10/23/2020

Dan Brown, QAnon, les extra-terrestres et Donald Trump

 


Dan Brown, QAnon, les extra-terrestres et Donald Trump

Le complotisme ou conspirationnisme est l’un des grands mythes politiques modernes. Son message central est que l’his­toire universelle s’explique par l’action des sociétés secrètes, et que la politique mondiale est dirigée par de redoutables manipulateurs.

Le mythe du complot mondial ou méga-complot a été fabriqué à la fin du 18éme siècle et il s’est enrichi depuis lors.

200814-qanon-portland-ew-643p_25bc2e554bc4d6197129a45ee7ca3a81.social_share_1024x768_scale

QAnon …

Ce qui caractérise la vague complotiste observable depuis plus de trois décennies, et qui a récemment pris une grande ampleur, c’est qu’elle ne touche plus seulement les milieux d’extrême droite, mais s’étend à des publics divers qui ne sont pas politisés. En se mélangeant avec des thèmes empruntés à l’ésotérisme, la vision du complot est devenue un phénomène culturel.

Ce dernier peut être éclairé par deux hypo­thèses portant sur de grandes transformations du champ des croyances. Tout d’abord, le retrait des grandes religions politiques ou séculières comme le commu­nisme. La croyance au progrès, conçu comme un mouvement global du moins bien vers le mieux, n’est plus attractive pour un nombre croissant de nos contemporains, qui se sont laissé convertir au catastrophisme de l’éco­logie profonde, ou radicale. Nous avons vécu, nous autres Occidentaux, pendant deux siècles et demi sous le ciel de la foi dans le pro­grès. L’âge de l’avenir radieux est derrière nous.

Le deuxième phénomène, bien connu des historiens des religions, est celui de la séculari­sation, soit la limitation de l’influence des grandes religions monothéistes. Cette restric­tion de la sphère religieuse produit un vide dans lequel vont s’engouffrer des réponses simplistes à la demande de sens, dans un contexte marqué par l’incertitude et le désar­roi. Cette demande est en friche. Mais l’offre l’est tout autant. Le marché de l’ésotérisme et des nouveaux mouvements religieux ou magiques est en expansion. Les réponses apportées vont de la secte totalitaire, sur le modèle de l’Ordre du Temple solaire, aux tech­niques de développement personnel, aux médecines douces de style New Age, à visage sympathique. Dans ce nouvel espace des croyances proli­férantes, où se mêlent quête du sens caché et rêves d’initiation, l’imaginaire du complot s’est naturellement réinstallé. Le goût du secret et du décodage, l’attrait du mystère, l’intérêt pour les machinations ou les mani­pulations, la fascination exercée par l’action des forces invisibles, la peur d’une dictature occulte: autant de composantes de la nouvelle synthèse que je qualifie d’ ésotéro-complotiste. Le sens de la politique mondiale est révélé dans les mauvaises intentions des hommes, ou plutôt, de certains groupes d’hommes, manipulateurs ou conspirateurs. Ces derniers une fois démasqués, les mal­heurs du monde s’expliquent enfin: ils ont une cause.

the_x_files_i_want_to_believe04

Y a-t-il un socle commun entre la masse de pamphlets dénonçant des complots organisés par des puissances occultes et des arte­facts culturels immensément populaires comme les romans de Dan Brown, ou Anges et démons?

On peut résumer par trois ou quatre propo­sitions la vision du complot: rien n’arrive par accident; tout ce qui arrive est le produit de l’accomplissement d’un programme, donc résulte d’intentions ou de volontés humaines; rien n’est tel qu’il paraît être; tout est lié, mais de façon occulte.

Il faut donc déco­der, ou plutôt décrypter, sans fin. Car derrière le secret, il y a l’ultra-secret, voire l’hyper-secret, à jamais inaccessible. Le fait même de ne pas pos­séder de preuves du complot devient la preuve suprême.

Les gens qui croient au com­plot sont contraints de faire un travail intellectuel comple­xe et toujours décevant. Ils sont portés par le désir de preuve, mais restent persua­dés qu’on ne pourra jamais rien prouver. L’esprit complotiste est porté par le soupçon infini. Ce plaisir du décodage qu’on trouve à la lecture du Da Vinci Code et ses dérivés (les soi-disant décodeurs du roman) est au fondement d’une consommation de type esthétique et ludique. Le com­plot n’est pas seulement mis à la sauce politique des halluci­nés des arrière-loges ou des maîtres cachés, il est aussi mis en scène par une industrie culturelle qui fabrique des produits avec les sociétés secrètes et les conspirations. Certes, jouer à dénoncer ne revient pas à dénoncer. Mais des jeux vidéo comme Illuminati-Nouvel Ordre mondial (INWO), en divertissant, contribuent à inculquer les schémas complotistes.

Quand surgissent historiquement les premières théories du complot?

Il faut remonter à la Révolution française. Entre 1789 et 1792, plusieurs pamphlets sont publiés sur le thème du complot maçonnique ou illuministe derrière la Révolution fran­çaise. On y trouve déjà le schéma qui structure toutes les visions du complot, de la simple peur du complot à la mythologie complotiste. Le schéma est le sui­vant: les événements cachent leur cause; pour accéder aux causes, il faut savoir décrypter; pour péné­trer les coulisses du théâtre historique, il faut bénéficier d’une initiation. Le postulat est que des êtres mal­faisants, dans les ténè­bres, ont élaboré un plan de destruction de la civilisation chré­tienne et de l’ordre monarchique. La véri­table histoire est une histoire secrète. L’his­toire officielle ne peut qu’être mensongère. D’où la proximité du complotisme avec l’ésotérisme, lequel impli­que, dans les formes qu’il a prises au 19éme, une vision de l’his­toire fondée sur l’accès à un sens caché.

