4/05/2021

Agamben : la condition coupable de l’homme moderne

 


Dans une nouvelle enquête « archéologique », le philosophe retrace l’évolution qui aurait logé l’idée de « faute » au cœur de nos manières de vivre et cherche dans l’Antiquité la piste de l’innocence.

Dans un livre récent, l’historien Johann Chapoutot a mis en évidence comment les dirigeants de l’Allemagne nazie en guerre, pour accroître la productivité des travailleurs, ont développé un modèle de gestion des ressources humaines redoutablement efficace : un modèle fondé sur la définition d’objectifs ambitieux, sur l’accentuation de la responsabilité du travailleur, et entre les deux, sur la liberté laissée au travailleur dans le choix des moyens devant permettre d’atteindre ces objectifs. Après la fin de la guerre, la reconversion des ingénieurs sociaux à l’origine de ce modèle dans le conseil aux entreprises a favorisé sa propagation massive, d’abord dans les grandes firmes, jusqu’à façonner à son image le « nouvel esprit du capitalisme » : la forme ordinaire du management dans les entreprises et les administrations du monde libéral et capitaliste   .

Si on comprend bien le propos d’Agamben – qui est rarement factuel –, ce qui est en cause dans ce nouveau livre, c’est ce type de conceptions assez retorses de la « libre volonté » : en réalité une implacable « liberté d’obéir », dont le ressort précèderait la modernité nazie et se déploierait au-delà de la seule sphère du travail. Ce ressort serait une manière de concevoir la vie (la morale, la politique) structurée par l’idée d’« action » ou de « volonté », laquelle se déploierait entre deux pôles : le sujet volontaire, responsable et presque coupable, et la finalité de l’action, son œuvre et son produit. Dans ce sens, la notion de « libre volonté », au principe des sociétés « libérales », serait modelée à l’image des conceptions du « crime » : cet acte mis en cause par les procédures de droit pénal, qui met en relation un sujet coupable et l’horizon d’un interdit, reliés au moyen de l’idée de « faute ».

L’intuition résonne avec celle de Kafka, dont l'oeuvre explore le mystère de la condition libre avec une obstination et une radicalité telles que la vie moderne y apparaît sous une forme essentiellement absurde et parodique. Dans Le Château, le narrateur « K. » se perd dans une agitation toute tournée vers une forteresse qui n’est qu’une fin inatteignable et vide. Et dans Le Procès, « K. » s’agite dans un procès et une culpabilité sans objet. D’un livre à l’autre, cette agitation (du latin agere) peut être comprise comme la parodie révélatrice de l’essence de l’idée d’« action » (du latin agere également)   . A l’inverse, la démonstration d’Agamben prend le contre-pied des analyses par lesquelles Hannah Arendt défendait le projet de rétablir l’idéal antique de l’« action » (praxisactio) comme horizon de la vie moderne, afin de faire face à la terrifiante « perspective d'une société de travailleurs sans travail » (Condition de l’homme moderne, 1958). Dans ce principe d’« action » peut-être moins ancien qu’on pourrait le penser, Agamben ne reconnaît que le terreau de fausses valeurs irrémédiablement insatisfaisantes et destructrices. Autant de chimères morales dont la plus exemplaire serait celle de guerre en vue de la paix, à l'instar de celle que les Etats-Unis et leurs alliés ont entreprise contre l'Irak de Saddam Hussein   . Tout le propos consistera ainsi à défendre un projet alternatif : placer au centre de la vie post-moderne un idéal du « geste » (du latin gerere), peu éloigné de la gesticulation que la modernité tient en horreur.

L’âge de l’innocence

Le postulat de départ du traité, emprunté à Walter Benjamin, est que la conception contemporaine de l’action a pour modèle la pensée juridique héritée de la tradition romaine. Celle-là même dont procède la notion d’« action », qui désigne en latin toute espèce de procédure judiciaire (actio). C’est cette rationalité, et plus précisément celle du droit pénal, administratrice de la violence légitime, qui en serait venue à déterminer, au terme d’une évolution plurimillénaire, l’ensemble de nos manières d’envisager le « bien vivre » individuel et collectif   . Du reste, d’un bout à l’autre de ce lent processus de contamination, l’universalisation de la raison juridique se confondrait avec le déploiement d’un empire de la raison religieuse, dans la mesure où droit et religion ont partie liée tout au long de leur histoire : en Occident, le culte polythéiste qui s’identifiait à un droit sacré sera remplacé par le culte chrétien d’un dieu Législateur et Juge suprême   .

