12/07/2020

Herméneutique


Herméneutique

L'herméneutique (du grec hermeneutikè, ἑρμηνευτική τέχνη, art d'interpréter, hermeneuein signifie d'abord « parler », « s'exprimer »1 et du nom du dieu grec Hermès, messager des dieux et interprète de leurs ordres) est la théorie de la lecture, de l'explication et de l'interprétation des textes.

L'herméneutique ancienne est formée de deux approches complètement différentes : la logique d'origine aristotélicienne (à partir du Peri hermeneia ou De l'interprétation d'Aristote) d'une part, l'interprétation des textes religieux (orphisme ou exégèse biblique par exemple) et l'hermétisme d'autre part.

L'herméneutique moderne se décline en sous-disciplines :

  • « littéraire » (interprétation des textes littéraires et poétiques),
  • « juridique » (interprétation des sources de la loi),
  • « théologique » (interprétation des textes sacrés; on parle aussi d'exégèse),
  • « anthropologique » (interpréter la culture comme un texte; autrement appelée l'anthropologie interprétative2)
  • « historique » (interprétation des témoignages et des discours sur l'histoire) et
  • « philosophique » (analyse des fondements de l'interprétation en général, et interprétation des textes proprement philosophiques).

Définition générale

Champs de l'herméneutique

On parle d'« herméneutique » pour l'interprétation des textes en général.

L'interprétation des Écritures saintes, qu'il s'agisse de la Bible ou du Coran, est un sujet qui demeure délicat. L'interprétation des symboles religieux et des mythes s'appelle l'herméneutique sacrée (ou herméneutique biblique lorsqu'elle se limite à la Bible, c'est-à-dire aux textes du judaïsme et du christianisme). Elle se révèle nécessaire pour le philosophe et théologien Xavier Tilliette, selon lequel « la Bible est un ouvrage complexe et même scellé. Le Livre des livres est un livre de livres. Il est donc susceptible d'interprétation, il ne va pas sans une herméneutique. […] Il n'y a pas d'acheminement direct à la Bible, il faut toujours une médiation au moins implicite »3.

L'interprétation de symboles divinatoires fait également appel à des herméneutes, comme en Chine et au Japon, lors de séances de scapulomancie, de plastromancie, d'achilléomancie ou autres formes d'arts divinatoires.

L'étude, la traduction et l'interprétation des textes classiques (antiques) naît à la Renaissance : c'est la philologie.

On désigne aussi par « herméneutique » la réflexion philosophique interprétative, inventée par Friedrich Schleiermacher, développée par Wilhelm Dilthey et rénovée par Martin Heidegger et Hans-Georg Gadamer.

L'herméneutique trouve des applications dans la critique littéraire ou historique, dans le droit, dans la sociologie, en musique, en informatique, en théologie (domaine d'origine), ou même dans le cadre de la psychanalyse. Cette dernière discipline fait néanmoins problème. Ainsi le psychanalyste Jean Laplanche n'admet-il pas que la psychanalyse se trouve « enrôlée » dans l'herméneutique comme « un cas particulier, une “herméneutique régionale”, soit qu'on accepte de la prendre en considération, comme le fait Ricoeur, soit qu'on la rejette, comme mal fondée, arbitraire, ainsi que le veulent par exemple Gadamer, Grondin et bien d'autres »4.

Questions de méthodologie

La méthodologie du dévoilement ou de la restitution d'un texte pose deux questions :

  • Quel statut donner aux scripteurs (car le terme d’auteur pose lui aussi des problèmes) du texte biblique ? Inspiration, diction (inerrance) ?
  • Dans quelle mesure l’interprétation du lecteur doit-elle être prise en compte et est-elle valide (par rapport à la tradition religieuse et à une lecture collective représentative du groupe porteur de cette tradition) ?

Histoire de l'herméneutique

L'« herméneutique » ancienne

L'herméneutique est aussi ancienne que le sont les religions, les spiritualités et la philosophie. Cependant, le terme d'herméneutique n'est apparu qu'à l'époque moderne sous la plume de Friedrich Schleiermacher5 et Wilhelm Dilthey.

D'Aristote à la science contemporaine

Dans son traité De l'interprétation (Organon II), Aristote (IVe siècle av. J.-C) avait défini des règles essentiellement logiques d'interprétation des textes. Il y développe notamment sa théorie du jugement affirmatif et négatif, de la contradiction et de la contrariété. Son point de départ est l'analyse des éléments sémantiques :la lettre, le nom, le verbe, la proposition. Il aboutit à une métaphysique qui hiérarchise les degrés d'être, après avoir exposé la théorie des « futurs contingents », laquelle influence les débats médiévaux sur le problème théologique de la prédestination. Ce traité est abondamment commenté par les philosophes médiévaux Averroès6, Thomas d'Aquin7, Jean Duns Scot8, Guillaume d'Ockham9), et fixera pour longtemps la norme de lecture des textes.

Les herméneutes contemporains tels que Umberto Eco10 ou Paul Ricœur11 se réclament également de la philosophie aristotélicienne, mais davantage de la Poétique et de la Rhétorique que de l'Organon à proprement parler, ce dernier étant plutôt vu comme un prélude à l'élaboration du discours scientifique, que comme un ensemble de traités sur l'interprétation concrète des textes en général.

On peut mesurer ainsi le changement de paradigme de l'époque médiévale à l'époque contemporaine : la logique, c'est-à-dire l'ancienne herméneutique de l'Organon, est devenue la logique symbolique, tandis qu'une nouvelle herméneutique a émergé. Cette dernière explore des champs d'interprétation comme la poétique, la rhétorique, la littérature, mais aussi la sociologie, la psychologie, l'histoire, l'anthropologie. L'une des causes principales de ce changement est la naissance des sciences humaines qui livrent une autre approche du monde que celle des sciences naturelles et de la métaphysique traditionnelle.

Néanmoins, certains auteurs de la deuxième moitié du XXe siècle, comme Paul Feyerabend, soutiennent que le discours scientifique est lui aussi une interprétation du monde et que son mode de production ne diffère pas de celui des autres discours, littéraires, mythologiques12.

En ce sens, aucun champ n'échapperait à l'herméneutique, pas même la science dite univoque, c'est-à-dire non sujette aux querelles d'interprétation, et rigoureuse, non affectée par la contingence des images humaines.

