à laquelle il est relié est une historialité qui dénie toute historialité, puisque pour lui, il n’y a que des faits et non pas d’interprétations. L’histoire critique est une histoire diachronique (celle d’un texte conçu dans une perspective herméneutique dynamique) ; tandis que la prétendue histoire à laquelle nous relie le fondamentalisme est une histoire synchronique (qui considère de tout temps le texte dans une perspective statique). Tant que nous ne redeviendrons pas des historiens critiques, des philologues et des généalogistes, nous laisserons le pas gagné à l’islamisme. Lequel donne une forme épique à la division subjective d’individus qui se trouvent ‘‘le cul entre deux chaises’’, c’est-à-dire entre deux cultures impliquant un conflit de loyauté (l’Islam et l’Occident), et qui trouve refuge dans une symbolique résolvant cet écartèlement diachronique des origines, par une synchronie originelle (une pré-origine, donc, une origine d’avant les origines conflictuelles). Il n’est pas anodin, en cela, que ce soit un professeur d’Histoire-géographie, Samuel Paty – pour le nommer, et l’arracher à l’oubli –, qui se soit fait assassiner en France, en 2020. C’est ce malaise civilisationnel quant à l’Histoire qui est désormais le danger de notre temps. Il nous faut réhabiliter l’Histoire, la philosophie de l’Histoire, les méthodes critiques historicistes de la pensée, pour nous réarmer conceptuellement, et lutter pour la victoire des Lumières sur les Obscurités religieuses.

Blaise Pascal d’après un tableau de François Quesnel (Musée d’Art Roger Quilliot)

De cet Islam des Lumières, j’aimerais dire quelques mots, d’un point de vue critique, certes, mais positivement, ouvrant ainsi la voie, je l’espère, d’un rappel de ce texte, d’une déconstruction de sa lettre et d’une restitution de son esprit. Mahomet est d’ailleurs celui qui rappelle (Sourate 88, v.21-22), il est le Rappelant, il rappelle non seulement la parole divine, mais nous rappelle à ce que cette parole incréée s’est écrite dans une parole créée qui est celle de l’arabe du VII° siècle, et qu’en ce sens, elle nécessite une traduction, plus qu’une trahison, une interprétation patiente et fidèle pouvant la laisser résonner dans les temps nouveaux, en nous rappelant qu’une parole, si elle résonne depuis un passé, ne peut être vive, et résonner de vive-voix que si elle s’étend au présent et s’entend avec le présent. Qu’a-t-on à rappeler du Coran ? Et quel est d’ailleurs le plus grand Rappel du Coran ? Eh bien ceci que Mahomet est celui qui rappelle la séparation du spirituel et du temporel, du religieux et du politique. Ainsi, est-il écrit dans la Sourate 88, v.21-22 : « Lance donc le Rappel : tu n’es là que celui qui rappelle/ Tu n’es pas pour eux celui qui régit ». N’est-ce pas des versets étonnants et épatants, appelant à une laïcité et à une séparation des ordres ? N’est-ce pas un verset formidable, pour qui sait lire, c’est-à-dire pour qui sait être musulman (étant entendu que « musulman » est synonyme de lecteur, de celui qui a l’obligation de lire, et qui est soumis au devoir de la science critique de la lecture) ?, n’est-ce pas un verset à verser à l’anthologie islamique contre-islamiste ? Car les islamismes, dont nous avons parlé, blasphème l’obligation du musulman de lire, de ce que si un texte est ce qu’il est de toute éternité, il n’a plus besoin d’être lu, puisqu’il n’a plus besoin d’être supporté par le travail de la lecture qui consiste toujours à relier le contradictoire : comment allier la vérité d’un texte à la relativité d’une époque ?, comment, partant, rappeler l’esprit d’une lettre dans l’esprit d’un temps ?

Le second rappel est celui de l’injonction à savoir. Je citerai à ce titre deux hadiths du prophète Mahomet. Le premier dit ceci : « Apprendre la science est une obligation pour chaque musulman. » (Rapporté par Ibn Maja et authentifié par Cheikh Albani dans Sahih Targhib n°72). La science n’est donc pas une possibilité pour le croyant musulman, mais l’incondition de sa condition de fidèle. Inconditionnellement, le musulman doit apprendre, s’adonner à la science, c’est-à-dire d’un même tenant lire, comme on l’a dit, mais également critiquer, c’est-à-dire discerner, faire usage de son esprit critique pour savoir ce qui de la lettre s’inscrit encore dans l’esprit du temps ; se relier au passé, à ses racines, à une tradition ancestrale, certes, mais encore aux racines triconsonantiques de sa langue sémitique, qui nécessite qu’on apprenne à les déchiffrer avec finesse pour placer leurs esprits, c’est-à-dire leurs voyelles, là où il convient pour ne rien perdre de leur sens éclairé. Je n’ignore pas que l’islamisme, lui aussi, se revendique de la Science, mais c’est une conception scientiste du texte en tant que celui-ci serait la Science même (englobant toutes les sciences spécifiques et particulières) devant régir l’humanité tout entière. La science, dont je parle, n’est pas celle qui émanerait du Coran, mais celle du lecteur exerçant sa rationalité ; science donc propre à la Modernité, où c’est le sujet qui légifère de manière autonome dans l’ordre du savoir, et non les Églises ou la seule Révélation divine. Allah est par ailleurs défini dans le Coran comme étant « la lumière des lumières », et les « dénégateurs » sont ceux qui dénient cette lumière à Dieu : s’inscrire dans la voie qu’Allah ouvre à chacun, c’est ainsi s’inscrire dans celle des Lumières de la pensée, et donc de la science, et non dévoyer ces sentiers dans l’Obscurantisme de celui qui tue au nom d’une lettre à laquelle il a ôté son enluminure, pour ne l’avoir jamais étudiée ni lue. Le second hadith est bien connu (Derrida y faisait référence dans Circonfession) : « l’encre de l’étudiant est plus sacrée que le sang du martyr ». Hadith qui fera se reconnaître ces « frères ennemis »(Levinas) que sont le judaïsme et l’Islam et qui laissent une place extrêmement importante à l’Étude du texte, à sa répétition et à sa discussion, à son apprentissage par cœur laissant à chaque fois de manière unique résonner – au cœur de qui le sait – ce texte autrement.