Quel est le premier ordre secret accusé de tous les maux?

Cet ordre politique secret est celui des Illuminati, des éclairés. La mythologisation s’opère sur une base empirique: les Illuminés de Bavière ont existé. Cette société secrète de type maçonnique a bien été fondée, le 1 mai 1776, par le juriste Adam Weishaupt (1748-1830), issu d’une vieille famille allemande chrétienne, et ancien élève des jésuites. Le fait qu’il n’est pas juif va beaucoup gêner les auteurs conspirationnistes de la deuxième moitié du 19éme siècle. Mais au moment où la légende se forme, le complot juif n’est pas à l’ordre du jour, les regards inquiets ne se braquent que sur le complot maçonnique ou illuministe.

Conspiracy-french008

La diabolisation de l’illuminisne en France, est due principalement à Augustin de Barruel, qui, pour rédiger ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme (1797-1798), s’est sérieusement informé à propos des Illuminés de Bavière, mais pour les traiter comme un mythe, en exagérant leur importance et en fantasmant leur puissance. Il est difficile d’estimer leur nombre, entre 200 et 2000, pour toute l’Europe. On n’a pas fait la Révolution avec quelques centaines d’Illuminés bavarois. L’ordre des Illuminés est dissous par le gouvernement bavarois en mars 1785. Il n’a plus aucune importance après cette date. Mais la légende a été formée -par l’abbé Barruel et par John Robis en Angleterre, en 1797-1798: des conspirateurs partisans d’une révolution mondiale veulent détruire la civilisation chrétienne et monarchique.

Quand l’élément juif s’insère-t-il dans la mythologie du complot?

Avec Barruel encore, lorsqu’il devient, à partir de 1806, un faussaire, qui va d’ailleurs faire école. Il rédige une lettre qu’il prétend avoir reçue, de Florence, d’un certain capitaine Jean-Baptiste Simonini. L’information confidentielle que lui transmet Simonini est que toutes les sectes et sociétés secrètes du monde ont pour tête la judaïque -ainsi, les juifs formeraient une secte internationale dont la puissance reposerait sur l’or. Ce faux est d’abord diffusé de manière confidentielle. Il est republié en 1878, puis largement diffusé en Europe puis aux États-Unis, et utilisé comme preuve de ce que la maçonnerie serait secrètement dirigée par les juifs, à leur seul profit.

Ce premier faux antijuif est accompagné d’un second: le Discours du rabbin (diffusé en Europe à partir de 1872), extrait d’un roman paru en 1868, à Berlin, dont un chapitre met en scène un Grand Rabbin exposant devant les représentants des douze tribus d’Israël, au cours d’une assemblée secrète (et bien sûr nocturne) le prétendu programme juif de conquête du monde.

L’Église décide de lan­cer, à ce moment, sa grosse machine de propa­gande contre la maçonnerie dénoncée comme suppôt d’une conspiration internationale (encyclique de Léon XIII: Humanum genus, 1884), en y ajoutant ce que les stratèges du Vatican pensent être un ingrédient attractif, l’idée que la maçonnerie, dans ses origines et sa direction, est juive.

Lorsqu’en 1886 Edouard Drumont publie son best-seller, La France juive, il reprend la thèse selon laquelle la judéo-maçonnerie aurait organisé et mené à bien la Révolution française. Drumont identifie Weishaupt comme juif, et judaïse l’ordre des Illuminés qui, pourtant, ne comportait que peu de membres d’origine juive. Mais les propagan­distes n’ont que faire de la vérité historique.

dou04_lenepveu_02f

Dreyfus, par Lenepveu, 1899

Le protocole de Sion, autre faux célèbre qui va s’imposer sur le marché de la conspiration au XXéme siècle, sont fabriqués et rédigés en français, à Paris, en 1900-1901, par un faussaire, le Russe Matthieu Golovinski, agent occasionnel de la police secrète tsariste, l’Okhrana. Ce mercenaire textuel travaille régulière­ment à la Bibliothèque nationale et fabrique, avec les moyens du bord, les Protocoles. Ces derniers passent en Russie en novembre 1901, où ils sont d’abord traduits et diffusés de manière artisanale. Ils sont publiés à Saint-Pétersbourg, dans une édition abrégée et en feuilleton, pendant l’été 1903, dans le journal Znamia (Le Drapeau), sous le titre Programme juif de conquête mondiale. Cette première publication est due à Krouchevan, antisémite militant d’extrême droite qui avait coorganisé le terrible pogrom de Kichinev (ville alors située en Russie, et aujourd’hui en Moldavie), en avril de la même année. C’était là légitimer le pogrom et appeler au meurtre contre les juifs. Le 11 septembre 1903, quatre jours après la parution de la fin du faux antijuif, avait lieu le pogrom de Gomel (Biélorussie).

Comment expliquez-vous que, parmi tous ces textes conspirationnistes publiés à l’époque, prétendument issus de milieux juifs, les Protocoles l’aient, et de très loin, emporté?

Il s’agit d’un faux hautement indéterminé, très peu contextualisé, donc éminemment recyclable ou recontextualisable. Il met en scène un sage de Sion qui s’adresse à ses pairs, on ne sait quand ni où. On ne connaît ni son identité ni le lieu de la réunion. On ne sait pas non plus qui sont les pairs, ni à quelle société secrète ils appartiennent. Après tout événement convulsif, perçu comme un incompréhensible désordre et procurant un désarroi de masse, où les individus sont en quête d’explications, les Protocoles répondent à la demande de sens: après la première guerre mondiale, à l’annonce de la seconde après la création de l’État d’Israël en 1948, après la guerre de six jours de juin 1967, après les attentats antiaméricains du 11 septembre 2001.