Stoïcisme

Les stoïciens développent un naturalisme herméneutique qui assimile les dieux comme représentations à des forces physiques.

« D'un autre motif en rapport avec la physique est découlée une grande multitude de dieux qui, revêtus d'une forme humaine, ont donné matière aux fables des poètes, mais ont rempli la vie humaine de superstitions. Ce sujet, traité par Zénon, a été abondamment développé par Cléanthe et par Chrysippe... L'air, selon la doctrine stoïcienne, est situé entre la mer et le ciel, et il est déifié sous le nom de Junon ; Junon est la sœur et la femme de Jupiter, ce qui veut dire que l'air ressemble à l'éther [Jupiter] et a, avec lui, l'union la plus intime. » (Cicéron, De la nature des dieux, II, XXV-XXVI).

Judaïsme

La tradition du judaïsme rabbinique connaissait depuis longtemps des règles d'interprétation de la Torah. Hillel Hazaken (Ier siècle AEC) avait défini sept règles d'interprétation. Rabbi Ishmaël, développant les sept règles d'Hillel, exposa treize principes.

D'autre part, le judaïsme rabbinique connaissait quatre sens (Pardes) pour interpréter la Bible hébraïque : peshat (évident, littéral), remez (allusif), drash (interprétatif), et sod (secret/mystique). Par exemple, le sens littéral (peshat) s'avérait souvent insuffisant pour comprendre en profondeur le sens des textes sacrés.

La kabbale, dès Eléazar de Worms et Abraham Aboulafia (vers 1290), a développé la science des lettres (hokhmat ha-zeruf) et ses trois procédés pour déchiffrer la Torah13.

  1. La gematria dévoile la valeur numérique d'un mot ou d'une phrase pour révéler les équivalences avec les mots ou les phrases d'égale valeur. Selon J. Gikatella (mort en 1325), Echad (Un) vaut 13 (1 + 8 + 4) et, comme tel, il équivaut à Ahabah (Amour) (1 + 5 + 2 + 5).
  2. Le notarikon permet, à partir des lettres d'un mot (initiales, médianes, terminales), de construire des phrases consistant en des mots dont les initiales, mises bout à bout, reconstituent le mot d'origine, et donc en révèlent les significations secrètes. Ainsi, le nom Adam, formé des lettres alef, dalet, mem, renvoie à Adam, David, Messiah (Messie) pour dire qu'Adam engendrera David et de la lignée de David viendra le Messie.
  3. La temura consiste à substituer chaque lettre d'un mot ou d'un groupe de mots à une autre lettre conformément à un système de substitution. Par exemple, Bavel, "Babylone" devient Shéshak dans Jérémie XXV, 26, si la lettre tav (la dernière de l'alphabet) remplace sin (l'avant-dernière) et ainsi de suite.

Dans le judaïsme, la période médiévale a vu le développement de beaucoup de nouvelles catégories d'interprétation rabbinique et d'explication de la Torah, incluant l'émergence de la Kabbale et des écrits de Maïmonide. Les commentaires bibliques et les commentaires du Talmud s'inscrivent dans cette tradition.

Christianisme

La tradition chrétienne reprit la doctrine des quatre sens de l'Écriture en l'adaptant au christianisme. Origène au IIIe siècle l'appliqua à la prière (Lectio divina), puis Jean Cassien (dont s'inspire la fameuse règle de saint Benoît) la théorisa en l'introduisant dans les monastères.

La doctrine des quatre sens de l'Ecriture eut un succès important pendant tout le Moyen Âge : le sens allégorique, à la suite de Prudence, inspira une grande partie de la littérature médiévale profane. Elle joua un rôle important à la naissance de la scolastique. Hugues de Saint-Victor la connaissait (De Scripturis).

Pour le philosophe et théologien catholique Xavier Tilliette, « la Bible est un ouvrage complexe et même scellé. Le Livre des livres est un livre de livres. Il est donc susceptible d'interprétation, il ne va pas sans une herméneutique. La Parole de Dieu […] s'est faite parole humaine, astreinte à la compréhension. Il n'y a pas d'acheminement direct à la Bible, il faut toujours une médiation au moins implicite : traduction, exégèse, histoire, genres littéraires, étude des styles, typologie, connaissance de la Tradition, lectio divina »3

Renaissance

Retour à la littéralité

L'étude et l'interprétation des textes classiques (antiques) naît à la Renaissance : c'est la philologie. Les savants apprennent le grec et le latin, et développent des méthodes pour prouver l'authenticité ou l'inauthenticité d'un texte, et pour établir des éditions critiques des œuvres. C'est le retour aux sources et à la littéralité des textes. L'un des éminents représentants de cette nouvelle tendance est Guillaume Budé, illustre humaniste. L'une des victoires les plus éclatantes de la nouvelle philologie est la démonstration par Lorenzo Valla de la fausseté de la Donation de Constantin. Cet acte porte également une charge politique, car il démonte les fondements de l'autorité papale, qui s'appuyait sur ce fameux texte.

Sous la plume de Martin Luther et Jean Calvin14, la Réforme protestante appelle à relire les textes religieux littéralement par-delà les interprétations canoniques de l'Église catholique romaine. Il s'agit de détruire les couches sédimentées de conciles et de doctrines (la tradition), surajoutées aux textes, pour retrouver le texte biblique en sa pureté15. Auparavant, la majorité du peuple n'avait pas accès au texte biblique mais seulement aux interprétations qu'en donnaient les autorités religieuses. Avec les mouvements intellectuels de la Réforme et de l'Humanisme, conjoints à l'invention de l'imprimerie et au développement de l'éducation (qui fera reculer l'illettrisme), le texte biblique deviendra de plus en plus accessible et l'autorité religieuse de plus en plus remise en cause quant à la lecture des textes sacrés.

Paradoxalement, cette affirmation selon laquelle la Bible serait claire par elle-même, et donc à lire de manière littérale, amène le lecteur à réinterpréter lui-même le texte sacré sans qu'on ne lui impose des normes interprétatives rigides et incontestables. Le retour à l'« autorité » du texte littéral annonce la multiplicité « anarchique » des interprétations qui ne peuvent plus être unifiées par une autorité normative. L'herméneutique moderne naît de la destruction de la norme16 : s'il n'y a plus de norme de lecture extérieure au texte, il faut apprendre à déceler soi-même le mécanisme interne d'un texte donné qui produit lui-même son propre sens afin d'éviter la multiplication à l'infini des significations du texte en question, jusqu'à l'absurdité.