Le troisième rappel est celui de la Miséricorde. L’Ouverture du Coran, ainsi que toutes les sourates qui s’en suivent, donne les premiers mots de toute prière musulmane : « Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux (Bismi Allahi alrrahmani alrraheemi). » Ce qui est intéressant à noter est que cette première sourate s’intitule « Al-Fatiha ». Mohamed l’appelait « La mère du livre ». Tout encore, la racine sémitique (juive et arabe) de miséricorde est l’utérus, la demeure utérine, la solidarité matricielle (le couple hébraïque est rakhamin/rekhem, et de celui arabe rahim/çilat al-rahim).  Dieu est ainsi adoré en ce qu’il est la Mère du pardon, en ce que donc sa miséricorde est utérine et matricielle. On versera cela au titre d’une déconstruction de la misogynie en Islam, mais tout encore au titre d’un Dieu qui n’intime pas au meurtre, mais au pardon maternel, comme une mère pardonne tout à son enfant, le pire comme le futile. Cette miséricorde maternelle, je ne peux pas ne pas la penser depuis la magnifique phrase d’Albert Cohen dans le Livre de ma mère : « Elle acceptait tout de moi, possédée du génie divin qui divinise l’aimé, le pauvre aimé, si peu divin. » Le génie divin, la divinité même d’Allah est ce génie maternel qui pardonne même à ceux qui ne suivent pas sa voie, c’est-à-dire même aux incroyants, aux athées, ou aux non-musulmans. Allah est en cela « le Tout pardon, l’Aimant » (Sourate 84, v.14). S’il est l’Aimant, c’est qu’il est aussi le Tout Amour, l’inconditionnalité d’un pardon pardonnant même l’impardonnable. Car il n’y a de pardon, comme le savait Derrida, que du parjure le plus extrême, que du blasphème le plus grand, que de l’impardonnable même. C’est ainsi que : « Quand Allah a fini sa création, il a écrit sur son Trône : Ma Miséricorde précède ma colère.». (Rapporté par Boukhari dans son Sahih n°7422).

Le prophète Mahomet, illustration d’un manuscrit ottoman du XVIIe siècle (BNF/wikimedia)

Le quatrième rappel, lequel est premier en Islam, et que l’on a déjà abordé ci-dessus, est celui l’Unicité de Dieu et de la vie. Il n’y a de Dieu que Dieu, cela signifie qu’au contraire du christianisme le Dieu n’est pas trinitaire, mais Un et indivisible. Reste que cette unicité et cette singularité affecte toutes ses créatures. Chaque vivant, humain comme non-humain, est unique. « A chacun de Vous, Nous avons ouvert un accès, une avenue. Si Dieu avait voulu, Il aurait fait de vous une communauté unique : mais Il voulait vous éprouver en Ses dons. Faites assaut de bonnes actions vers Dieu » (Sourate 5, v. 48). Non seulement l’Unicité de Dieu n’est pas contradictoire avec les différences entre les humains, et les vivants non-humains, mais ces différences sont un don divin : nous avons à éprouver celles-ci afin de trouver une concorde, un universel qui nous rassemble, qui nous lie, plus qu’il nous oppose et nous sépare. Ces différences sont en chacun : elles sont la chance d’être unique, et d’avoir une voie singulière à emprunter, à inventer. Formule de l’universel intensif musulman : Toute créature est unique comme son Dieu est unique et singulier. Le sujet humain se rapporte à l’universalité de Dieu, de sa vérité, de son unicité, en tant qu’unique. Et c’est cette singularité qui, non seulement, invite à une lecture singulière de la lettre coranique, mais qui permet tout encore la divergence des interprétations. C’est encore celle-ci qui fait que la vie est sacrée : attenter à la vie d’un individu, c’est attenter à son unicité, c’est donc attenter à l’Unicité de Dieu. La divergence est la bienvenue en Islam comme les étrangers le sont. Un hadith du prophète l’avère : « L’Islam est né en étranger, bénis soient les étrangers ». L’étrangeté de l’altérité (tant qu’elle n’attente pas à la vie et n’est donc pas mortifère ou obscurantiste) nécessite une hospitalité inconditionnelle.

Le cinquième et dernier rappel que j’aimerais faire à propos de l’Islam me tient particulièrement à coeur. Il se rapporte à l’écologie. En effet, aucune religion monothéiste, plus que l’Islam n’a fait une telle place à la question des vivants (non-)humains, et notamment à la question animale. Les nombreuses sourates du Coran portant un nom d’animal l’atteste, et la vigilance de Dieu à l’égard des espèces animales et vivantes en général est notoire. Deux versets m’intéressent au plus haut point. Le premier est issu de la deuxième sourate (v.60), intitulée « La vache », et dit ceci : « « Mangez et buvez de ce que Dieu vous attribue. Ne faites point de dégât criminel sur la terre » ». Principe de précaution et de prévoyance écologique : ne vous conduisez pas tels que les possesseurs de cette Terre, et de la vie terrestre, ne devenez pas les prédateurs et les meurtriers de l’unicité de la vie, ne considérez pas les ressources naturelles comme des ressources financières (un hadith magnifique appelle à la vigilance contre cette prédation économique : « Lorsque ma Communauté exaltera le dinar et le dirham, lui sera ôté le prestige de l’Islam, et lorsqu’elle cessera de commander le bien, elle sera privée de la bénédiction de la Révélation. » Rapporté par Ibn Abî-l-Dunyâ dans « Kitâb al-Amr bi-l-Ma’rûf »). Autre verset magnifique (Sourate 6, v.38) : « Pas de bête sur la terre, ni d’oiseau volant de ses ailes qui ne constitue des sociétés pareillement à vous ; dans le Livre Nous n’avons absolument pas omis la moindre chose ». Traduction : la vie mondaine est constituée d’écosystèmes dans laquelle l’interrelation a à être respectée pour ne pas détériorer la vie du Tout ; tout monde en cela est une cosmétique, c’est-à-dire un Cosmos où l’harmonie, ce que le Coran appelle « la Beauté », doit être préservée afin de sauvegarder l’unicité du vivant, c’est-à-dire aussi l’unicité de l’Archi-Vivant qu’est Dieu (le « Vivant (Al-Hayy» est d’ailleurs l’un des 99 noms que l’on attribue à Allah).

C’est au titre, donc, de cet Islam des Lumières qui est plus que jamais possible et nécessaire, et pour lequel il nous faut penser, travailler et critiquer, qu’il nous faut aujourd’hui résister à l’islamisme obscurantiste. Le Dieu de l’Islam est le Dieu qui envoie « des signes pour un peuple capable de réfléchir », « d’entendre », et de « raisonner » (Sourate 30, v.21-24) ; ce peuple, je n’en doute point, se montrera à la hauteur de ses Lumières (Sourate 25, v.35), à la hauteur de l’interprétation qu’exigent ces signes, car « Dieu est le Vrai qui s’explicite » (Sourate 24, v.25), et qui donc appelle à la raison (de) ceux à qui Il se livre.

© Valentin Husson


Note :

*Extrait d’un ouvrage en préparation La querelle des universels. Voir aussi un article du même auteur intitulé « La querelle des universels ».

Un Philosophe

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Fotos aus Sobibor


La découverte de photographies du camp de Sobibor révèle la vie joyeuse des SS, au cœur même de l'horreur de la Shoah.

En 1979, à Jérusalem, au cours du tournage de son film Shoah, Claude Lanzmann interviewa Yehuda Lerner, un des survivants de l’insurrection du camp d’extermination de Sobibor, qui commença précisément le 14 octobre 1943 à 16 heures. Il y a donc 77 ans.

Yehuda Lerner, un homme qui n’avait jamais tué personne, et qui s’était évadé huit fois de camps de concentration et d’extermination en Pologne orientale, avait fendu en deux le crâne de Johannn Niemanns, le commandant du camp, d’un seul coup de hache.