1

Si les Protocoles ont pu se mondialiser à partir de 1920, c’est parce qu’ils ont été branchés sur la révolution bolchevique, qui sidère l’Europe.

Le 8 février 1920, dans l’Illustrated Sunday Herald, Winston Churchill publie un article, Sionisme versus bolchevisme, où il explique que c’est la même bande internationale de juifs, de Weishaupt (fondateur des Illuminés de Bavière) à Marx, et de celui-ci à Trotski, Béla Kun, Rosa Luxemburg et Emma Goldman (militante américaine anarchiste et communiste, 1869-1940), qui fomentent les révolutions pour anéantir la civilisation. Un homme de grande intelligence et de haute culture a pu être victime de la croyance au complot illumino-bolchevique. Au début des années 1920, pendant quelque temps, à peu près toute l’élite intellectuelle européenne a cru que, de la révolution française à la révolution bolchevique, ON aurait tout organisé et programmé.

Passons aux romans de Dan Brown. Ils ne font pas que vous amuser. Ils paraissent vous inquiéter. Pourquoi?

Dan Brown est un faiseur, qui connaît les ficelles. Et il faudrait mentionner de très nombreux autres noms d’auteurs, moins célèbres. Cela dit, il me semble qu’à travers des formes littéraires, ludiques et cinématographiques souvent séduisantes, se construit une machine de guerre antidémocratique.

Ce qu’on peut craindre, c’est qu’en consommant ces produits culturels, nos contemporains s’habituent à percevoir les événements et les formes de la vie sociale à travers les lunettes du complotisme: des événements n’auraient pas eu lieu (on connaît les rumeurs négatrices portant sur les chambres à gaz homicides des camps d’extermination nazis, ou sur les attentats antiaméricains du 11 Septembre), des morts accidentelles seraient des meurtres déguisés, des catastrophes naturelles ou des pandémies seraient le résultat de complots criminels, la démocratie ne serait pas ce qu’elle paraît être: dans ses coulisses grouilleraient des sociétés secrètes luttant entre elles pour le pouvoir. Ce qui me paraît moralement détestable dans Da Vinci Code, c’est que Dan Brown présente, comme réels ou historiques, des faits qui relèvent de la fiction.

71GbTgGtTaL._AC_SL1200_

QAnon bis

Ultima Thulé, les Grands Anciens et la race Supérieure, folklore et pitreries marginales dans les années 20 du dernier siècle. Et puis en Allemagne le Pitre n’a plus ri. Aujourd’hui …

Il commence son roman par un prétendu énoncé des faits histo­riques, un prologue où il écrit sous la rubrique Les Faits: La société secrète du Prieuré de Sion a été fondée en 1099, après la première croisade. On a découvert en 1975, à la Bibliothèque nationale, des parchemins connus sous le nom de Dossiers secrets, où figurent les noms de certains membres du Prieuré, parmi lesquels on trouve Sir Isaac Newton, Botticelli, Victor Hugo et Leonardo Da Vinci.

Les millions de gens qui lisent ces lignes se disent que le Prieuré de Sion a effectivement été fondé, en 1099, par Godefroy de Bouillon. Or cette société secrète n’a jamais existé. Elle est l’invention d’un certain Pierre Plantard (dit Plantard de Saint-Clair), un ancien pétainiste, qui s’imaginait descendre des Mérovingiens, et plus lointainement, de Jésus et Marie-Madeleine! L’ennui, c’est qu’un précédent best-seller, l’ouvrage pseudo-historique signé Michael Baigent, Richard Leigh et Henry Lincoln, Holy Grail (1982) (L’Énigme sacrée, 1983), avait largement diffusé les billevesées de Plantard. Celui-ci était un mythomane doublé d’un escroc, et avait fondé, en juin 1956, une association loi de 1901: le Prieuré de Sion. Le Prieuré de Sion existe donc bien, mais comme association! Et les Dossiers secrets sont des faux fabriqués par Plantard et l’un de ses acolytes.

A partir de là, le roman de Dan Brown prend un tout autre sens. Le romancier cible par ailleurs l’Église catholique, et laisse entendre que l’Opus Dei est une société secrète de type criminel. Dan Brown joue un peu son abbé Barruel, mais contre l’Église. Il surestime l’importance, il criminalise, il lance son venin, il reprend une légende lancée par un mégalomane et un mystificateur, alors qu’elle avait été dénoncée, en 1988, par Gérard de Sède, écrivain et journaliste français (1922-1994), qui avait lui-même contribué à lui donner une crédibilité auparavant. Dan Brown avait les moyens d’éviter de cautionner ces mensonges au moment où il écrivait son roman. 

 C’est sur le Net, où l’on peut lire le Protocoles des Sages de Sion, que le négationnisme s’est longtemps déversé et épandu, quelles que soient les législations nationales qui interdisent la publication de certains livres ou périodiques. L’un des pamphlets ésotéro-complotistes les plus vendus au cours des années 80, les Sociétés secrètes et leur pouvoir au XXe siècle (traduction allemande, 1993), traduit en anglais en 1995 et connu en France sous le titre Le livre jaune numéro 5, (1997, 2001), a fait le tour du monde sur les multiples sites qui l’ont mis en ligne. L’ouvrage s’inspire expressément des Protocoles (qu’il cite longuement et résume), des pamphlets conspirationnistes américains ou canadiens (William Guy, Allen …), des thèmes majeurs de l’ufologie d’épouvante (les extraterrestres prédateurs) et flirte avec le négationnisme.