Ce retour à la littéralité sera illustré lors du procès de Galilée (1633) au cours duquel les théologiens privilégièrent le sens littéral de la Bible en l'absence de preuves du mouvement de la Terre. Il aura des conséquences considérables dans l'Histoire17.

Astrologie et alchimie

Depuis le XIVe siècle au moins, le recours à la pensée magique est connu, mais il est vrai qu’il connaît une nouvelle mode au XVe siècle quand Marsile Ficin édite le Corpus hermeticum, ensemble de textes anonymes du IIe siècle apr. J.-C. et que l’on attribue à Hermès Trismégiste, fondateur légendaire de la religion égyptienne, contemporain de Pythagore et de Moïse. Dans cette pensée, le monde animé comme l'inanimé forme un tout continu qui possède une âme : il y a donc des correspondances entre l’Univers et l’Homme qui en est le centre et le reflet en même temps. On raisonne d’ailleurs par analogie : les plantes sont les cheveux du monde, par exemple. L'herméneutique joue ainsi un rôle important dans la médecine de la Renaissance, à la fois dans la pharmacopée (une plante correspondant à un organe) que dans les prescriptions, puisque souvent la consultation et surtout l'administration des médecines sont associées à l'horoscope du patient, les différentes parties du corps trouvant leur correspondance dans les signes zodiacaux.

On est persuadé de la vertu de certains minéraux ou éléments chimiques et notamment du mercure, du soufre. On est ainsi persuadé depuis le XIIe siècle qu’il existe un lien entre la pierre philosophale, qui peut transformer tout métal en or, et les calculs rénaux. Le personnage le plus connu est Paracelse (1493-1541), fils de médecin, à la fois chimiste (travaillant dans les mines) et alchimiste, qui s’intéresse aux correspondances entre les minéraux et l’homme. Il est professeur de médecine à Bâle en 1526. Il a laissé de nombreuses recettes qui emploient l’opium mais aussi des composés minéraux. Cette démarche explique également l’intérêt pour les traitements par les eaux thermales de Michel Savonarole (1385-1468) : De omnibus mundi balneis éditée en 1493 à Bologne. Plus tard, l’université de Padoue confie à trois de ses médecins de faire revivre les bains d’Abano, utilisés dans l’Antiquité ; le célèbre anatomiste Fallope qui enseigne à Padoue est chargé en 1556 d'un enseignement à thermalisme acquis.

Les précurseurs de l'herméneutique contemporaine

Schleiermacher

C'est Friedrich Schleiermacher (17681834) qui posa les bases de l'herméneutique contemporaine. Schleiermacher mit également en évidence le cercle herméneutique (l'expression est de Dilthey). Pour comprendre un texte, il faut avoir compris l'œuvre, mais pour comprendre l'œuvre, il faut avoir compris les textes.

Dilthey

Wilhelm Dilthey (18331911) voit dans l'herméneutique la possibilité d'une fondation pour les sciences humaines. Les sciences de la nature ne cherchent qu'à « expliquer » (Erklären) leur objet, tandis que les sciences de l'homme, et l'histoire en particulier, demandent également à « comprendre » (Verstehen) de l'intérieur et donc à prendre en considération le vécu.

XXe siècle

Naissance de l'herméneutique philosophique

L'herméneutique philosophique contemporaine se conçoit comme une théorie de l'interprétation, et de la réception de l'œuvre (littéraire ou artistique). Elle questionne la textualité en elle-même, et son rapport à l'auteur (processus d'explication) et au lecteur (processus de compréhension).

L'herméneutique philosophique cherche à analyser ce qui se manifeste, ce qui se présente de soi dans l'œuvre d'art (perspective phénoménologique). Elle pose donc de manière originale le problème de la représentation et de la phénoménalisation, s'inspirant en cela des travaux novateurs de Husserl (lequel avait livré une théorie très élaborée de l'imagination, notamment dans les Ideen I, à défaut d'esthétique à proprement parler).

Le langage de l'art représente pour les herméneutes le lieu où la vérité de l'Être se déploie, au-delà de la description scientifique des étants particuliers. L'herméneutique se fonde ainsi sur une nouvelle interrogation du verbe « être », à la fois grammaticale, ontologique et esthétique, à partir des importants travaux de Martin Heidegger dans Être et Temps (et dans ses œuvres ultérieures, dont la tentation hermétiste sera critiquée)18.

L'herméneutique philosophique utilise comme paradigme majeur la poésie, notamment la poésie romantique, symboliste, surréaliste ou d'inspiration hermétiste, c'est-à-dire la poésie qui ne se comprend pas à la première lecture, mais qui nécessite un effort pour être décryptée. Les philosophes herméneutes analysent par exemple les textes et l'esprit de Hölderlin, Mallarmé, Valéry, Rilke, Artaud ou encore Ponge.

Le deuxième grand paradigme de l'herméneutique est le roman, notamment les œuvres subversives qui remettent en cause les normes traditionnelles d'écriture. Ainsi, on croisera sous la plume des grands herméneutes Rabelais, le Marquis de Sade, Joyce, Kafka, Bataille, ou encore d'autres grands écrivains comme Goethe ou Borges.

Heidegger

Martin Heidegger étend la conception de Dilthey et conçoit à un certain moment l'herméneutique comme la tâche même de la philosophie si l'existence – objet de la philosophie – demande à être interprétée et si elle n'est autre qu'un processus d'interprétation, une compréhension de soi. L'herméneutique est en ce sens un dépassement de la phénoménologie car elle s'applique à ce qui ne se montre pas, à détruire plutôt un rapport de conscience qui dissimule un rapport authentique à l'être. L'herméneutique constitue ainsi l'ontologie.

Gadamer

L'élève de Heidegger, Hans-Georg Gadamer publia en 1960 l'ouvrage qui passe encore pour son livre le plus important : Vérité et Méthode.