Cet exploit, suivi de beaucoup d’autres, avait été minutieusement organisé pendant six semaines par Alexandre Petcherski, un officier juif de l’Armée rouge, qui était né à Krementchoug, en Ukraine en 1909.

Petcherski arriva au camp de Sobibor en provenance du camp de travail de Minsk le 22 septembre 1943, dans un convoi de 2 000 Juifs, parmi lesquels se trouvaient 600 prisonniers de l’Armée rouge.

Approché par les membres du mouvement de résistance parce qu’il est officier, il accepte le rôle d’organisateur et de commandant de la révolte. Il était prévu d’assassiner la plupart des 17 SS du camp. Chaque SS devait être attiré dans un endroit isolé et tué. Les Juifs devaient ensuite s’emparer des armes à l’arsenal et prendre la fuite par l’entrée principale du camp, car ses abords étaient minés. Alors que 11 SS avaient été abattus, la découverte d’un des cadavres alerta les gardiens. Alexandre Petcherski ordonna alors à ses camarades d’ouvrir aussitôt une brèche dans les barbelés, et de courir à travers les champs de mines.

Sur les 600 prisonniers, 300 réussirent à franchir les barbelés, 70 furent tués sur place, en tentant de s’enfuir, et 170 furent repris ou tués dans les jours suivants, ainsi que ceux qui n’avaient pas participé à l’évasion. 57 Juifs avaient réussi à s’éloigner des champs de mines et à gagner les forêts. Puis, les fugitifs se scindèrent en plusieurs petits groupes, ce qui leur donnait une meilleure chance d’échapper aux recherches.

Une centaine de Juifs de Sobibor ont survécu à la guerre, dont Petcherski qui réussit à rejoindre une unité de partisans soviétiques dans la région de Brest Litovsk. Peu de temps après, il fut expédié dans un bataillon disciplinaire (un tiers des officiers évadés furent envoyés dans ces bataillons). Grièvement blessé en août 1944, il fut évacué vers l’arrière, et fut hospitalisé jusqu’à la fin de l’année 1944. Il témoigna devant le tribunal international de Nuremberg. Au lendemain de la guerre, revenu à la vie civile, il fut arrêté par le NKDV qui l’accusa de s’être laissé capturer vivant par les Allemands. Condamné à une longue peine de camp, il fut cependant libéré parce que cette condamnation avait provoqué un scandale. Il mourut en 1990 à Rostov-sur-le-Don.

La révolte de Sobibor fut un succès, mais elle n’eut pas pour conséquence la fermeture des camps et l’arrêt de l’extermination. La décision de démanteler les camps avait été prise par les nazis avant celle-ci, mais l’héroïsme des insurgés accéléra la destruction de Sobibor et de Treblinka, où une insurrection eut également lieu.

 

L'histoire et la mémoire de Sobibor

La première mention du camp de Sobibor, où 250 000 Juifs furent assassinés, parut en URSS le 6 août 1944 dans la Krasnaïa Zvzeda (Journal de l’Armée rouge) dans un article de Vassili Grossman, intitulé « Dans les villes et les villages de Pologne ». Un récit plus détaillé sur le camp et le soulèvement fut publié dans la Komsomolskaïa Pravda du 2 septembre de la même année sous le titre « Une usine de la mort à Sobibor ». Les auteurs de l’article avaient rencontré quelques survivants qui leur avaient raconté ce qu’ils avaient vu et vécu. Alexandre Petcherski publia un livre au très modeste tirage Le Soulèvement du camp de Sobibor.

Toutefois, les témoignages des survivants ne constituent pas les seuls documents existant sur le camp d’extermination de Sobibor. Un des plus importants est l’ouvrage de Gitta Sereny Au fond des ténèbres. De l’euthanasie au meurtre de masse, un examen de conscience (Tallandier, coll. Texto, 2013). Cette journaliste britannique qui avait assisté au procès de Nuremberg en 1945 et travaillé dans le cadre d’un programme d’aide des Nations unies aux enfants survivants dans les camps de personnes déplacées en Allemagne, a retranscrit ses entretiens à la prison de Düsseldorf avec Franz Stangl, qui fut le commandant des camps de Sobibor, puis de Treblinka du mois de septembre 1942 au 2 août 1943, jour de la révolte du Sonderkommando de ce camp.

Gitta Sereny qui avait obtenu des magistrats l’autorisation d’interroger Stangl après sa condamnation, enregistra soixante-dix heures de conversations, puis consacra dix-huit mois à la consultation des archives et à la rencontre de membres de sa famille et de personnes citées par le condamné.

Arrêté au Brésil le 28 février 1967, le commandant Franz Stangl fut extradé en Allemagne le 22 juin de la même année. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il mourut dans sa cellule d’une crise cardiaque quelques heures après sa dernière rencontre avec Gitta Sereny le 28 juin 1971. Les autorités pénitentiaires avaient alors suspecté Madame Sereny d’avoir empoisonné le condamné avec les douceurs qu’elle lui apportait au parloir, dans l’espoir de favoriser ses confessions. Les dernières paroles qu’elle avait pu lui extorquer dans l’attente d’un sentiment de repentir, furent : « La vérité est que je ne devrais plus être en vie. »

Jusqu’à la publication de l’album Fotos aus Sobibor, publié à Berlin par Metropol Verlag, on ne connaissait que deux photos du camp de Sobibor. Stangl avait longuement décrit avec quelque fierté à Gitta Sereny comment il avait fait de Treblinka et de Sobibor des lieux de vie très agréables pour les SS. Alors que les convois arrivaient jour et nuit, et que toutes les deux heures deux mille personnes étaient assassinées, les SS menaient la belle vie dans un espace champêtre. Stangl vivait dans une villa surnommée « Le nid d’hirondelles » ; les SS se promenaient dans le zoo du camp.

On pouvait se faire une idée de la vie des SS au sein des camps d’extermination lorsqu’avaient été publiées les 193 photos de L’Album d’Auschwitz. Elles avaient été prises sur la Judenrampe de débarquement des trains, au mois de mai 1944 par les SS Ernst Hoffman et Bernhard Walter, chargés de prendre les photos d’identité et les empreintes digitales des Juifs admis à entrer dans le camp. Elles montrent la sélection d’un convoi de Juifs hongrois, effectuée avec la plus grande ruse, dans le calme. Quelques SS seulement séparent les vieillards, les femmes accompagnées d’enfants en bas âge, qui vont être immédiatement gazés, de ceux considérés aptes au travail et admis dans le camp.

Une autre série de photos, prise au Centre de loisirs des SS de Solahütte, à 30 kilomètres au sud d’Auschwitz, montre la vie joyeuse qu’on y mène. C’est une des rares séries de photos où l’on peut reconnaître Rudolf Höss, l’ancien commandant du camp, venu superviser l’extermination des Juifs hongrois, Josef Kramer, surnommé « la bête de Bergen Belsen », et Josef Mengele, le médecin qui choisissait sur la rampe, les « spécimens » destinés à ses « expériences ».

Un chœur de 70 gardes est accompagné par un accordéoniste. Un groupe de Helferinnen SS, assises en rang sur une barrière, tendent chacune une coupelle. Commentaire : « Hier giebt es Erbeeren ! » Ici, il y a des myrtilles ! Elles en redemandent.