Au commencement de cette métamorphose, il y eut d’abord, semble-t-il, une évolution du droit lui-même. Aux plus hautes époques auxquelles puisse remonter l’« archéologie »   de ce chevauchement, c’est-à-dire derrière l’horizon pré-historique de la culture indo-européenne, Agamben pense en effet identifier une pratique pure du droit dans ses plus anciennes formulations. Ainsi le droit romain archaïque, mis à l’écrit au début de la République (Ve siècle av. n. è.), énonce par exemple : « si le père vend trois fois son fils, que le fils soit libéré de son père ». Autrement dit, la parole juridique articule directement un acte et une sanction, comme le fait par ailleurs la loi biblique de l’Ancien Testament. En définitive, la logique du droit pénal archaïque, structurée par la « Loi du talion » (de talis, « tel », « le même »), oppose sans transition une « contre-violence » à une première violence.

Dans sa simplicité, cette formulation exprime l’essence de la norme de droit : la loi est en tout premier lieu une contre-violence – comme l’a défendu le grand juriste Hans Kelsen – si bien qu’elle réside dans la seule sanction. D’après le juriste Carl Schmitt, le fait est si vrai que c’est même l’institution d’un châtiment qui produit, en retour, l’acte répréhensible : sans interdit, pas de « faute » et pas de coupable. Dans ce sens, la loi énonce la possibilité de la violence légitime   . Or si les sociétés archaïques se sont aménagé la possibilité d’exercer une violence légitime – souvent encadrée par la loi de la Cité mais exécutée par la Famille –, elles ont aussi conservé le sens de son ambivalence ou de son ambiguïté   .

Cependant, à la fin de la République et dans l’Empire romain, le dispositif de la loi se complexifie. Sous le signe de la diffusion de l’écrit, le moment qui voit se fixer le droit ancien sonne aussi le début d’une période d’accélération du temps, de complexification de la société et d’institutionnalisation de l’Etat, qu’accompagne une évolution décisive de la formulation de la loi. Le droit civil se distingue plus nettement que jamais du droit sacré – et donc l’actio civile de l’actio rituelle. Il devient aussi l’objet d’une science réflexive et son corpus se développe par la publication de nombreuses « lois » (leges) qui viennent enrichir le « droit » (ius  . Dans ce contexte, la formulation du droit romain approfondit l’attention que la loi porte à l’intention des auteurs d’actes sanctionnés : ce droit dit « classique » distingue notamment le « dol » (dolus), c’est-à-dire les actes délibérément malveillants, de la « faute » (culpa), laquelle désigne les actes commis par négligence ou ignorance, qui engagent cependant la responsabilité.

A propos de cette évolution, Agamben souligne à la suite du grand historien du droit Yan Thomas qu’elle ne revient qu’à déployer une préoccupation originelle du droit pour l’intention, ou plutôt pour l’imputabilité, en vertu de laquelle on peut tenir une personne pour responsable de ses actes. Sous cet angle, l’existence d’un « sujet », d’une conscience et d’une psychologie, est en quelque sorte indispensable au droit pénal. En cela, les modulations de la responsabilité – des mineurs, des fous, des esclaves… – ne sont pas des progrès du droit : elles ne font qu’expliciter et déplier un principe cardinal du droit   .

Au moment où le pouvoir romain invente l’Etat et adopte l’idéologie chrétienne, le monde antique semble donc voir émerger une conception renouvelée (et « réifiée »   ) de la loi. Désormais, elle ne se contente plus d’associer la possibilité d’un acte sanctionnable à la possibilité d’une sanction : elle formule des interdits et des obligations, dont elle ordonne le respect au justiciable. De cette manière, la loi est instituée comme étant elle-même une réalité, et non plus seulement l’énoncé d’un mécanisme social. L’évolution est telle que certaines lois dites « imparfaites » n’associent aucune sanction à leurs commandements ! Les termes de la loi elle-même la présentent comme un nouvel espace de la vie, dans lequel on est « inclus » ou duquel on est « exclus » par des actes qui mettent « hors-la-loi ».

Tel serait finalement le modèle fourni par le droit à la morale et à la politique : un modèle dans lequel l’acte est l’objet d’un jugement (causaculpacrimen désignent les actes en tant qu’objets de procédures), qui le rapporte d’une part à des interdits ou à des obligations, et d’autre part à une intention, émettrice de volonté et détentrice de responsabilité.