Cette œuvre affirme, en contestation de la fausse objectivité souvent présente dans les sciences humaines, que « la méthode ne suffit pas ». Une œuvre ne peut pas être expliquée uniquement selon notre propre horizon d'attente. La lecture est faite dans la tension existant entre le texte du passé et l'horizon d'attente actuel.

De plus, Gadamer affirme que « tout texte est réponse à une question. » Si le texte parle encore aux lecteurs présents, c'est qu'il répond encore à une question. Le travail de l'historien est de trouver à quelle question le texte répondait dans le passé et à laquelle il répond aujourd'hui.

Ricœur

Paul Ricœur entreprend une herméneutique du soi, herméneutique dans la mesure où le moi ne se connaît pas par simple introspection, mais par un ensemble de symboles. Il s'agit de déchiffrer le sens caché dans le sens apparent.

Pour Ricoeur, la psychanalyse est une forme d'herméneutique (interprétation des symptômes du malade)19.

Jauss

Hans Robert Jauss, appartenant à l'École de Constance, dans Pour une esthétique de la réception (1972), reprenant les enseignements de Gadamer, affinera la théorie herméneutique. Il proposera l'usage d'une « triade » herméneutique pour l'étude des œuvres.

La triade herméneutique de Jauss :

  1. L'interprétation du texte où il faut réfléchir, rétrospectivement et trouver les significations.
  2. La reconstruction historique, où l'on cherche à comprendre l'altérité portée par le texte.
  3. La compréhension immédiate du texte, de sa valeur esthétique et de l'effet que sa lecture produit sur soi-même.

L'herméneute qui utilise ce modèle s'implique donc énormément dans l'étude et tente de comprendre la valeur novatrice de l'œuvre.

Foucault

En 1982, Michel Foucault intitule son cours au Collège de France : « herméneutique du sujet ». Il est question en réalité d’une « herméneutique de soi » au sens d’une forme de connaissance de soi. La notion fondamentale est la pensée grecque de l'epimeleia heautou (le souci de soi). Cette question est en même temps esthétique : une « esthétique de l’existence » entendue comme une éthique, soit la production de normes qui ne soient pas cryptées, mais que le sujet fonde ou découvre, et par lesquelles il se découvre également.

Foucault considère que la « généalogie » nietzschéenne, qui interprète les jugements de valeur (vrai/faux, bien/mal, beau/laid) à partir de l'histoire et de la physiologie (état de santé du corps), est une herméneutique20.

Applications de l'herméneutique

Traductologie

L'herméneutique est en traductologie une approche de la traduction à part entière ayant comme figure de proue le linguiste allemand Friedrich Schleiermacher (1767-1834). Schleiermacher conçoit l’herméneutique traductionnelle comme un acte d'immersion du traducteur dans la psyché de l'auteur. Il s'agit d'une méthode de traduction empathique, qui insiste sur l'importance de ressentir le texte à traduire. Prétendant proposer une alternative à l'approche linguistique de la discipline, l'approche herméneutique décompose l'acte de traduction en quatre stades et non trois : "un élan de confiance", "l'incursion, l'agression, l'extraction", "l'incorporation au sens fort du terme" et "une réciprocité qui recréée l'équilibre".

Sociologie

La sociologie herméneutique consiste en la recherche de la compréhension des phénomènes dans leur singularité. Elle est l'art de retranscrire un discours afin d'en extraire les besoins des individus, une sorte de traduction des discours.

Anthropologie

Pour l'anthropologie interprétative, découlant de l'herméneutique, les faits étudiés sont le produit des réflexions des personnes qui leur sont rattachées. Pour Gagnon2, l'anthropologue adoptant une approche herméneutique cherche alors « les connaissances, les représentations, les règles et les attentes que la culture met à la disposition des individus pour leur permettre de donner sens à leurs actions, pour décrire et expliquer le monde (dimension sémantique) mais aussi pour agir, produire quelque chose, résoudre un problème (dimension pragmatique)». Pour être valides socialement, les significations doivent être partagées, à la manière d'un texte public, et la société les garde pour les retransmettre de génération en génération en les adaptant plus ou moins au contexte. Le rôle de l'anthropologue est alors de lire la culture et de l'interpréter à la manière de ce qu'une lectrice ou un lecteur ferait, notamment en rendant clair ce qui est sous-entendu ou présupposé, comme ce que propose Taylor21 puisque les discours et dialogues contiennent une certaine quantité d'informations tenues pour acquises. Cette méthodologie n'est toutefois pas neutre. Gagnon2 souligne quelques limites, comme le fait que l'anthropologue est en soi interprète et doit tenir compte de ses propres préjugés culturels et de ses préconceptions issus de sa culture d'origine.

Droit

Informatique

Les chercheurs en informatique, particulièrement ceux qui traitent de linguistique informatique, d'ingénierie des connaissances, d'intelligence économique, et de protocoles d'analyse, n'ont pas manqué de remarquer la communauté d'intérêt qu'ils partagent avec les chercheurs en herméneutique, par rapport au caractère des agents d'interprétation et à la conduite des activités d'interprétation. Par exemple, dans leur résumé de mémoire en intelligence artificielle en 1986, Mallery, Hurwitz, et Duffy ont déclaré ce qui suit :

« L'herméneutique, qui est une branche de la philosophie continentale européenne traitant de la compréhension et de l'interprétation humaine de textes écrits, offre une puissance de discernement qui peut contribuer à la compréhension de la signification, à la traduction, aux architectures pour la compréhension du langage naturel, et même aux méthodes qui conviennent pour la recherche scientifique en intelligence artificielle. » (Mallery, Hurwitz, Duffy, 1986).

Relations internationales

L'herméneutique en relations internationales a connu un regain d'attention avec la fin de la guerre froide. Ceci s'explique par la multiplicité des théories déployées et leur incapacité, par la pensée rationnelle, à expliquer dans leur globalité les rapports internationaux. Dans un esprit de synthèse, certains auteurs redécouvrent la pensée de Gadamer, tel Richard Rorty, pour l'appliquer à la philosophie politique22.

Cette philosophie « se débarrasse de la théorie classique de l'homme-connaisseur-des-essences »23, c'est-à-dire de la vérité par correspondance et met l'accent sur le contexte spatio-temporel de toute théorie et sur l'intentionnalité des auteurs. L'acte de comprendre se décompose alors en trois étapes qui forment le cercle herméneutique : la compréhension stricto sensu, l'interprétation et l'application (confrontation avec le réel par cohérence). Cette dernière étape participe à la notion de réflexivité en science sociale.