La vision du complot contribue à la délégitimation de la démocratie: celle-ci serait une cryptocratie, une oligarchie, une ploutocratie déguisée en système fondé sur la souveraineté du peuple. La démocratie se réduirait à un décor masquant le pouvoir de l’argent, dont le pouvoir de la presse ne serait qu’un relais. Le pouvoir visible cacherait la puissance invisible des conspirateurs et des manipulateurs. Elles supposent que la vérité du politique est toujours ailleurs, dans les coulisses ou dans les souterrains. Prenez la série X-Files: elle réalise la thèse de ce qu’on trouvait dans de multiples pamphlets relevant de l’ufologie conspirationniste: la fusion entre le complot extra-terrestre et le complot gouvernemental américain.

Le récit a été largement diffusé dans la science-fiction d’épouvante: les extra-terrestres sont parmi nous, et ces êtres supérieurs mais prédateurs, nous aident technolo­giquement en échange de cobayes humains cachés dans des laboratoires souterrains protégés par la CIA. Et de nombreux auteurs conspirationnistes (tel Holey) l’affirment: le président Kennedy a été assassiné parce qu’il voulait dévoiler le complot ourdi par le gouvernement américain et les extraterrestres.

Charbonnerie-francaise-au-XIXe-siecle

1821, Charbonniers

Le 11 Septembre a relancé l’imaginaire du grand complot et l’a nourri de nouveaux thèmes. Il a favorisé en particulier la diffusion de l’idée d’un complot américano-sioniste, pour employer une expression qu’on trouve un peu partout à l’extrême droite et à l’ex­trême gauche ainsi que dans les mouvances islamistes, en France et en Italie, en Indonésie, au Pakistan, en Syrie ou en Irak (avant et après la chute de Saddam Hussein), en Grande-Bre­tagne, dans des mouvances d’extrême gauche plus radicales que leurs homologues fran­çaises (notamment par leur alliance avec les islamistes).

L’observatoire du conspirationnisme

Publié
Jadislherbe

Adam Curtis and the Secret History of Everything

 


The director Adam Curtis at his home in London. Credit Immo Klink for The New York Times

If the first paragraph of this article were the start of an Adam Curtis film, it would begin with a flat, declarative statement. Something like: “This is a film about a curious afternoon in the summer of 2016, when an American novelist pretending to be a journalist went to meet a British journalist who wanted nothing to do with being called an artist.”

The British journalist’s name is Adam Curtis. Now 61, Curtis has written or directed more than a dozen hypnotically watchable, hilarious and ominous films, all of which explore nothing less than the cultural and political subconscious of the last half of the 20th-century and the first decades of the 21st. I’d been obsessed with Curtis’s work for years; to meet him felt like a privilege. I was in a mighty fine mood too, having finished both a novel and a semester of teaching just days before. I was informed, by the friends who offered me a room in their Camden Town flat, that the London weather was good. Not good, great. Never mind that the world was in tatters and Donald Trump was smirking unstoppably toward Republican coronation. When Curtis suggested I meet him in the famous lobby of the BBC, I borrowed my host’s London map and tackled the crazy-quilt streets. My two-mile walk was exultant. A person who for years had been only an odd, welcome intruder in my brain was about to take me to lunch.

Outwardly, Curtis’s films are journalistic exposés in a documentary mode. They often extend to three or four or even five one-hour episodes; more recently they’ve consisted of single continuous presentations lasting more than two hours. Curtis is not an underground presence, not in England. He is a longtime employee of the BBC, a.k.a. (sentimentally) “the Beeb,” a pillar of 20th- and 21st-century British self-understanding. The films take familiar subjects — the Cold War, the growth of public relations or financial or military-industrial bureaucracies, the premises of the ecology or anti-psychiatry movements, the enmeshment of Western democracies in quasi-colonial military adventures in the Middle East — and render them strange. Stories that might seem like “social studies” fodder become, in Curtis’s hands, compulsive, like a giddy horror film you can’t quit watching.

His method is one of serenely bizarre juxtaposition. He pursues the art of the wild leap, at the level of both “form” (the editing in his films, which consists of abrupt jumps between disparate sequences and images) and “content” (his factual assertions, the lines he traces among seemingly unrelated events and historical actors; the music, which veers between trance-inducing techno-beats or ambient indie pop of the Brian Eno persuasion and satirically iconic standards or show tunes; and his own narration, which drones on authoritatively except when suddenly giving way to aphoristic headlines that flash on-screen in the manner of a Barbara Kruger-style gallery installation, or vanishes in favor of undigested imagery and song). It is as if your history teacher had decided to show you the brainwashing films that Malcolm McDowell was forced to watch in “A Clockwork Orange.” Like McDowell’s character, you at once resist and are seduced, and by the end your brain is both exhausted and enlarged, full of new things that don’t all seem to fit together. Unlike McDowell’s character, if you are me, you want more, and are willing to prop your own eyelids open to get it. Long before preparing to meet him, I’d been prone to spending too-long nights on Curtis binges on my laptop, resulting in Curtis hangovers the following day.

Now, I won’t offer too much more of this rote, no-longer-very-New Journalism stuff — I swear never to mention anything either Curtis or I ate or drank — but it’s crucial that I offer a behind-the-curtain glimpse here, because it exemplifies a difficulty native to Curtis’s films. This difficulty could be called: Where Is This Voice Coming From? One of Curtis’s central subjects, running through all his work, is the possibility that we’re listening to the wrong voices in public life, and in our own heads; that the ideas we find authoritative and persuasive about our politics and culture are in fact a tenuous construction, one at the mercy of bias, invisible ideological sway and unprocessed, untethered emotions (principally, fear).