La condition hors-la-loi de l’homme moderne

Après deux premiers essais prioritairement attachés à l’examen du schéma de l’« action » (actio) dans les sources du droit et la théorie du droit, Agamben s’empare d’un second dossier : celui du développement des philosophies de l’« action » (praxis), progressivement fondues, selon lui, dans le moule de la pensée juridique   . En l’occurrence, si les problèmes de l’« être » et de l’« action » sont ceux qui définissent l’objet de la philosophie telle que la pratique Agamben, il relève que la tradition éthique, articulant l’« être » et l’« action », s’est essentiellement donnée pour tâche de réfléchir aux modalités de l’action : au « pouvoir », au « vouloir » ou au « devoir » faire ceci ou cela, c’est-à-dire à des notions désignées par des verbes « vides », au sens où ils ne recouvrent aucune matérialité   . A leur égard, si Agamben a déjà consacré un traité au devoir, identifié par lui comme le stade final de l’évolution de l’éthique occidentale, il entend ici compléter son entreprise généalogique par l’examen du moment où l’éthique ancienne, originelle et pure, aurait basculé du modèle du « pouvoir » vers celui, déjà perverti en somme, du « vouloir ». Dès lors l’archéologie de l’« action » soumet à l’examen la notion de « volonté », intrus d’origine juridique dans l’enclos sacré de la philosophie, ou dispositif social pris à tort pour de la pensée.

La tradition philosophique dont il est désormais question connaît une rupture analogue à celle que connaît le droit romain au moment où il entre dans l’histoire. Ces deux tournants sont d’ailleurs contemporains. Entre le VIe et le VIe siècle av. n. è., les philosophes présocratiques développent une pensée rationnelle qui s’écarte de la pensée mythique ; la logique prend le relai de la poétique. Or, au terme de cette période, Agamben retrouve dans la monumentale œuvre de Platon une ultime défense de l’éthique de la « puissance » face au développement annoncé d’une éthique de la « volonté », qui sera à peine esquissée chez son disciple Aristote. Dans la divergence entre Platon et Aristote, ce qui se joue, c’est, semble-t-il, une différenciation entre des modèles bientôt irréconciliables : une éthique du « jeu » de référence comique et une éthique de l’« action » de référence tragique.

Ce qu’assume le nom d’Aristote, c’est plus précisément l’émergence d’une notion de « volonté », jusque-là réputée absente de la pensée grecque   . Alors que la commission du mal est attribuée par le mythe et par Socrate à la puissance, à l’ignorance et finalement au destin – ce qui ne l’empêche pas d’être coupable, puisque sanctionnée   –, Aristote va poser les bases d’une conception du libre-choix (proairesis) propre à la personne humaine. Cette notion nouvelle doit résoudre le problème par le fait que tout homme ne fait ni toujours, ni tout le temps ce qu’il a pourtant la « puissance » de faire. Bref, cette nouvelle liberté d’agir, de choisir ses actes, n’a guère à voir avec l’ancienne liberté politique, l’autonomie (libertas) : cette « volonté » naissante sert à fonder la paternité des actes, en la reliant aux finalités visées par ces actes. En cela, elle évoque puissamment le paradigme juridique de l’imputabilité.

Le problème, pour Agamben, est que cette conception conduit Aristote à placer au centre de son éthique une théorie de la « pratique » (praxis), et que la pensée occidentale de langue latine en viendra à l’adopter et à l’adapter sur la forme d’une théorie de l’« action » (actio) pétrie de références normatives, juridiques. En la matière, un pas décisif est franchi avec la théologie chrétienne, qui doit penser à la fois et ensemble la toute-puissance de Dieu et la capacité de l’homme à pécher aussi bien qu’à être vertueux. Ainsi les Pères de l’Eglise latins (Tertullien, Lactance, Jérôme) reprennent l’idée de « libre volonté » pour penser la responsabilité de l’homme face à ses péchés.

Mais c’est surtout Augustin qui pose les fondements d’une théorie chrétienne du « libre-arbitre », reprise sans changement majeur jusqu’au Moyen Age central. Or ce libre-arbitre, dont la dénomination fait directement écho à la sphère judiciaire (arbitrium), n’est pas sans paradoxe : il consiste à vouloir ce que prescrivent les commandements et il est un don proprement gracieux du Juge et Législateur suprême   .