Rorty insiste sur le holisme du cercle herméneutique qui fait que tout penseur doit envisager un système dans sa totalité pour en comprendre les parties, et inversement, comprendre toutes les parties pour saisir le fonctionnement du Tout24.

Appliqué aux relations internationales, la constructiviste Martha Finnemore voit dans l'herméneutique une invitation à la confrontation paradigmatique, pour approcher au plus près la réalité. De plus, la vérité étant nécessairement établie par cohérence, il y aura toujours un décalage entre l'environnement représenté des acteurs et l'environnement réel. Question qui renvoie à la théorie de Robert Jervis sur les fausses perceptions. Enfin, la compréhension du monde, compris comme un complexe "Tout-unités", amène nécessairement à concilier holisme et individualisme méthodologique25.

Religion et théologie

  • S'agissant de l'herméneutique de la vie facticielle appliquée à la religion voir

Mircea Eliade, comme un historien des religions et un herméneute, comprend la religion comme « l'expérience du sacré », et interprète le sacré par rapport au profane27. Le savant roumain souligne que la relation entre le sacré et le profane n'est pas d'opposition, mais de complémentarité, ayant interprété le profane comme une hiérophanie28. L'herméneutique du mythe est une partie de l'herméneutique de la religion. Le mythe ne doit pas être interprété comme une illusion ou un mensonge, parce qu'il y a une vérité dans le mythe à redécouvrir29. Le mythe est interprété par Mircea Eliade comme « une histoire sacrée ». Il a introduit le concept de « l’herméneutique totale »30.

XXIe siècle : résurrection des quatre sens

En matière d'herméneutique biblique, et à la suite des travaux du cardinal Henri de Lubac, s.j., sur l'exégèse médiévale, la théorie des quatre sens de l'Écriture semble renaître chez les théologiens contemporains31. Le cardinal Urs von Balthasar écrivait à ce sujet en 1970 :

« Les quatre sens de l’Écriture célèbrent leur résurrection cachée dans la théologie d'aujourd'hui : en effet le sens littéral apparaît comme celui qu'il faut faire émerger en tant qu'historico-critique ; le sens spirituel en tant que kérygmatique, le sens tropologique en tant qu'essentiel et le sens anagogique en tant qu'eschatologique »32.

Notes et références


  • Religion et éthique dans les discours de Schleiermacher : Essai d'herméneutique, Dominique Ndeh, p. 32.
    1. Urs von Balthasar « Con occhi semplici. Verso una nuova coscienza cristiana » (« Avec des yeux simples. Vers une nouvelle conscience chrétienne », Herder-Morcelliana, 1970).

    Voir aussi

    Bibliographie

    • Aristote, De l'interprétation (Catégories. De l'interprétation : Organon I et II, éd. Vrin, trad. Tricot, 2000 (ISBN 978-2-7116-0016-8))
    • Raymond Aron, Dimension de la conscience historique, Éditions Plon, Paris, 1961, (Réédition : Agora, Paris, 1998, (ISBN 978-2-86917-000-1)
    • Rudolf Bultmann, Origine et sens de la typologie considérée comme méthode herméneutique, Trad. par Marc B. de Launay. in: Philosophie, 1994 (11), no 42, p. 3-15.
    • (éd.) Larisa Cercel, Übersetzung und Hermeneutik / Traduction et herméneutique, Bucarest, Zeta Books, 2009, (ISBN 978-973-1997-06-3).
    • (de) Wilhelm Dilthey, Das Wesen der Philosophie, Préface d'Otto Pöggeler, Hambourg, Meiner, 1984.
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    • Carsten Dutt, Herméneutique - Esthétique - Philosophie pratique, Dialogue avec Hans-Georg Gadamer, traduit de l'allemand par Donald Ipperciel, Fides, Québec, 1995
    • Michel Foucault, L'herméneutique du sujet, Paris, Seuil, 2001.
    • Michel Foucault, Histoire de la sexualité 3: Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.
    • P. Fruchon, « Herméneutique, langage et ontologie », Archives de philosophie, no 36, 1973, p. 522-568
    • Hans-Georg Gadamer, Le problème de la conscience historique, P.U.L., Louvain, 1936 (Réédition : Le Seuil, Collection Trâces écrites, 96p., Paris, 1998, (ISBN 978-2-02-018256-0)
    • Hans-Georg Gadamer, L'art de comprendre. Herméneutique et tradition philosophique, traduction par Marianna Simon, 295 p., Aubier Montaigne, Paris, 1982
    • Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Édition intégrale rev. et complétée, 533 p., Éditions Le Seuil, Paris, 1996, (ISBN 978-2-02-019402-0)
    • Hans-Georg Gadamer, Rhétorique, herméneutique et Critique de l'idéologie. Commentaires métacritiques de Wahrheit und Method, Article dans Archives de philosophie, no 34, avril - juin 1971, p. 207-230.
    • Hans-Georg Gadamer, Le défi herméneutique, Article dans Revue Internationale de Philosophie, no 151, 1984, p. 333-340
    • Jean Grondin, L'universalité de l'herméneutique, 272 p. , Epiméthée, P.U.F., Paris, 1993
    • Jean Grondin, L'herméneutique, PUF, "Que sais-je ?", 2006.
    • Georges Gusdorf, Les origines de l’herméneutique, Collection : Les Sciences humaines et la pensée occidentale, 1988.
    • (de)Martin Heidegger, Ontologie. Hermeneutik der Faktizität (Cours de 1923), GA 23, 1988.
    • Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, 305 p., Gallimard, Collection Tel, Paris, 1990, (ISBN 978-2-07-072014-9)
    • Hans Robert Jauss, Pour une herméneutique littéraire, 457 p., Gallimard, Collection Bibliothèque des idées, Paris, 1988, (ISBN 978-2-07-071173-4)
    • Jacques Lacan, Écrits, Seuil, Champ freudien, 1966.
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    • Pascal Michon, Poétique d'une anti-anthropologie. L'herméneutique de Gadamer, Paris, Vrin, 2000.
    • Friedrich Nietzsche, La généalogie de la morale, Gallimard, Folio essais, 1985.
    • Guillaume Paugam, La Philosophie et le problème du langage. Linguistique, Rhétorique, Herméneutique, Hermann, Philosophie, 2011.
    • (de) Otto Pöggeler, Schritte zu einer hermeneutischen Philosophie, Alber, 1994.
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    • Paul Ricœur, De l'interprétation. Essai sur Freud, 536 p., Éditions Le Seuil, Collection L'Ordre philosophique, Paris, 1965, (ISBN 978-2-02-002728-1)
    • Paul Ricœur, Le conflit des interprétations, 500 p., Éditions Le Seuil, Collection Esprit, Paris, 1969, (ISBN 978-2-02-002735-9)
    • Friedrich Schleiermacher, Herméneutique, éd. Le Cerf, 1989.
    • Gunter Scholtz, La philosophie herméneutique de Gadamer et les sciences humaines, traduction de J.-C. Gens, dans L’Héritage de H.-G. Gadamer, numéro spécial dirigé par G. Deniau et J-C. Gens, Éditions du Cercle herméneutique, Collection Phéno, Paris, 2003, p. 181-194.
    • André Stanguennec, La réception du structuralisme dans l'herméneutique de P. Ricœur, Bulletin du Centre d'études hégéliennes et dialectiques, CEHD, Neuchâtel, Suisse, mai 1992
    • André Stanguennec, L'appropriation de l'histoire chez H-G Gadamer, dans L’Héritage de H.-G. Gadamer, numéro spécial dirigé par G. Deniau et J-C. Gens, Éditions du Cercle herméneutique, Collection Phéno, Paris, 2003
    • Revue Le Cercle Herméneutique (ISSN 1762-4371)
    • Gagnon Éric (2018) "Interprétation [archive]", in Anthropen.org, Paris, Éditions des archives contemporaines.