On chante, on danse, on joue de l’accordéon dans le parc, devant un chalet.

Les SS sont heureux et rubiconds.

On ne connaissait que deux photos d’excavatrices géantes en train d’extraire les corps des Juifs gazés à Treblinka, afin de les incinérer sur les « grills », prises par le SS Kurt Franz. Il existait aussi une autre prise de vue depuis l’enceinte du camp de Sobibor, et une photo de SS devant les casernements où ils étaient hébergés.

Les deux camps avaient été totalement détruits après la révolte des Juifs à Treblinka, le 2 août 1943 et à Sobibor, le 14 octobre de la même année, comme il a été dit. Leurs sites furent rasés et plantés de forêts de pins, afin d’effacer toute trace des crimes qui y avaient été commis.

 

Le bonheur, au sein de l'enfer

On n’imaginait pas qu’une nouvelle source d’archives pût être encore découverte. Or, soudain, voici que 75 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des images de ce qui semblait enfoui à jamais, notre savoir s’enrichit d’images, fixées par les criminels eux-mêmes.

Que voyons-nous ? Le bonheur, au sein de l’enfer.

Ainsi, on découvre deux photos qui attestent la présence du garde Ivan Demjanjuk au sein d’un groupe de gardes du camp. Ces gardes qui chassaient les Juifs nus dans « le boyau » vers les chambres à gaz, à coup de fouet et de baïonnette. Lui, qui avait affirmé lors de son procès à Jérusalem, puis en Allemagne, n’avoir jamais mis les pieds à Sobibor.

Niemann, homme méticuleux, racontait à son épouse, sa vie heureuse en photos dans le camp de la mort. On le voit d’abord en 1939, en début de carrière, vêtu de son uniforme de SS, en compagnie de son épouse Henriette Frey. Des images d’un camp nazi, avec des parterres de fleurs en forme de croix gammées, des baraques de gardiens, des défilés, des remises de médailles, des photos de Himmler parcourant en long manteau, dessiné et taillé par Hugo Boss, les allées du camp de Esterwegen. Corvée, torse nu, de pluche de pommes de terre, musique, relève de la garde. Hitler rend visite à ses SS, auberge du camp. Parmi les photos de la vie heureuse au camp, le premier né du couple, dans son berceau.

En remontant quelques années en arrière, les images nous apprennent où Niemann a fait ses classes. Au T4, le programme d’extermination des malades mentaux et des handicapés, promis à « une mort miséricordieuse », sur lesquels furent testés les gaz mortels dans quatre lieux de mise à mort, dont le château de Grafenek et le centre de Bernburg, où Niemann officie sans état d’âme. Envoyant à sa femme des photos de lui dans sa chambre et devant le centre-même de mise à mort. Cela voisine avec des décors champêtres, des bords de lacs, des promenades en bateau.

Enfin, au faîte de sa carrière, Niemann entre à Sobibor, qu’il photographie abondamment. A l’entrée deux poteaux portant l’inscription : « SS Sonderkommando ». Des maisons basses et blanches derrière une double enceinte de branchages. Des mats au sommet desquels flotte le drapeau à croix gammée. Des miradors. Les gradés se prennent en photo devant leur Kasino, montés sur de grands chevaux

Comme le raconta Stangl à Gitta Sereny, il y avait un puits, construit en rondins de bois, une ferme, une belle salle à manger, une terrasse avec de larges fauteuils, un zoo, une station d’essence. Après les gazages, on joue de l’accordéon, du violon, aux échecs. On sert des collations, les cuisinières qui servent à table, se mêlent gaiement aux SS et se font immortaliser dans leurs bras. Ils vont caresser les petits cochons qui viennent de naître, soigner les oies, destinées à couvrir par leurs cris les hurlements des victimes asphyxiées par les gaz de combustion du moteur d’un tank Diesel.

Pendant leurs permissions, les SS se rendent en car en excursion. Ils retrouvent leurs épouses et font la fête au Château Sans Souci. Ils poussent jusqu’à Berlin. Photographie de la Porte de Brandebourg, Unter den Linden, l’Opéra. Sur la route du retour, vers le camp d’extermination, ils font une halte pour un piquenique et picolent du schnaps.

Et puis, un jour, survient un événement impensable dans le monde des SS. Les Juifs se révoltent et, en quelques minutes, exécutent leurs assassins. Suivent donc, les photos des cercueils exposés, des funérailles au cimetière militaire de Chelm. Car, les familles ne sauraient découvrir le crane coupés en deux des SS.

Johann Niemann avait eu deux enfants avec Henriette, sa chère « Henny », qui a conservé les lettres de son « Jonny ». Mais aussi son carnet de caisse d’épargne et un formulaire énumérant minutieusement les possessions du commandant de Sobibor, retournées à sa famille au lendemain de sa mort. Toujours et encore le souci du détail.

 

De l'histoire familiale à l'Histoire

Les descendants de Johann Niemann, tué dans les premiers instants de la révolte de Sobibor, avaient hérité de deux albums contenant pas moins de 361 photos décrivant le bonheur de vivre dans un camp d’extermination, au temps de l’Opération Reinhard, ordonnée par Heinrich Himmler. Il s’était rendu à Sobibor le 12 février 1943, pour inspecter les modalités de « la Solution finale de la question juive ».

En 2015, le petit-fils de Johann Niemann, commandant en second de Sobibor, a attendu la mort de ses parents pour faire don à l’historien Martin Cüppers, professeur à l’Université de Stuttgart des deux albums de son grand-père, jusque-là, conservés au sein de la famille dans le plus grand secret. Les deux Albums ont été légués par la famille de Johann Niemann au Mémorial de l’Holocauste à Washington.

Une exposition a été organisée au mois de janvier 2020 à Berlin. Ce gros ouvrage, Fotos aus Sobibor, contenant les photographies collées dans les deux albums, ainsi qu’un abondant appareil historique, constituent une contribution majeure à la connaissance de la Shoah. Ce chapitre « glorieux de notre histoire qui n’a jamais été écrit et ne saurait jamais l’être », selon les mots prononcés par Heinrich Himmler le 4 octobre 1943 devant un monceau de cadavres, est donc révélé grâce à ces clichés photographiques.

© 2020 Nonfiction

Retrouvailles infinies avec Friedrich Nietzsche


Jonathan Daudey explore les trois principales perspectives proposées par Friedrich Nietzsche sur la question du temps.

Le temps est encore une pièce centrale de la réflexion philosophique. Le temps qui passe, qui détruit tout, sur lequel l'humain n'a aucune prise. Ils sont nombreux aujourd'hui, ces philosophes qui travaillent autour des thèses de Henri Bergson ou de Martin Heidegger. Nous avons néanmoins traversé une époque, pour ainsi dire, de l'espace, époque (1970-2000) d'une recherche en contrepoint de la précédente, qui l'emporta sur toute la phénoménologie du temps vécu. Nul ne se risquait plus à prendre la défense d'un livre devenu maudit : Durée et simultanéité (Bergson, 1922). La question du temps vécu était condamnée et les propos étranges de Bergson sur le temps unique de la matière semblaient relever du malentendu.