Les affinités de la doctrine chrétienne, de l’appareil conceptuel aristotélicien et de la pensée juridique classique ont ainsi favorisé l’affirmation d’une théorie de l’action de l’homme chrétien rigoureusement finaliste. Dans cette conception de la vie, l’ensemble de ses actes constituent autant de moyens au service d’une fin. Cette fin peut se situer en-dehors de l’homme (ainsi lorsqu’il bâtit une maison) ou en lui (lorsqu’il voit, lorsqu’il pense) : l’essentiel est qu’il est maître de ses actes et de l’orientation qu’il leur donne. Or, en soi-même comme dans le monde, cette action volontaire ne peut être orientée que vers la production d’une œuvre (que ce soit l’œuvre d’une pratique ou d’une création)   .

Cette conception de la « vie pour l’œuvre », irrémédiablement scindée entre un sujet responsable et les fins qu’il se donne, est celle que la théologie chrétienne, façonnée par les droits romain et biblique, aurait léguée à la modernité. En la matière, Agamben vise en premier lieu la « théologie humaniste » de Kant, dans la mesure où sa maxime visant à déterminer chacun de ses actes à l’aune de la dignité de l’Homme revient à radicaliser le finalisme de l’éthique chrétienne. A la manière du Narcisse de Freud, l’homme moderne serait cet être irrésistiblement porté vers lui-même et, pour les mêmes raisons, incapable de s’atteindre   .

Science sociale ou ontologie ?

Avec cette enquête généalogique qui s’arrête à Kant et à la pensée juridique allemande du XIXe siècle, Agamben reprend implicitement la critique formulée par Nietzsche contre les Lumières allemandes, encore façonnées par les perspectives métaphysiques et morales de la pensée judéo-chrétienne. Dans sa prédication exhortant à abandonner une culture des « fins » et des « œuvres » au profit d’une culture des « moyens » et de l’expérience, on entend l’écho du Zarathoustra du XIXe siècle dont l’évangile, jusqu’à présent prêché dans un désert, n’aurait rien perdu de son actualité   . Après ZarathoustraKarman oppose à son tour à la culture dite « occidentale » un nouvel orientalisme : une morale et une politique enracinées dans une conception de l’être originelle, dont les traces presque effacées seraient à chercher plus à l’est dans l’ère indo-européenne, entre la Grèce archaïque et l’Orient lointain, pas loin des montagnes du prophète nietzschéen qui parodiait déjà le canon chrétien   .

La lecture, toujours stimulante, souvent passionnante, parfois déroutante   , interroge cependant par l’ambiguïté de son rapport au réel, à la matérialité de l’histoire. D’une certaine manière, la modernité artistique portée par le mouvement expressionniste ou par le mouvement cubiste a précisément consisté à abandonner l’œuvre au profit du jeu sur la forme et la couleur. Dans les arts contemporains et dans les lettres, l’essai et le geste se sont imposés comme les formes les plus nobles, souvent aux dépens de l’intérêt pour l’œuvre produite – même si collectionneurs et investisseurs y ont vu l’opportunité de multiplier leurs achats d’esquisses, de brouillons et autres traces   . Le « chef-d’œuvre » a été balayé par la « performance ». Sur un autre plan, le sens à accorder à la mise en cause d’une culture des « fins » et des « œuvres » pose question, lorsqu’elle est formulée par un auteur chez lequel on a rarement pu observer avec autant d’éclat une volonté si marquée de faire œuvre   . Bref, une telle archéologie désempare assurément l’histoire, au sens où le goût de la contemplation philosophique conduit sans doute Agamben à accorder aux textes théoriques qui l’intéressent une valeur documentaire que ne reconnaîtraient pas les historiens – et tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, entendent comprendre la société moderne sous l’angle de sa factualité.

Mais c’est peut-être que l’intérêt et l’enjeu de la réflexion sont ailleurs : si, comme on peut le penser, Agamben partage l’hostilité de Foucault vis-à-vis des sciences sociales, son texte dit moins ce qui est que ce qui peut et pourrait être. Dans ce sens, tout en offrant l’occasion de méditer de beaux textes, il fait essentiellement acte d’ontologie. Il met à disposition de ses lecteurs de quoi enrichir et varier leur expérience, leur usage de soi, leur mode d’être.