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  • Gagnon Éric (2018) "Interprétation [archive]", in Anthropen.org, Paris, Éditions des archives contemporaines.
  • Xavier Tilliette, Les philosophes lisent la Bible, Cerf, 2001, p. 12.
  • Jean Laplanche, « La psychanalyse comme anti-herméneutique », Entre séduction et inspiration : l'homme, Paris, Quadrige/PUF, 1999, p. 243-261.
  • Herméneutique : Pour une logique du discours individuel, éd. Le Cerf, 1989.
  • Averroès, Commentaire moyen sur le De interpretatione d'Aristote, Paris, Vrin, Sic et Non, 2000.
  • Thomas d'Aquin, Commentaire du Traité de l'Interprétation d'Aristote, Paris, Belles Lettres, 2004.
  • Jean Duns Scot, Signification et vérité. Questions sur le Peri hermeneias d'Aristote, Paris, Vrin, Translatio, 2009.
  • Guillaume d'Ockham, Traité sur la prédestination et la prescience divine des futurs contingents, Paris, Vrin, Translatio, 2007.
  • Umberto Eco, Sémiotique ou philosophie du langage, 1984, disponible aux éditions PUF.
  • Paul Ricœur, La Métaphore vive, Paris, Seuil, 1975.
  • Feyerabend, Contre la méthode, Seuil, Points Sciences, 1975. On trouve cette idée avant Feyerabend chez Nietzsche, Par-delà bien et mal, « Des préjugés des philosophes », §22.
  • Johannes Reuchlin, De arte cabbalistica (1517), trad. François Secret : La kabbale, Aubier-Montaigne, 1973. Encyclopaedia Judaica.
  • Jean Calvin, Préfaces à la Bible, dans Œuvres choisies, Gallimard, « Folio classique », éd. d'Olivier Millet, 1995. La conclusion à la première préface est la suivante : « O vous tous qui vous nommez évêques et pasteurs du pauvre peuple, voyez que les brebis de Jésus-Christ ne soient privées de leur propre pâture et qu'il ne soit prohibé ni défendu qu'un chacun chrétien ne puisse librement, en son propre langage, lire, traiter et entendre ce saint Évangile, vu que Dieu le veut, Jésus-Christ le commande »
  • Jacques Derrida explique : « Luther – je le rappelle dans mon livre sur J. L. Nancy et sur ce qu’il appelle, lui, la « déconstruction du christianisme » – parlait déjà de destructio pour désigner la nécessité d’une désédimentation des strates théologiques qui dissimulaient la nudité originelle du message évangélique à restaurer. » Entretien dans Le Monde de l'éducation no 284, septembre 2000.
  • En ce sens, comme le rappelle Jacques Derrida (voir note précédente), la destructio luthérienne annonce la Destruktion heideggerienne et la déconstruction initiée par Derrida lui-même, et reprise par Jean-Luc Nancy dans la Déconstruction du christianisme : Volume 1, La Déclosion, éd. Galilée, 2005.
  • Pour s'en rendre compte, consulter l'article révolution copernicienne
  • Voir aussi le cours de 1923 de Heidegger, Herméneutique de la facticité.
  • De l'interprétation. Essai sur Sigmund Freud, Seuil, Paris, 1965.
  • Voir son article « Nietzsche, la généalogie, l'histoire », 1971, repris dans Lectures de Nietzsche, LGF, 2000.
  • (en) Taylor, C., « Interpretation and the Sciences of Man », in Philosophical Papers II : Philosophy and the Human Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, , p. 15-57
  • Richard J. Bernstein, Beyond Objectivism and relativism. Science, Hermeneutics, and Praxis, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, États-Unis, 1983, p. 109 à 111.
  • Richard Rorty, L'homme spéculaire, p. 400
  • Richard J. Bernstein, Beyond Objectivism and relativism. Science, Hermeneutics, and Praxis, University of Pennsylvania Press, Philadelphia, États-Unis, 1983, p. 353
  • Gérard Dussouy, Traités de relations internationales, Théories géopolitiques (Tome 1), chap. Hermeneutique et interparadigmité, ed. L'Harmattan, 2006
  • L'interprétation de la Bible dans l'Église Pr. Wladimir Di Giorgio. 15 avril 1993 (it) texte intégral italien [archive]
  • Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, Éditions Gallimard, Paris, 1956.
  • Mircea Itu, Introducere în hermeneutică (« Introduction à l’ herméneutique »), Orientul latin, Brașov, 2002, page 63.
  • Mircea Itu, The Hermeneutics of the Myth, en Lumină lină. Gracious Light, numéro 3, New York, 2007, pages 33-49. ISSN 1086-2366
  • Mircea Eliade, La nostalgie des origines. Méthodologie et histoire des religions, Éditions Gallimard, Paris, 1978, page 116.
  • Les quatre sens de l’Écriture : la résurrection cachée d’une lecture de la Bible [archive]
  • Lu Xun Roland Jaccard