‘If you’re an artist, you have that rather smug sense of, I’m doing this great work. I don’t have that at all. I go out and find stories.’

What this brings up, reasonably enough, is the problem of Adam Curtis’s authority: Who is he to be telling me this? Probably this was already in the back of my head during my happy walk through Regent’s Park. Had Curtis asked to meet in the lobby, rather than some modest cafe nearby, in order to underscore his platform at the BBC? Or to play against it? Or was there perhaps no modest cafe nearby?

And, despite the humble cards I’ve played (weather, map, hangovers), let’s not ignore my present platform. “This is a film about a curious afternoon in the summer of 2016, when The New York Times came to make a polite visit to the BBC, in order to enclose one of England’s most unusual journalists within its own sphere of influence.” For some readers, these major-brand affiliations may be ennobling, and inspire confidence. For those more suspicious, the names of the mighty news organizations will be proof that deeper truth has, like Elvis, left the building.

Curtis prefers you to be suspicious, alert to bullying ideologies that whisper in the guise of neutral authority (like “The Paper of Record”). And yet he wants you to believe him. Why shouldn’t he? And so a Curtis account of our meeting would reveal, through his dry, airy, insinuating narration, what you’re really seeing: not simply a jaunty middle-aged American stepping into a famous lobby to greet a boyish, alert, middle-aged Brit, but two media conglomerates in communion as well. The voice is essential. For, as Curtis would be the first to tell you, systems of power, influence and control are extremely difficult to depict on camera.

I arrived, in fact, as Curtis was laboring at edits on his new film, “HyperNormalisation,” a nearly three-hour epic pegged to several present crises: Brexit, European immigration, suicide bombing, the war in Syria. The sequence under Curtis’s editorial hand today involved the financial firm BlackRock, which operates a powerful computerized risk-management network called Aladdin on the outskirts of an innocuous town in Washington State. Curtis’s belief is that Aladdin, in guiding the investment of now more than $14 trillion of assets around the world, has become an enormous unacknowledged force for stasis in an innately dynamic world.

But how to show it? All he had to work with were a few archival talking-head clips, an Aladdin advertising reel, some footage he shot of the sheds housing Aladdin’s server farms and his own narration. Curtis was frustrated. “How do you illustrate something invisible?” he asked, as if he’d never solved this problem before, or at least not to his satisfaction. “It’s not even people doing keystrokes on computers. It’s just things roaring away. I’ll show you this 37-second shot, my driving past those sheds.”

As we watched, Curtis told me about his admiration for the recent movie “The Big Short,” which tried to portray, for a popular audience, another facet of those invisible forces at work. “This is the whole thing about ‘good and evil’ — it’s a naïve view of the world. The problem is bigger, it’s a system.” Curtis and I briefly discussed a word coined by the critic Timothy Morton to describe a problem so vast in space and time that you are unable to apprehend it: a “hyperobject.” Global warming is a classic example of a hyperobject: it’s everywhere and nowhere, too encompassing to think about. Global markets, too. But naming a hyperobject alone is of limited use; human cognition knows all too well how to file such imminent imponderables away, on a “to-do” list that’s never consulted again.

“I thought it was a brave stab at it,” Curtis said, continuing his analysis of “The Big Short.” “But my argument would be that even the financial system they’re pointing to is only a component of something even bigger, that we haven’t really put together. That bigger thing: It’s my hyperobject.”

“I want to be Adam Curtis when I grow up.” These words were tweeted last year by the gadfly American documentarian Errol Morris, director of “The Thin Blue Line” and “The Fog of War.” Morris’s tweet greeted the release of Curtis’s film “Bitter Lake,” a two-and-a-quarter-hour historical fugue on the American, Russian and British interventions in Afghanistan. “I’m embarrassed, because the amount of stuff I’ve learned from Adam Curtis is almost unending,” Morris told me. “There’s really no one like him here. I think of Seymour Hersh, who’s a different kind of animal altogether. There’s this raw intelligence — let’s call Curtis sui generis. Had I ever heard of Qutb before I watched ‘The Power of Nightmares’? Maybe you had — I hadn’t.”

Morris was talking about Sayyid Qutb, the Egyptian author, Muslim theologian and anti-Western propagandist, who is one of the twin poles — the other being the Chicago-based conservative academic Leo Strauss — around which Curtis wove his three-part 2004 series, “The Power of Nightmares.” Qutb, who was partly educated in the United States, became a leader of Egypt’s Muslim Brotherhood and was executed in 1966 for plotting to overthrow the government of President Gamal Abdel Nasser. His intellectual lineage runs directly through Ayman al-Zawahri to Osama bin Laden. And no, I hadn’t heard of him before Curtis’s film either.

“The Power of Nightmares,” a study of the parallel growths of radical Islamist violence and the neoconservative movement that defined the U.S. response to 9/11, was the first Curtis film that Morris, or I, had seen. The film’s thesis: that the present disaster was in some sense called forth by two oddly compatible apocalyptic responses to the anxieties raised by the fulfillments and disappointments of Western-style liberalism. Uncomfortable in 2004, the film’s assertions still attract dispute even as the central thesis has trickled into the popular imagination such that many who have never seen Curtis’s film now accept it as a given.

If Americans like Morris and myself have tended to learn of Curtis’s work beginning with “The Power of Nightmares,” his British viewers usually started earlier, with his landmark treatises on the biases of technological utopian social thinking (“Pandora’s Box,” 1992); on propaganda, historical amnesia, brainwashing and nostalgia (“The Living Dead,” 1995); on the growth of popular psychiatry and public relations, and the merging of the cult of personal fulfillment with consumerist imperatives (“The Century of the Self,” 2002). “The Century of the Self,” in particular, is seen by many in Britain as Curtis’s signature accomplishment. These early works construct a kind of “bible” of Curtis’s thinking, upon which his later arguments build.