Dans quelles conditions revenir à une réflexion philosophique sur le temps ? Jonathan Daudey propose de passer par la philosophie de Friedrich Nietzsche (1844-1900). Professeur de philosophie et directeur de publication de la revue en ligne Un Philosophe, fondée en 2013 , il est aussi spécialiste de cet auteur.

 

En s'intéressant à l'oeuvre de Nietzsche, on évitera ainsi de se demander ce qu'est le temps sous une forme abstraite ou essentialiste. On observera plutôt comment Nietzsche, qui ne tient à aucun moment un discours consacré au temps en tant que tel, ne cesse de dessiner, de manière cohérente, une philosophie des temporalités.

Daudey précise ainsi d’emblée qu’il convient à l’égard de Nietzsche de parler de temporalités plutôt que d’une essence du temps. Son ouvrage explore ces temporalités nietzchéennes. Il part de la notion de « point de vue » pour porter un regard sur les multiples figures du temps qui « bourdonnent dans les multiples régions de ses écrits ».

Pour autant, ces figures ne seraient pas dispersées, contrairement à ce que finissent par croire ceux qui pensent trop rapidement à l’émiettement des aphorismes. Pour l’auteur, elles agissent en sous-sol des textes du philosophe et relient entre elles des données qui forment le corps de la conception de l’inactuel. Cette dernière notion est centrale, il convient de lui conférer une signification.

L'inactuel

L’auteur a recours à la définition de Patrick Wotling, aujourd'hui traducteur de la plupart des ouvrages de Nietzsche en édition de poche : « être inactuel, c’est d’abord s’opposer à ce qui est à la mode ; c’est refuser le conformisme, la soumission grégaire aux lubies collectives du moment, c’est refuser de se prosterner devant le nouveau, bref refuser d’éprouver la qualification de « moderne » comme argument qui devrait emporter l’adhésion par principe ». Cette définition tient par de nombreux biais aux débats de notre époque. On n'y précise pas toutefois si refuser quelque chose est nécessairement être « anti ».

 

 

Il reste pertinent de rapporter cette inactualité à la question du temps. L’inactualité n’est pas une attitude réactive, ni une attitude passive à propos du présent et du monde contemporain. Elle définit le philosophe qui ne se conforme à rien de ce qui lui est imposé. Et il n’est pas étonnant que Nietzsche se prenne en charge sous ce mode, puisque loin d’être « spectateur du monde » (ce qui réfère à Emmanuel Kant), il est d’abord philologue, archéologue de la langue et des textes anciens : celui qui sait faire jouer dans les langues des rapports de distance et d’écart (passé/présent, étymologie/signification actuelle.).

Enfin, il est bon de souligner que cette question du temps est rapportée à la vie, telle que la conçoit Nietzsche. Non pas à la physique et à la cosmologie, du moins en premier lieu, mais à la vie qui palpite, meut, et permet d’évaluer les actions.

La relation de Nietzsche avec son temps

Où se rencontre la marginalisation de Nietzsche par rapport à son présent ? Le philosophe a ici la posture du combattant contre son temps, reculant devant les « masses » obsédées par le conformisme (au sens d’Emerson), selon une veine très classique depuis (et au risque de paraître hautain). L’inactuel prend sa source première ici. Il se situe par rapport à l’époque, au temps présent (de Nietzsche). C’est par rapport à lui qu’il convient de prendre ses distances. De là les métaphores dont s’empare le philosophe : le souterrain (à creuser dans la marge de l’époque), le travail de taupe entrepris par la philosophie vivante, se mettre à distance, et vivre dans la solitude en sont les corollaires.

On peut ajouter à ces expressions celle de « froid regard » à porter sur l’entourage.

Mais l’intérêt de l’ouvrage, concernant ce point, est qu’il explore cette voie au maximum des possibilités offertes par Nietzsche. Ainsi détaille-t-il la situation du journaliste qui a l’obsession du quotidien et se contente d’états de choses sans mouvement. À son encontre, le philosophe doit échapper à la tentation d’être un pur enfant de son siècle. Il détaille aussi la volonté nietzschéenne de passer pour la mauvaise conscience de l’époque. En somme de passer pour celui qui refuse le culte morbide du présent au profit d’un devenir créateur. Le philosophe doit s’enfoncer dans l’épaisseur des choses pour savoir les ébranler, leur redonner une valeur plus haute et plus forte.

 

 

Et là se joue la question du face à face entre le philosophe et son temps. L’auteur rappelle que cette thématique émerge avec les Lumières (surtout avec Kant et l’Aufklärung, disons les Lumières allemandes), est reprise par Hegel, puis par bien d’autres avant que Michel Foucault ne revienne sur cette question. Laissons les aspects techniques de cette question de côté, d’autant que l’auteur est fort pédagogique pour les lecteurs, pour nous contenter de la conclusion : à savoir que Nietzsche, à l’opposé de ces référents, se positionne régulièrement en tant que lutteur contre son présent, ce qui exigerait de reprendre toute la perspective qu’il dessine sur ce qu’est être ou non « moderne » (l’auteur y consacre un chapitre entier à juste titre, mais dans une conception très contemporaine du débat).

Nietzsche et l’histoire

Cet aspect, la question de l’histoire, se décompose en deux analyses successives. La première, Nietzsche s’y faisant médecin de la société, se penche moins sur la science de l’histoire telle qu’observée par lui que sur l’affect de l’histoire, si courant encore dans nos sociétés. La seconde porte sur le problème de l’avenir.

En ce qui regarde la première dimension, la thèse du philosophe est assez connue. Il diagnostique dans l’époque une souffrance liée à un mal historique, et fustige les pathologies de la fièvre historienne : celle d’adhérer à un sens de l’histoire, de se laisser empoisonner par un service restrictif de la vie, de se laisser aller à une vie qui s’étiole et dégénère dans la croyance en un progrès linéaire et continu.

Les Considérations inactuelles sont claires à cet égard, s’élevant, outre contre Kant et Hegel et leur croyance en un sens de l’histoire, contre les vertus du patrimonial et de la croyance en la nécessité de conserver la mémoire de toutes choses, une idéologie pas vraiment éloignée de ce que nous entendons encore de nos jours.

Ce qui ne signifie pas que Nietzsche réprouve toute perspective historienne. Mais l’histoire doit servir la vie, elle doit par conséquent savoir pratiquer l’oubli, et se refuser à faire de la mémoire un réservoir du passé. Si l’on veut donc « sauver » l’histoire, il importe de déplacer ses concepts vers celui de « généalogie », lequel fera aussi la fortune théorique de Michel Foucault.

La généalogie – d’où vient ? que veut ? que vaut ? – consiste à s’instituer en instrument en faveur de la vie. Elle montre comment naissent les attitudes et les notions dans un certain contexte. Et elle ne s’arrête pas là, puisqu’en examinant des naissances, elle promet des décès ou des disparitions.  