     

    « OUBLIEZ-MOI ET OCCUPEZ- VOUS DE VOUS-MÊME ! »

    Ce n’est pas faute d’avoir prévenu ses lecteurs, comme je n’ai d’ailleurs jamais manqué de le faire : « Il y’a quelque chose qui me déplaît au paradis : je ne veux pas y aller. Il y a quelque chose qui me déplaît en enfer : je ne veux pas y aller. Il y a quelque chose qui me déplaît dans votre futur âge d’or : je ne veux pas y aller. »
    Luxun, puisque c’est de lui qu’il s’agit, sera néanmoins enrôlé après sa mort en 1936, par Mao lors de la révolution culturelle, tout comme Nietzsche l’avait été par Hitler : ils deviendront l’objet d’un culte grotesque qui les aurait à jamais dissuadés d’écrire, s’ils en avaient eu le moindre pressentiment.
    Dans « Le Journal d’un fou » qui date de 1918, Luxun écrira l’histoire hallucinante et prémonitoire d’un homme qui a très tôt, trop tôt, compris que les humains se repaissent de la chair d’autrui et que dans tous les livres, et plus particulièrement de ceux qui parlent de vertu et de justice, on peut lire à chaque page, écrits partout entre les lignes, les mêmes mots toujours répétés : « Manger de l’homme. » Et c’est parce qu’il cède à la panique d’être dévoré par ses proches qu’il entre dans un délire d’une incroyable lucidité. 
    À l’âge de douze ans, Luxun est né le 25 septembre 1881 au sud de Shanghai, son grand-père est jeté en prison pour escroquerie. Il assiste également à la déchéance physique de son père, un lettré ruiné. Il s’inscrit alors à l’École navale de Nankin où il étudie les sciences de la nature, ce qui suscite les railleries de ses compagnons. Pire encore : on l’accuse de vendre son âme aux diables étrangers. Mais, passionné par les disciplines scientifiques, il arrive peu à peu à la conclusion que la médecine traditionnelle chinoise n’est qu’une lamentable escroquerie dont son père, entre autres, a été la victime. En 1901, il obtient une bourse pour faire des études de médecine au Japon. Sa mère, redoutant qu’il n’épouse une Japonaise, décide de le marier. Il n’a jamais vu la femme qui lui est destinée. C’est une naine difforme. Il passe sa nuit de noces à lire Darwin et, le lendemain, s’embarque pour le Japon.
    Dégoûté par la « boutique confucéenne » qu’il s’emploiera à démolir, il s’enflamme pour Nietzsche et Schopenhauer – il note à son propos : « Des gens aussi bizarres que lui, il en est fort peu dans le monde ». Il admire l’apothéose de la subjectivité chez Kierkegaard, se sent proche de Byron, de Pouchkine et de Lermontov et écrira à leur sujet des pages d’un romantisme révolutionnaire exalté. Il pressent l’importance de Freud. « L’acte sexuel, note-t’il, n’est ni coupable, ni impur. » Il se réjouit que Freud arrache aux bien-pensants le masque de leur hypocrisie.
    Lui-même, alors qu’il enseigne la chimie et la biologie à Pékin, sera troublé par une de ses élèves, de dix-sept ans plus jeune que lui. Elle commence, selon un scénario classique, par lui écrire pour lui demander des conseils et elle finira par vivre avec lui. Avec une ingénuité délicieuse, elle lui demandera un jour : “ Pourquoi ai-je constamment l’impression d’être encore ton élève ? » Et lui de sourire : « Quelle enfant tu fais !  » Il notera dans son journal intime : « Vivre avec l’être qu’on aime n’est pas une petite victoire. »
    Certains verront dans le tarissement de sa veine littéraire les raisons de sa passion politique. De plus en plus engagé aux côtés des communistes, traqué par les forces de l’ordre, Luxun poursuit inlassablement le même but : saper les fondements de la Chine traditionnelle. Il traduit Jules Verne pour les enfants, mais aussi Tchekkov et Gogol. Il participe à la fondation de la Ligue des écrivains de gauche, sans perdre pour autant son humour grinçant : «  J’ ai bien conscience de mes côtés désagréables : je ne bois pas d’alcool et je prends de l’huile de foie de morue, avec l’espoir de vivre le plus longtemps. Je le fais moins pour mes amis que pour mes ennemis. »
    Comme il est question de lui attribuer le prix Nobel de littérature, il fait savoir qu’il refusera toute distinction ayant quelque rapport avec la découverte de la dynamite. Et quand il meurt, tuberculeux, à l’âge de cinquante-cinq ans, il laisse le message suivant : « Oubliez-moi et occupez-vous de vous-même : ce sera tout juste de la sottise si vous ne le faites pas. » Voilà au moins une requête que je n’aurai pas besoin de formuler : elle est déjà exaucée.

    Arthur Rimbaud croisé par Hugo von Hofmannsthal



    Une révolte sans nom, un défi à la mort : Arthur Rimbaud croisé par Hugo von Hofmannsthal

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    Photographie (détail) de Juan Asensio.