The British director Stephen Frears began with “The Mayfair Set” (1999), which depicts a group of entrepreneurs who, starting in the ’60s, dismantled the power of the British state and helped usher the free market back into politics, with disastrous results. “It’s absolutely brilliant,” Frears says. “I was just watching television, and I couldn’t believe what I was seeing. It was such a dazzling analysis. He’s a cult figure in England, but he has access. The BBC is the greatest broadcasting organization in the world. In ‘Bitter Lake,’ he had all the material. He’s standing in the right place, inside that archive.” Even among those skeptical of Curtis’s narratives, his masterly use of the BBC archive — his uncanny capacity to excavate sequences from the dark side of journalism’s moon and the expressive power he finds in their juxtaposition — produces awe. Curtis possesses a “dazzlingly acute eye,” wrote Andrew Anthony in The Observer, even as he accused him of “superimposing his own creative theory as journalistic fact.”

Curtis is justly proud of his adeptness in the archives: “It’s all stored in a giant warehouse on the outskirts of West London, deliberately kept anonymous. It’s the biggest film archive in the world. The cataloging is good, although it’s been done at different stages. But, because the BBC is an organization that has a vast global news output, I discovered that, throughout the 1980s, there were these giant two-inch videotapes, called COMP tapes, onto which satellites would just dump stuff overnight. And they’re not well cataloged. You can go to a news item and see; if there was a COMP tape for that day, you can order it up. Those two-inch tapes start to degrade, but they’ve been transferred, and they’re amazing.”

Pause.

“Or no. Sometimes they’re very boring. Sometimes they’re like an hour of a chair waiting for someone to come to it. I don’t do that Andy Warhol stuff of a chair for an hour. But then, someone will come to the chair and prepare, and you’ve got that moment. When one of those COMP tapes turns up for me because of something I’ve ordered, I just press fast forward and go through it all. Until something catches my eye, and then I will then digitize it. And I’ve got a very good memory. I have a pattern memory, an associative way of thinking.”

Pause.

“If you really want to know, it’s like a computer game, the archive. There are different levels. Most people can only get to Level 1. I can get to Level 6.”

Readers may recall a sequence from Michael Moore’s “Fahrenheit 9/11,” in which Deputy Secretary of Defense Paul Wolfowitz was inadvertently caught licking his comb as he readied to go on camera. The moment was imperishable, and cruel. As it happens, Curtis has made it a recurring emblem of his work to show familiar figures of power — Tony Blair, Ronald Reagan, Thatcher, Putin, many others — in interstitial moments of a similar kind, often precisely when they have taken a chair in preparation for the red light to go on, and are either unaware they are already being recorded or too bored to care.

Curtis’s brief against world leaders — or at least the policies they’re chosen to embody, at the cost of great misery — is pretty savage. Neoliberals fare as poorly as neocons. He’s got no love for tyrants either. But he doesn’t opt, as Moore did with Wolfowitz, to expose his politicians as pathetic. The tiny portraits he carves from the archives are, instead, strangely tender. The human souls in question often appear introspective, as if measuring their self-possession, or discreetly consulting some inner oracle. Bill Clinton coughs. Hillary Clinton nods to herself, hesitates, smiles. Putin shrugs. Hafez al-Assad merely waits, thinking.

Curtis’s films often have surprise bonus protagonists — guest stars, in television terms. In “HyperNormalisation,” it is Col. Muammar el-Qaddafi who steals the show, thanks to a stream of uncanny archival appearances of this kind, including one in which he pours himself a healthy glass of milk from a pitcher. Curtis, by testimony of his narration, regards the sinister, flamboyant Qaddafi as the West’s polymorphous dupe, less a monster than a man monstrously acted upon — a fictional character in a story the West told itself to skirt harder truths. “Violence born out of political struggles for power,” Curtis said, “became replaced by a much simpler image, of the head of a rogue state, who became more like an archcriminal who wanted to terrorize the world.”

With each new bit of footage, a glance, a shy smile, Qaddafi’s human presence seeps unexpectedly into the viewer’s sympathies. Reagan’s does as well. Curtis’s politicians, ultimately, contend with their own bafflement in the face of the unseen forces shaping their world. They’re traveling with us, stuck inside the hyperobject.

Curtis grew up in Platt, North Kent, just outside Greater London. His father was a cinematographer who worked with the British documentarian Humphrey Jennings, with the “Death Wish” director Michael Winner and on “The Buccaneers,” a pirate-themed television program starring Robert Shaw. Curtis’s family was left-wing. “According to family talk,” he said, his great-uncle was a committed Trotskyite. His socialist grandfather, meanwhile, “would stand as a member of Parliament for seats he would never, ever win — and he did it every election.”

Curtis earned a degree in the human sciences at Oxford, then briefly taught there. Unsatisfied with academia, he took a job at the BBC, eventually going to work in the early ’80s as a segment producer on “That’s Life!” a kind of cross between “60 Minutes” and “Candid Camera.” There, Curtis learned his craft. “One week I was sent up to Edinburgh to film a singing dog,” he said. “His owner said that when he played the bagpipes, the dog would sing Scottish songs. We set the camera up. The owner dressed up in a kilt and started to play the bagpipes. The dog refused to sing. It just sat there looking at me just saying nothing. It just sat there, with a really smug look on its face. This went on for about two hours.” Curtis phoned his producer. “She said: ‘Darling, that is wonderful. Don’t you see that the dog refusing to sing for a man dressed up in a kilt is actually very funny? Go back and keep filming. Film the dog doing nothing. But film the man as well.’ ”

“So I did. We ran a long close-up shot of the dog’s face with the sound of out-of-tune bagpipes. It was quite avant-garde, but the audience loved it, especially when you cut it against the face of the man puffing at the bagpipes who genuinely believed that the dog was about to sing.