En ce qui regarde la seconde analyse, Nietzsche déploie une attitude prophétique qui implique une conscience de l'avenir non négligeable. Qui dit avenir, dans ce cadre, dit nécessité de déconstruire une identité pensée dans les termes traditionnels (A = A). De là la formule constamment répétée : deviens ce que tu es. Mais, chez Nietzsche, la formule suppose que l’on ne sait pas ce que l’on est. Elle pousse à convertir l’être humain en devenir humain.

C’est sur ce positionnement que viennent se greffer les formules de « la philosophie de l’avenir » et du « sur-» (homme). Chacun sait désormais que ces formules doivent être prises avec précaution, compte tenu des usages nauséeux qui en ont été fait. L’auteur de cet ouvrage a la patience d’expliciter leur usage nietzschéen afin de ne pas égarer à nouveau les lecteurs trop pressés. C’est donc la voix libératrice de Zarathoustra qui nous accompagne dans cette partie de son travail.

L’éternel retour

Reste alors un dernier aspect de cette exploration à signaler. Il porte cette fois sur l’intuition nietzschéenne de l’éternel retour. Cette dernière formule n’est pas simple à saisir. Elle en a égaré plus d’un. L’auteur renvoie d’abord aux textes originaux (Le Gai savoir notamment). Cela lui facilite la tâche par laquelle il faut en passer pour comprendre comme se lient la finitude humaine et cet éternel retour, et pour donner corps dans le même temps à ce nihilisme non moins ambigu dans le vocabulaire du philosophe.

De toute manière, « nihilisme », ce n’est pas une question de simple absence de croyance personnelle ou d’une croyance en « rien ». Rappel à cet égard : « Le nihiliste est l’homme qui juge que le monde est tel qu’il ne devrait pas être et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas ». Superbe formule que l’auteur déploie, soulignant que l’existence n’a donc aucun sens, et justifiant l’expression « Dieu est mort ».  

Pour traverser rapidement cette exploration, indiquons que l’auteur alimente la réflexion autour de cette idée selon laquelle l’éternel retour se veut l’impitoyable pourfendeur du christianisme et des hallucinés des arrière-mondes. Il faut donc penser la vie à partir d’elle-même. Et répondre à la question de savoir comment augmenter la puissance de vie des humains. 

L’idée d’un éternel retour prend à partie l’idée de progrès et de finalité si courante à cette époque, et sans doute de nos jours aussi. Que cette idée actualise la pensée stoïcienne, ce que soutient l’auteur, ou non, il n’empêche, ce thème hante les commentateurs de la philosophie de Nietzsche.

Alors il est possible d’en terminer avec ce commentaire fort pédagogique d’un aspect central de la philosophie de Nietzsche. En terminer comment ? Par l’Aurore (qui fait le titre d’un de ses derniers ouvrages). C’est en faisant alors quelques détours par les philosophes grecs, les Stoïciens surtout, que l’auteur referme son parcours. Faut-il en déduire que Nietzche est bien l’héritier du Stoïcisme ? Nous laissons au lecteur le soin de découvrir la réponse au terme de l’ouvrage.

© 2020 Nonfiction

10/23/2020

Dan Brown, QAnon, les extra-terrestres et Donald Trump

 


Dan Brown, QAnon, les extra-terrestres et Donald Trump

Le complotisme ou conspirationnisme est l’un des grands mythes politiques modernes. Son message central est que l’his­toire universelle s’explique par l’action des sociétés secrètes, et que la politique mondiale est dirigée par de redoutables manipulateurs.

Le mythe du complot mondial ou méga-complot a été fabriqué à la fin du 18éme siècle et il s’est enrichi depuis lors.

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QAnon …

Ce qui caractérise la vague complotiste observable depuis plus de trois décennies, et qui a récemment pris une grande ampleur, c’est qu’elle ne touche plus seulement les milieux d’extrême droite, mais s’étend à des publics divers qui ne sont pas politisés. En se mélangeant avec des thèmes empruntés à l’ésotérisme, la vision du complot est devenue un phénomène culturel.

Ce dernier peut être éclairé par deux hypo­thèses portant sur de grandes transformations du champ des croyances. Tout d’abord, le retrait des grandes religions politiques ou séculières comme le commu­nisme. La croyance au progrès, conçu comme un mouvement global du moins bien vers le mieux, n’est plus attractive pour un nombre croissant de nos contemporains, qui se sont laissé convertir au catastrophisme de l’éco­logie profonde, ou radicale. Nous avons vécu, nous autres Occidentaux, pendant deux siècles et demi sous le ciel de la foi dans le pro­grès. L’âge de l’avenir radieux est derrière nous.

Le deuxième phénomène, bien connu des historiens des religions, est celui de la séculari­sation, soit la limitation de l’influence des grandes religions monothéistes. Cette restric­tion de la sphère religieuse produit un vide dans lequel vont s’engouffrer des réponses simplistes à la demande de sens, dans un contexte marqué par l’incertitude et le désar­roi. Cette demande est en friche. Mais l’offre l’est tout autant. Le marché de l’ésotérisme et des nouveaux mouvements religieux ou magiques est en expansion. Les réponses apportées vont de la secte totalitaire, sur le modèle de l’Ordre du Temple solaire, aux tech­niques de développement personnel, aux médecines douces de style New Age, à visage sympathique. Dans ce nouvel espace des croyances proli­férantes, où se mêlent quête du sens caché et rêves d’initiation, l’imaginaire du complot s’est naturellement réinstallé. Le goût du secret et du décodage, l’attrait du mystère, l’intérêt pour les machinations ou les mani­pulations, la fascination exercée par l’action des forces invisibles, la peur d’une dictature occulte: autant de composantes de la nouvelle synthèse que je qualifie d’ ésotéro-complotiste. Le sens de la politique mondiale est révélé dans les mauvaises intentions des hommes, ou plutôt, de certains groupes d’hommes, manipulateurs ou conspirateurs. Ces derniers une fois démasqués, les mal­heurs du monde s’expliquent enfin: ils ont une cause.

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Y a-t-il un socle commun entre la masse de pamphlets dénonçant des complots organisés par des puissances occultes et des arte­facts culturels immensément populaires comme les romans de Dan Brown, ou Anges et démons?

On peut résumer par trois ou quatre propo­sitions la vision du complot: rien n’arrive par accident; tout ce qui arrive est le produit de l’accomplissement d’un programme, donc résulte d’intentions ou de volontés humaines; rien n’est tel qu’il paraît être; tout est lié, mais de façon occulte.

Il faut donc déco­der, ou plutôt décrypter, sans fin. Car derrière le secret, il y a l’ultra-secret, voire l’hyper-secret, à jamais inaccessible. Le fait même de ne pas pos­séder de preuves du complot devient la preuve suprême.

Les gens qui croient au com­plot sont contraints de faire un travail intellectuel comple­xe et toujours décevant. Ils sont portés par le désir de preuve, mais restent persua­dés qu’on ne pourra jamais rien prouver. L’esprit complotiste est porté par le soupçon infini. Ce plaisir du décodage qu’on trouve à la lecture du Da Vinci Code et ses dérivés (les soi-disant décodeurs du roman) est au fondement d’une consommation de type esthétique et ludique. Le com­plot n’est pas seulement mis à la sauce politique des halluci­nés des arrière-loges ou des maîtres cachés, il est aussi mis en scène par une industrie culturelle qui fabrique des produits avec les sociétés secrètes et les conspirations. Certes, jouer à dénoncer ne revient pas à dénoncer. Mais des jeux vidéo comme Illuminati-Nouvel Ordre mondial (INWO), en divertissant, contribuent à inculquer les schémas complotistes.