    Hofmannsthal2.JPGRien ne nous laissait prévoir l'apparition fameuse, dans les Instants de Grèce (1) rédigés après un voyage que le grand poète entreprit en avril et mai 1908 en compagnie du comte Kessler et du sculpteur Maillol, puis qu'il fit paraître à partir du mois de juin 1908 jusqu'en 1914. Dans le deuxième de ces textes, intitulé Le voyageur, la tonalité quasiment hallucinatoire de la rencontre nous est donnée par l'exergue : Les chiens aussi ont leurs Érinyes, avant que n'apparaisse un homme dont Hugo von Hofmannsthal ne nous donne jamais le nom mais qui, à l'évidence, n'est autre qu'Arthur Rimbaud, du moins une espèce de Rimbaud implacable et muet, hiératique aussi bien que miséreux, exténué mais encore brûlant d'une énergie inconcevable, un homme revenu de tout, dont Joseph Conrad se souviendra lorsqu'il décrira son sombre héros, Kurtz, à moitié mourant mais doué encore d'une voix prodigieuse, bien capable de tétaniser les sauvages qui l'adorent comme une idole capricieuse et sanguinaire.
    Nous vîmes surgir, écrit Hofmannsthal, «celui qui avait connu les plus indicibles souffrances, avant de se dérober à nous pour toujours» (p. 174), un homme totalement muré en lui-même, qui «écarte de lui toutes les mains, se tapit dans le monde souterrain des grandes villes, répond à toute avance par le sarcasme, se crispe dès qu'on mentionne ses dons, son génie, comme le condamné recule devant le fer rouge», écrit des lettres aussi, dans lesquelles «l'espérance sonne comme une menace, où de sèches déclarations se durcissent en une révolte démesurée, en une condamnation à mort par lui-même prononcée», et qui ne croit se battre que pour amasser toujours plus d'argent, alors qu'il «lutte en fait contre son propre démon dans un dessein exceptionnel, impossible à nommer» (p. 175), autant de qualificatifs qui conviennent aussi bien au poète muré dans son silence, que j'ai rapproché de celui d'Ernest Hello, qu'au Kurtz tapi au fond des ténèbres, puis étendu, comme le poète aux semelles de vent, sur une civière alors qu'il agonise, fixant son regard dans la forêt impénétrable qui l'entoure et va d'ici peu l'avaler, comme s'il ne s'agissait pour elle que de récupérer l'un des siens.
    Cette rencontre sera suivie d'une autre, spectrale elle aussi mais également brutale, sans la moindre concession accordée à la sensiblerie poétique, ces deux errants, dont le second seulement est nommé, apparaissant comme des visions supérieures puisque, un jour, «c'est chaque être vivant qui se révèle, un jour c'est chaque paysage, et il se lève alors sans réserve : mais à celui-là seul dont le cœur est ébranlé» (p. 182). Autrement dit, c'est Hofmannsthal lui-même, bien sûr, véritable sismographe spirituel, qui pourra être le réceptacle de pareilles expériences, qu'importe qu'elles aient été imaginées, du moins pour la première à l'évidence.
    Il est fascinant de constater que c'est la figure du poète le plus intransigeant qu'ait porté la France (en Allemagne, nous songeons à Trakl et à Celan), capable de se murer vivant dans l'in pace de ce que Kierkegaard nommera l'hermétisme démoniaque, qui est évoquée par le poète de la pure présence, de l'éloignement d'un langage verbal trop pauvre pour désigner le monde infini des choses et des êtres, comme si Rimbaud seul, mais au prix de quelles incroyables souffrances et surtout de l'exercice d'une volonté non pas de fer ni d'acier mais de diamant, pouvait s'accorder au mystère, faire corps avec lui, chanter avec lui, comme si «c'était le mystère lui-même qui chantait, un son au-delà de l'être» (p. 167), la folle tentative de Rimbaud s'accordant en fin de compte à la permanence harmonieuse que peut ressentir le voyageur en terre grecque, non seulement antique mais nous laissant entrevoir ce qu'il y avait avant même l'antiquité, comme quelque fond d'un puits d'une profondeur insondable : «Quel torrent est assez vénérable pour avoir grondé dans le même lit depuis dix siècles ? Quel olivier antique, depuis dix siècles, fait murmurer la même frondaison dans le vent ?» (p. 169) et, au-delà même d'une remontée vertigineuse des siècles, qui nous permet de regarder au fond d'une citerne, nous pouvons voir «tout en bas», l'inaccessible, l'innommable qui est présent, «non mis à nu, non voilé, non préhensile, mais ne se refusant pas non plus : bref, il est à portée» (p. 170), même si le langage, encore une fois, cet impuissant, ne sera d'aucun secours dans le tentative de le nommer, voire, simplement, de l'évoquer.
    Tout est signe, je l'ai dit, pour Hugo von Hofmannsthal, absolument tout, mais, à un degré de puissance qui provoquera chez lui un véritable choc, d'abord la peinture de Van Gogh ou bien les statues grecques (certaines du moins, parcourues par l'énergie de la réelle présence), et ce sont ces hiéroglyphes que l'art dispose sous nos yeux qui peuvent devenir le prélude à plus grand qu'eux, «pressentiment d'un départ en [lui] aussi», d'un «élargissement rythmé de l'atmosphère» et «marche d'un pied ferme au long d'un fleuve inconnu», «ascension d'une montagne tourmentée, encore jamais vue» (p. 193), autant d'expériences qui veulent à tout prix s'éloigner de la matière pulvérulente des livres, car même «si d'une étoile tombait rien qu'un organe banal mais vivant, fragment de fleur ou bout d'écorce, il y aurait là un message qui nous ferait frisonner» (p. 171), comme le symbole au sens le plus fort et plénier du terme, «de la vie vécue, et de la vie qui continuait de vivre quelque part» (p. 173), cette vraie vie (mentionnée p. 183), absente nous le savons, qu'un Rimbaud ou un Carlo Michelstaedter se seront mis en tête de trouver, d'expérimenter, de ressentir, ne serait-ce que durant le temps qu'il suffit à un clignement de paupière pour protéger l’œil fragile d'une lumière trop vive et même, pure, qu'Hugo von Hofmannsthal, peut-être, aura vue, à la toute dernière ligne de son texte, sans qu'il puisse nous en dire davantage : «si l'inaccessible se nourrit de mon être et si l'éternel se sert de moi pour fonder son éternité, est-il quelque chose encore qui me sépare de la divinité ?» (p. 197).

    Note
    (1) Hugo von Hofmannsthal, Lettre de Lord Chandos et autres textes (traduction de l'allemand par Jean-Claude Schneider et Albert Kohn, Gallimard, coll. Poésie, 1992, pp. 163-197 pour le recueil indiqué. J'ai évoqué dans une précédente note un autre recueil de ce grand poète, mais qui ne contient pas ces Instants de Grèce.

    06/12/2020