 

4/01/2021

Edvard Grieg sans frontières


Edvard Grieg sans frontières

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Le classicisme cher à Haydn et Mozart n’avait pas de frontières. Il avait engendré un langage musical commun aux différentes parties de l’Europe. Le Chevalier de Saint-Georges à Paris, l’Italien Sammartini à Milan, le Tchèque Myslivecek à Prague ou Josef Martin Kraus à la Cour de Suède se soumettaient aux mêmes contraintes du style classique.

Le romantisme, au contraire, va encourager le retour aux particularités nationales et l’exploitation des accents populaires propres à chaque région. Le Danois Niels Gade ne peut être confondu avec les Tchèques Smetana et Dvořák,  ni avec le Polonais Moniuszko ou avec le Norvégien Edvard Grieg qui nous intéresse ici.

L’amitié avec Rikard Nodraak, compositeur bien ignoré aujourd’hui sinon comme auteur de l’hymne national norvégien, va révéler à Grieg les richesses des chansons populaires et lui permettre ainsi d’exprimer sa propre nature et son génie de la “petite forme”. Car, à de rares exceptions près (les différentes Sonates, le Quatuor et le Concerto pour piano), c’est dans les Mélodies, les Danses et les Pièces lyriques que le génie du compositeur s’exprimera dans toute sa plénitude, d’où le qualificatif de “miniaturiste” parfois attribué à Grieg. Edvard Grieg a trouvé son originalité dans ses soixante-six pièces lyriques, réparties en dix cycles qui couvrent l’ensemble de sa vie : le premier cycle op. 12 est composé en 1867 et sa huitième pièce termine déjà symboliquement le cycle par un chant national. Il attendra 1883 pour reprendre cette formule avec ses nouvelles pièces lyriques op. 38. Les huit autres cycles se succèderont régulièrement dès ce moment sous la pression de l’éditeur : l’op. 43 en 1886, l’op. 47 en 1888, l’op. 54 en 1891, l’op. 57 en 1893, l’op. 62 en 1895, l’op. 65 en 1896, l’op. 68 en 1898 et le dixième et dernier cycle op.71 en 1901. Ne suivront plus que trois opus avant la mort du compositeur : deux pour le piano, les trop peu connus Slatter op.72 de 1902, les Impressions op.73 de 1905 et, en 1906, les splendides 4 Psaumes librement adaptés d’anciennes mélodies d’église norvégiennes pour choeur mixte avec baryton solo, op. 74.

On a, avec les dix cycles de pièces lyriques, la balise de la vie musicale de Grieg qui nous permet d’articuler les autres compositions dans le canevas évolutif du compositeur norvégien. Avec ces Pièces Lyriques, il crée un équivalent pianistique de la mélodie populaire. Il y conserve la fraîcheur de la chanson à couplets, il lui ajoute une séduction et une poésie directement inspirées par les fjords et les légendes des dieux, des gnomes et des trolls. Ici, le problème de la grande forme musicale ne se pose pas. Comme il ne se pose pas dans le corpus des 150 Mélodies, sommet de son œuvre. Ce corpus reste trop peu connu car si les premiers cycles sont écrits sur des poèmes allemands (op. 2, Quatre Mélodies d’après Heine et Melisso, op. 4 d’après Chamisso, Heine et Uhland), ils seront ensuite composés à partir de poèmes danois (les Mélodies du cœur op. 5 d’après Hans Christian Andersen) et norvégiens (les op.9 et 17 sur des poèmes ou des mélodies populaires norvégiens, les op. 25 et 26 respectivement d’après Ibsen et Paulsen). De beaux cycles parsèmeront sa vie et ses moments de dépression : en 1878, l’op. 33 sur des textes du poète norvégien Aasmund Olavsson Vinje dont deux Mélodies seront transcrites pour cordes et deviendront les mélodies élégiaques op. 34 ; en1890, les opus 48 en allemand et 49 en danois ; en1893, les trois cycles op. 58, 59 et 60 écrits pendant que sa femme Nina est hospitalisée ; en 1895, un sommet avec le beau cycle de Mélodies de Anne Garborg La fille de la montagne op. 67. La difficulté posée par les Mélodies de Grieg est le fait que peu de chanteurs les restitueront dans leur rare langue originale et préféreront une traduction allemande. Même le rigoureux Dietrich Fiescher-Dieskau renoncera à les chanter en danois ou en norvégien.