Quand surgissent historiquement les premières théories du complot?

Il faut remonter à la Révolution française. Entre 1789 et 1792, plusieurs pamphlets sont publiés sur le thème du complot maçonnique ou illuministe derrière la Révolution fran­çaise. On y trouve déjà le schéma qui structure toutes les visions du complot, de la simple peur du complot à la mythologie complotiste. Le schéma est le sui­vant: les événements cachent leur cause; pour accéder aux causes, il faut savoir décrypter; pour péné­trer les coulisses du théâtre historique, il faut bénéficier d’une initiation. Le postulat est que des êtres mal­faisants, dans les ténè­bres, ont élaboré un plan de destruction de la civilisation chré­tienne et de l’ordre monarchique. La véri­table histoire est une histoire secrète. L’his­toire officielle ne peut qu’être mensongère. D’où la proximité du complotisme avec l’ésotérisme, lequel impli­que, dans les formes qu’il a prises au 19éme, une vision de l’his­toire fondée sur l’accès à un sens caché.

Quel est le premier ordre secret accusé de tous les maux?

Cet ordre politique secret est celui des Illuminati, des éclairés. La mythologisation s’opère sur une base empirique: les Illuminés de Bavière ont existé. Cette société secrète de type maçonnique a bien été fondée, le 1 mai 1776, par le juriste Adam Weishaupt (1748-1830), issu d’une vieille famille allemande chrétienne, et ancien élève des jésuites. Le fait qu’il n’est pas juif va beaucoup gêner les auteurs conspirationnistes de la deuxième moitié du 19éme siècle. Mais au moment où la légende se forme, le complot juif n’est pas à l’ordre du jour, les regards inquiets ne se braquent que sur le complot maçonnique ou illuministe.

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La diabolisation de l’illuminisne en France, est due principalement à Augustin de Barruel, qui, pour rédiger ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1798), s’est sérieusement informé à propos des Illuminés de Bavière, mais pour les traiter comme un mythe, en exagérant leur importance et en fantasmant leur puissance. Il est difficile d’estimer leur nombre, entre 200 et 2000, pour toute l’Europe. On n’a pas fait la Révolution avec quelques centaines d’Illuminés bavarois. L’ordre des Illuminés est dissous par le gouvernement bavarois en mars 1785. Il n’a plus aucune importance après cette date. Mais la légende a été formée -par l’abbé Barruel et par John Robis en Angleterre, en 1797-1798: des conspirateurs partisans d’une révolution mondiale veulent détruire la civilisation chrétienne et monarchique.

Quand l’élément juif s’insère-t-il dans la mythologie du complot?

Avec Barruel encore, lorsqu’il devient, à partir de 1806, un faussaire, qui va d’ailleurs faire école. Il rédige une lettre qu’il prétend avoir reçue, de Florence, d’un certain capitaine Jean-Baptiste Simonini. L’information confidentielle que lui transmet Simonini est que toutes les sectes et sociétés secrètes du monde ont pour tête la judaïque -ainsi, les juifs formeraient une secte internationale dont la puissance reposerait sur l’or. Ce faux est d’abord diffusé de manière confidentielle. Il est republié en 1878, puis largement diffusé en Europe puis aux États-Unis, et utilisé comme preuve de ce que la maçonnerie serait secrètement dirigée par les juifs, à leur seul profit.

Ce premier faux antijuif est accompagné d’un second: le Discours du rabbin (diffusé en Europe à partir de 1872), extrait d’un roman paru en 1868, à Berlin, dont un chapitre met en scène un Grand Rabbin exposant devant les représentants des douze tribus d’Israël, au cours d’une assemblée secrète (et bien sûr nocturne) le prétendu programme juif de conquête du monde.

L’Église décide de lan­cer, à ce moment, sa grosse machine de propa­gande contre la maçonnerie dénoncée comme suppôt d’une conspiration internationale (encyclique de Léon XIII: Humanum genus, 1884), en y ajoutant ce que les stratèges du Vatican pensent être un ingrédient attractif, l’idée que la maçonnerie, dans ses origines et sa direction, est juive.

Lorsqu’en 1886 Edouard Drumont publie son best-seller, La France juive, il reprend la thèse selon laquelle la judéo-maçonnerie aurait organisé et mené à bien la Révolution française. Drumont identifie Weishaupt comme juif, et judaïse l’ordre des Illuminés qui, pourtant, ne comportait que peu de membres d’origine juive. Mais les propagan­distes n’ont que faire de la vérité historique.

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Dreyfus, par Lenepveu, 1899

Le protocole de Sion, autre faux célèbre qui va s’imposer sur le marché de la conspiration au XXéme siècle, sont fabriqués et rédigés en français, à Paris, en 1900-1901, par un faussaire, le Russe Matthieu Golovinski, agent occasionnel de la police secrète tsariste, l’Okhrana. Ce mercenaire textuel travaille régulière­ment à la Bibliothèque nationale et fabrique, avec les moyens du bord, les Protocoles. Ces derniers passent en Russie en novembre 1901, où ils sont d’abord traduits et diffusés de manière artisanale. Ils sont publiés à Saint-Pétersbourg, dans une édition abrégée et en feuilleton, pendant l’été 1903, dans le journal Znamia (Le Drapeau), sous le titre Programme juif de conquête mondiale. Cette première publication est due à Krouchevan, antisémite militant d’extrême droite qui avait coorganisé le terrible pogrom de Kichinev (ville alors située en Russie, et aujourd’hui en Moldavie), en avril de la même année. C’était là légitimer le pogrom et appeler au meurtre contre les juifs. Le 11 septembre 1903, quatre jours après la parution de la fin du faux antijuif, avait lieu le pogrom de Gomel (Biélorussie).

Comment expliquez-vous que, parmi tous ces textes conspirationnistes publiés à l’époque, prétendument issus de milieux juifs, les Protocoles l’aient, et de très loin, emporté?

Il s’agit d’un faux hautement indéterminé, très peu contextualisé, donc éminemment recyclable ou recontextualisable. Il met en scène un sage de Sion qui s’adresse à ses pairs, on ne sait quand ni où. On ne connaît ni son identité ni le lieu de la réunion. On ne sait pas non plus qui sont les pairs, ni à quelle société secrète ils appartiennent. Après tout événement convulsif, perçu comme un incompréhensible désordre et procurant un désarroi de masse, où les individus sont en quête d’explications, les Protocoles répondent à la demande de sens: après la première guerre mondiale, à l’annonce de la seconde après la création de l’État d’Israël en 1948, après la guerre de six jours de juin 1967, après les attentats antiaméricains du 11 septembre 2001.

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Si les Protocoles ont pu se mondialiser à partir de 1920, c’est parce qu’ils ont été branchés sur la révolution bolchevique, qui sidère l’Europe.