“That time with a dog taught me the fundamental basics of journalism. That what really happens is the key thing; you mustn’t try and force the reality in front of you into a predictable story. What you should do is notice what is happening in front of your eyes, and what instinctively your reaction is. And my reaction was that I hated the dog as it looked at me silently. So I made a short film about that.”

Despite his Oxford education, a hint of a provincial resentment defines Curtis’s attitudes toward London’s cultural intelligentsia. Americans might model this as the “John Lennon syndrome” (as opposed to the sense of ease and entitlement exhibited by, say, Mick Jagger). “The snooty people disagree with me,” he said. “The posh literary lot. They don’t like me because they think I’m not elegant and literary and I don’t make enough references. And what I do is I play fast and loose — not with the facts, they’re not interested in that — but with my aesthetic responses. I put pop music, David Bowie, in the middle of an Afghan film. It’s all a bit vulgar.”

Distilling the undistillable: Images from Adam Curtis’s latest film, “HyperNormalisation.” Credit Film stills from Adam Curtis

Curtis foregrounds such tonal collisions, and he still delights in the comedy of dogs refusing to sing on cue, especially when the dogs in question are influential scientists, famous politicians or pontificating news presenters. He underlines the pratfalls and discontinuities of our neoliberal consensus not only with pop songs but also with an occasional boing! sound straight out of a cartoon soundtrack. Curtis isn’t frightened, and he doesn’t want to frighten you either. “I try to do the very opposite,” he said. He prefers using “all sorts of devices and jokes and parodies of fear to undercut the fear, to try and pull the poison. Because people are overwhelmed.”

“Movies are an authoritarian medium,” wrote David Foster Wallace in 1996. “They vulnerabilize you and then dominate you.” Wallace’s cautionary tone typifies humanistic reservations about the power of the moving image, in the hands of a spellbinder like Curtis (or, in Wallace’s essay, David Lynch). “Film’s overwhelming power isn’t news,” Wallace continued. “But different kinds of movies use this power in different ways. Art film is essentially teleological: it tries in various ways to ‘wake the audience up’ or render us more ‘conscious.’ ”

Curtis alludes to such aims only in the plainest terms. “I use music and all the cultural references that I would talk to my friends about, so it feels like a program made by someone you know,” he said. “Also, what I do deliberately, is I show the joins. There’s no reason you can’t join any two pieces of film up. So I will often in the editing deliberately make a discordant edit. It just makes you aware of what it is you are watching.”

Curtis has as at least as much in common with installation artists like Kruger or Christian Marclay as he does with shoe-leather reporters like Hersh — indeed, his most anomalous project, “Everything Is Going According to Plan” (2013), consisted of a site-specific film-concert hybrid at the Park Avenue Armory in Manhattan, in collaboration with the band Massive Attack. But Curtis defiantly resists being called an “artist.” “If you’re an artist, you tend to have that rather smug sense of, I’m doing this great work,” he said. “I don’t have that at all. I go out and I find stories, and I find ways of doing them in an imaginative way. I’m a journalist, and I’m responding to my time. That’s it.” Forget Curtis’s collaborations with rock musicians; never mind the cover “it’s art” might offer him from critics complaining that he lacks footnotes and dabbles too much in allusion and mood; and never mind how every plumber is supposed to want to be a poet. Curtis wants no part of it.

His grudge against contemporary art can seem either a provocation or an eccentricity, until he places it in relation to a few of his key terms, like “consumer capitalism” and “the self.” “The problem is that the central ideology of our age is the idea of self-expression,” he said. “That the self, being expressive, is the good thing. It’s what I trace in ‘The Century of the Self.’ Expressing yourself through consumerism is central. So, the dilemma for artists is that however radical in content their paintings, their performance art, their video works, the mode in which they’re doing it — self-expression — feeds the strength of the very thing they’re trying to overthrow, which is modern consumer capitalism.”

Curtis prefers Balzac, the novelist of intricate social tapestries, to the modernist tradition of interiority defined by Woolf and Proust. But the novelist he claims as inspiration is Dos Passos, whose “U.S.A.” trilogy he read when he was a boy, and whose centrifugal blend of pastiche and documentation may be the key to Curtis’s style. At the other end, Curtis’s artistic nemesis is Andy Warhol. “I’ve got this idea. I call it the I.A.R., the Inappropriate Aesthetic Response. I date it back to Warhol. It’s this idea you can take horrific images like the electric chair and aestheticize them. The beheading videos, the orange jumpsuits against the desert background; ISIS uses that knowingly. I have a ruthless theory, that the radical-art movement, which grew out of the failure of revolutionary politics, becomes the outriders for the property developers. You need the aesthetic of decline in order to make those buildings desirable.”

“HyperNormalisation” is a summation of one of Curtis’s major themes: that liberalism — since the collapse of certainty about how its values would transform politics, finance and journalism — has in fact become genuinely conservative. In a world of unpredictability, it has retreated from genuine frontiers, instead opting for holding actions that can make it feel stable and safe.

So we live, thanks to our advanced systems of monitoring, compensation and control, in a bubble of our own devising. And in Curtis’s critique, contemporary artists and hipsters do as much to create this bubble as the internet itself. “On a social-media network, it’s very much like being in a heroin bubble. As a radical artist in the 1970s, you used to go and take heroin and wander through the chaos and the collapsing Lower East Side, and you felt safe. That’s very like now. You know you aren’t safe, but you feel safe because everyone is like you. But you don’t have to take heroin, so it’s brilliant. You don’t get addicted, or maybe you do. Mostly you do.”