Des grandes formes qu’il a abordées, évoquons brièvement la Symphonie en ut mineur écrite sous la pression de Niels Gade et inspirée par Mendelssohn et Schumann. La Symphonie révèle le talent lyrique et la belle couleur harmonique aimée du jeune Grieg de 21 ans qui s’estimera cependant mal à l’aise dans la rigidité du cadre formel classique et reniera cette composition. Cette Symphonie sera heureusement exhumée en 1981. Le Concerto pour piano en la mineur op. 16 est lui une réussite indiscutable. Il est conçu sur une structure inspirée par celui de Schumann, écrit dans la même tonalité avec ce début cadencé en octaves descendantes, mais l’écriture est plus proche de Liszt qui était émerveillé par son final solennel qui fait penser à certaines fanfares de son propre 2e Concerto. Le Concerto de Grieg est dédié à Edmund Neupert qui l’a créé à Copenhague en avril 1869. Ce Concerto, qui sera révisé constamment jusqu’à la mort de son auteur, affirme dès les premières notes une des caractéristiques harmoniques principales de Grieg : tonique mineure - sensible - dominante. Il s’ouvre ainsi par l’accord de la mineur (la-do-mi-la = tonique mineure) suivi d’une octave en sol dièse (sensible) qui amène l’accord de mi majeur (dominante). Magnifique reflet du romantisme, cette pièce de bravoure suscite toujours l’intérêt des grands pianistes. Dinu Lipatti, Christian Zimmerman, Leif Ove Andsnes, plus près de nous, en ont fait sans crainte un de leurs concertos favoris. L’âme norvégienne y est totalement présente ; le Rondo final résonne comme une belle danse populaire proche de certaines pièces lyriques. Le même souffle, la même fraîcheur animeront les Danses norvégiennes op. 35 (écrites pour piano à quatre mains, réduites pour piano solo et parfois entendues dans une version orchestrale) et les Danses symphoniques op. 64 plus tardives (une transcription pour piano à quatre mains a également été réalisée).

La Sonate pour piano op. 7 ouvre le cycle des Sonates dès 1865 avec la première des trois Sonates pour piano et violon, celle en fa op. 8 qui fera l’émerveillement de Franz Liszt. Elles seront suivies deux ans plus tard par la seconde Sonate en sol op. 13. Il faudra attendre 1876 pour voir Grieg revenir péniblement à la grande forme avec le Quatuor en sol mineur. L’ayant achevé, il affirmera : “j’ai terminé un quatuor à cordes. Il ne veut pas spécialement plaire. Il vise l’ampleur du son, la vitalité, le mouvement et surtout la beauté sonore instrumentale”. Ne viendront plus après que la Sonate pour piano et violoncelle op. 36 en la mineur en 1883 et, trois ans plus tard, la dernière Sonate pour piano et violon op. 45 en ut mineur. Les trois Sonates pour piano et violon sont très contrastées : la première a le caractère ingénu de la jeunesse, riche d’idées, la seconde pleine de joie et de tendresse reflète le nationalisme qui a saisi Grieg, et la dernière ouvre les perspectives de la maturité avec sa résonance dramatique. En 1903, Grieg aura aussi la joie d’entendre sa Sonate pour piano et violoncelle jouée par  Pablo Casals.

Dans la grande forme que des variations peuvent parfois atteindre comme Beethoven l’a si bien prouvé avec ses Diabelli, nous nous devons aussi de mentionner la Ballade en forme de variations op. 24, poignante de mélancolie. Comment ne pas être fasciné par cette mélodie plaintive emballée d’audacieuses harmonies modulées par une main gauche en descente chromatique

Grieg sera souvent inhibé par des périodes de doute. Il aura besoin de stimulations et de commandes officielles pour réaliser certaines de ses grandes œuvres. Ce sera le cas avec la célébration du bicentenaire de la naissance du philosophe, historien, écrivain satirique et dramaturge Ludvig Holberg, né à Bergen en 1684 et mort à Copenhague en 1754. Il composera Au temps de Holberg op. 40, cinq pièces pour piano qui seront orchestrées pour cordes quelques mois plus tard. Cette Suite Holberg subira le même sort que les Variations Haydn de Brahms écrites au départ pour deux pianos; on a tendance à n’en connaître que la version orchestrale.