Le 8 février 1920, dans l’Illustrated Sunday Herald, Winston Churchill publie un article, Sionisme versus bolchevisme, où il explique que c’est la même bande internationale de juifs, de Weishaupt (fondateur des Illuminés de Bavière) à Marx, et de celui-ci à Trotski, Béla Kun, Rosa Luxemburg et Emma Goldman (militante américaine anarchiste et communiste, 1869-1940), qui fomentent les révolutions pour anéantir la civilisation. Un homme de grande intelligence et de haute culture a pu être victime de la croyance au complot illumino-bolchevique. Au début des années 1920, pendant quelque temps, à peu près toute l’élite intellectuelle européenne a cru que, de la révolution française à la révolution bolchevique, ON aurait tout organisé et programmé.

Passons aux romans de Dan Brown. Ils ne font pas que vous amuser. Ils paraissent vous inquiéter. Pourquoi?

Dan Brown est un faiseur, qui connaît les ficelles. Et il faudrait mentionner de très nombreux autres noms d’auteurs, moins célèbres. Cela dit, il me semble qu’à travers des formes littéraires, ludiques et cinématographiques souvent séduisantes, se construit une machine de guerre antidémocratique.

Ce qu’on peut craindre, c’est qu’en consommant ces produits culturels, nos contemporains s’habituent à percevoir les événements et les formes de la vie sociale à travers les lunettes du complotisme: des événements n’auraient pas eu lieu (on connaît les rumeurs négatrices portant sur les chambres à gaz homicides des camps d’extermination nazis, ou sur les attentats antiaméricains du 11 Septembre), des morts accidentelles seraient des meurtres déguisés, des catastrophes naturelles ou des pandémies seraient le résultat de complots criminels, la démocratie ne serait pas ce qu’elle paraît être: dans ses coulisses grouilleraient des sociétés secrètes luttant entre elles pour le pouvoir. Ce qui me paraît moralement détestable dans Da Vinci Code, c’est que Dan Brown présente, comme réels ou historiques, des faits qui relèvent de la fiction.

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Ultima Thulé, les Grands Anciens et la race Supérieure, folklore et pitreries marginales dans les années 20 du dernier siècle. Et puis en Allemagne le Pitre n’a plus ri. Aujourd’hui …

Il commence son roman par un prétendu énoncé des faits histo­riques, un prologue où il écrit sous la rubrique Les Faits: La société secrète du Prieuré de Sion a été fondée en 1099, après la première croisade. On a découvert en 1975, à la Bibliothèque nationale, des parchemins connus sous le nom de Dossiers secrets, où figurent les noms de certains membres du Prieuré, parmi lesquels on trouve Sir Isaac Newton, Botticelli, Victor Hugo et Leonardo Da Vinci.

Les millions de gens qui lisent ces lignes se disent que le Prieuré de Sion a effectivement été fondé, en 1099, par Godefroy de Bouillon. Or cette société secrète n’a jamais existé. Elle est l’invention d’un certain Pierre Plantard (dit Plantard de Saint-Clair), un ancien pétainiste, qui s’imaginait descendre des Mérovingiens, et plus lointainement, de Jésus et Marie-Madeleine! L’ennui, c’est qu’un précédent best-seller, l’ouvrage pseudo-historique signé Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln, Holy Grail (1982) (L’Énigme sacrée, 1983), avait largement diffusé les billevesées de Plantard. Celui-ci était un mythomane doublé d’un escroc, et avait fondé, en juin 1956, une association loi de 1901: le Prieuré de Sion. Le Prieuré de Sion existe donc bien, mais comme association! Et les Dossiers secrets sont des faux fabriqués par Plantard et l’un de ses acolytes.

A partir de là, le roman de Dan Brown prend un tout autre sens. Le romancier cible par ailleurs l’Église catholique, et laisse entendre que l’Opus Dei est une société secrète de type criminel. Dan Brown joue un peu son abbé Barruel, mais contre l’Église. Il surestime l’importance, il criminalise, il lance son venin, il reprend une légende lancée par un mégalomane et un mystificateur, alors qu’elle avait été dénoncée, en 1988, par Gérard de Sède, écrivain et journaliste français (1922-1994), qui avait lui-même contribué à lui donner une crédibilité auparavant. Dan Brown avait les moyens d’éviter de cautionner ces mensonges au moment où il écrivait son roman. 

 C’est sur le Net, où l’on peut lire le Protocoles des Sages de Sion, que le négationnisme s’est longtemps déversé et épandu, quelles que soient les législations nationales qui interdisent la publication de certains livres ou périodiques. L’un des pamphlets ésotéro-complotistes les plus vendus au cours des années 80, les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle (traduction allemande, 1993), traduit en anglais en 1995 et connu en France sous le titre Le livre jaune numéro 5, (1997, 2001), a fait le tour du monde sur les multiples sites qui l’ont mis en ligne. L’ouvrage s’inspire expressément des Protocoles (qu’il cite longuement et résume), des pamphlets conspirationnistes américains ou canadiens (William Guy, Allen …), des thèmes majeurs de l’ufologie d’épouvante (les extraterrestres prédateurs) et flirte avec le négationnisme.

La vision du complot contribue à la délégitimation de la démocratie: celle-ci serait une cryptocratie, une oligarchie, une ploutocratie déguisée en système fondé sur la souveraineté du peuple. La démocratie se réduirait à un décor masquant le pouvoir de l’argent, dont le pouvoir de la presse ne serait qu’un relais. Le pouvoir visible cacherait la puissance invisible des conspirateurs et des manipulateurs. Elles supposent que la vérité du politique est toujours ailleurs, dans les coulisses ou dans les souterrains. Prenez la série X-Files: elle réalise la thèse de ce qu’on trouvait dans de multiples pamphlets relevant de l’ufologie conspirationniste: la fusion entre le complot extra-terrestre et le complot gouvernemental américain.

Le récit a été largement diffusé dans la science-fiction d’épouvante: les extra-terrestres sont parmi nous, et ces êtres supérieurs mais prédateurs, nous aident technolo­giquement en échange de cobayes humains cachés dans des laboratoires souterrains protégés par la CIA. Et de nombreux auteurs conspirationnistes (tel Holey) l’affirment: le président Kennedy a été assassiné parce qu’il voulait dévoiler le complot ourdi par le gouvernement américain et les extraterrestres.

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1821, Charbonniers

Le 11 Septembre a relancé l’imaginaire du grand complot et l’a nourri de nouveaux thèmes. Il a favorisé en particulier la diffusion de l’idée d’un complot américano-sioniste, pour employer une expression qu’on trouve un peu partout à l’extrême droite et à l’ex­trême gauche ainsi que dans les mouvances islamistes, en France et en Italie, en Indonésie, au Pakistan, en Syrie ou en Irak (avant et après la chute de Saddam Hussein), en Grande-Bre­tagne, dans des mouvances d’extrême gauche plus radicales que leurs homologues fran­çaises (notamment par leur alliance avec les islamistes).

L’observatoire du conspirationnisme

Publié
Jadislherbe