Le rêve d’écrire un opéra restera inabouti. Pourtant, la belle collaboration avec Bjørnstetjerne Bjørnson avait déjà amené la composition de la Cantate op. 20 “Devant un couvent”, Bergliot op. 40 en 1871 et deux chœurs et trois Interludes orchestraux pour “Sigurd Jorsalfar” en 1872. Elle aurait dû aboutir à un opéra complet sur “Olav Trygvason” mais le librettiste sera trop lent. Grieg n’a écrit que trois scènes en 1873 et s’est mis dès 1874 à la composition de la musique de scène du Peer Gynt d’Ibsen qui fera sa célébrité, plus par les deux Suites qu’il en tirera que par les différents numéros de la partition complète. La pièce d’Ibsen qui raconte les aventures du jeune aventurier pas suffisamment bon pour être sauvé, ni suffisamment méchant pour être damné, connaîtra le succès grâce à la musique de scène de Grieg. Elle sera représentée dès 1876 à Christiana (l’actuelle Oslo) et reprise dix ans plus tard à Copenhague et à la même Christiana pour y être représentée une dernière fois du vivant de Grieg en 1902. La musique du musicien nordique présente de splendides incongruités: Le matin, ce thème pastoral typiquement scandinave qui, dans la pièce d’Ibsen qu’il veut décrire, est un lever de soleil sur le désert ou la danse de la jeune Arabe Anitra au thème également nordique, pimenté de valse viennoise et au rythme de mazurka.

La musique de Grieg se reconnaît immédiatement par son sens des rythmes nationaux norvégiens toujours pointés (un exemple typique : le premier thème du Concerto pour piano), par une certaine alacrité rythmique mais aussi par ses accords chromatiques et ses agrégats sonores quelque peu dissonants dans les registres graves. Comme Schumann, il met en valeur les voix médianes. Il adore les accords de septième et de neuvième. On lui reproche parfois de procéder à des réexpositions textuelles et de ne pas y envisager de variations ou de modulations, mais est-ce une faiblesse ou une réminiscence des chansons à couplets ? La beauté de la musique de Grieg réside dans la puissance expressive et le doigté unique avec lequel il parvient à associer chromatisme et mélodies diatoniques.

Grieg est souvent, à tort, l’objet d’une attitude réservée des musicologues. On a dit de lui que c’était “une machine à copier des chansons populaires norvégiennes”. Le terrible Monsieur Croche, Claude Debussy sera plus nuancé : “l’on a dans la bouche le goût bizarre et charmant d’un bonbon rose qui serait fourré de neige”, écrit-il. Sans doute, dans son cynisme, n’est-ce pas seulement une évocation de l’inoubliable couleur rose dont l’éditeur Peters affublait les couvertures des partitions de ses auteurs nordiques : Grieg et Sinding. Grieg ajouta lui-même, en 1903, lorsque l’on a fêté son soixantième anniversaire : “En fait, je suis certain que ma musique sent le poisson”, mais il le disait dans un sens non péjoratif ; à Bergen, le poisson est particulièrement frais et délicieux.

Grieg a laissé des traces. N’en déplaise à Monsieur Croche, son autre face, Claude Debussy, reconnaît avoir pris le Quatuor en sol mineur op. 27 comme modèle pour son propre Quatuor dans la même tonalité. Le statisme des quintes superposées des Sonneries de cloches, op. 54 n° 6 préfigure de deux décennies La cathédrale engloutie de Debussy. Le Matin de Peer Gynt annonce, quinze ans auparavant, la Rêverie (1890) du même Debussy. Le caractère solennel -quelque peu “hollywoodien”- de la coda du Concerto pour piano sera largement imité par Rachmaninov dans ses 2e et 3e Concertos. La Mélancolie, troisième pièce du huitième cahier des pièces lyriques, est déjà du Scriabine. L’aspect percussif associé à quelques âpres dissonances des Chants populaires op. 66 annonce les audaces d’un Bartók  ou d’un Stravinski. Le dernier Grieg, celui des Slätter op. 72, ce chef d’oeuvre trop peu connu, si original, formé de transcriptions de chants norvégiens, et si difficile pour le piano, anticipe le Bartók  qui abordera de la même manière les chants roumains et hongrois.

Le 4 septembre 1907, la mort prenait Grieg au début d’une tournée qui devait le mener en Angleterre. Chostakovitch allait avoir un an, Messiaen naîtrait quelques mois plus tard, l’année suivante.

Jean-Marie André

 Crescendo Magazine