Under Curtis’s riffing spell, gripes so familiar as to be almost embarrassing — artists paving the way to gentrification, sure; the internet seals us up in self-flattering silos, right — appear as thunderbolts lighting up a shadowy landscape. For an instant, Patti Smith and Richard Hell are as culpable in the Catastrophe of the Now as Alan Greenspan and Wernher von Braun. Jane Fonda, too. “Fonda is fascinating because she’s ‘radical,’ and then she does the next shift, which is to say, ‘If you can’t change the world, you change yourself, your body.’ And she kick-starts the VHS revolution with her exercise tapes. Then marries Ted Turner, who doesn’t want to analyze the news; he just wants to watch the news.”

Curtis paused for breath. “That’s the foundation for this modern conservatism: ‘Oh, my God. It’s so terrifying. Whatever we do leads to disaster. So what we have to do is shift around and plan for danger, in order to keep stable’ — you have to have the right body mass index — and instead of analyzing the world in order to change it, you just monitor it for risk.”

Curtis’s critiques of the internet sometimes echo those of skeptics like Jaron Lanier, who sees it as a dead end for art, and Evgeny Morozov, who questions its ability to effect social change. “The internet was invented by engineers,” Curtis tells me. “When engineers build a bridge, they don’t want it to develop, they want it to stay stable. And the same is true of the fundamental engineering system of the internet. It’s based on feedback. And feedback is about stability. So, what happened with Occupy, and with Tahrir Square, is that it was a great system to get everyone together into a group, but then it had absolutely no content. It’s a really terrible mistake they made — they mistook an engineering system for a revolutionary set of ideas.”

Elsewhere, Curtis sounds like a science-fiction writer — one from the 1950s, when S.F. writers began accurately satirizing the world we find ourselves in today. “The utopia they hold out is a world where machines make everything for you and you have endless leisure time, you become creative and everyone’s happy. And the only thing is, actually, everyone’s incredibly unhappy because they haven’t got anything to do. What we call our jobs today are actually fake jobs. We sit in our offices in front of our screens in order to get the money to go out and buy stuff. Our job is really to go shopping. And the rest of the time, we sit in our offices doing complicated managerial things, and when we’re not, we’re actually watching the internet. The internet is there to keep you happy during your fake job.” Curtis’s antic side, however, can’t turn away from the bloody wreckage. “I see people in shops now, going through Instagram, and then looking at things like ‘Is this right?’ It’s almost like they’re reading the Bible. It’s absolutely fascinating. Instagram is the aestheticization of everything. What began with Modernism, which is to actually worry about how things are done rather than about what they’re saying, has now ended with Instagram. I love it.

“What will happen to the internet in the future?” He’s riffing again. “Will it become a bit like a John Carpenter movie? You go there, amidst the ruins, and it’s weird, and you can be nasty — just have fun and be bad, like a child. From about ’96 to about 2005 people built these lovely websites, they put up masses and masses of fantastic information. They’ve left them sitting there, but it’s like a city that everyone’s gone from. And what’s come in instead is a weird world where you don’t know what’s real — just people shouting at each other. It’s good fun, but it’s not real.”

Though Curtis regards the internet with ambivalence — and who among us doesn’t? — his current method of disseminating his films, and his ideas, wouldn’t be possible without it, particularly in America. This contradiction he embraces. Speaking of “The Power of Nightmares,” he told me, “A lot of people said, ‘Oh, the television networks in America would never show it.’ What I’d noticed is that the moment I put it out, it went up on the internet. I understood at that point that it would have more political power and be seen by many more people if I let it be a thing that people want to find illegally.” (Virtually all of Curtis’s films are available to the intrepid Googler for free viewing, but if I told you where to find them, they might vanish.)

Curtis seems to cherish his place in America as a voice seeping from under the floorboards. In a way, the ruined apocalyptic John Carpenter city appears to be where he wants to live. Even in Britain, Curtis made “Bitter Lake” not for television broadcast but as an experiment in releasing his work to the BBC iPlayer website instead. “HyperNormalisation” had an exclusive iPlayer release as well, on Oct. 16. It has freed him, in “Bitter Lake,” to play with moody, wordless sequences sustained longer than anything in his earlier pieces, and to include violence too disturbing for television broadcast. “It’s a good place to experiment. The woman who runs iPlayer — I was the first person to do an original thing for her — is giving me a great deal of freedom. It won’t last. They will bring the palace guards into the internet quite soon, and we’ll have to follow more rules, but for the moment it’s a very good place to be.”

Because Adam Curtis is a journalist, and because Donald Trump is the black hole toward which all journalistic light presently bends, a portion of Curtis’s new film concerns the Republican nominee. “HyperNormalisation” will be essential viewing for American audiences if for nothing more than a sublime six-minute film-within-a-film that depicts Trump in his role as a casino proprietor. Curtis tells the story of Trump’s entanglement with a probabilities analyst named Jess Marcum and a Japanese gambler named Akio Kashiwagi, who some believe may have been murdered by the Yakuza.

Was it Kashiwagi’s mysterious death, which voided a several-millions debt to Trump, that spurred Trump out of the risk-laden world of actual construction, investment and management and into the realm of speculative virtuality — the practice, that is, of selling his name for others to slap onto buildings, even as he became a television and tabloid personality to make that name more valuable? In Curtis’s portrait, anyway, Trump is an avant-garde figure. From the film’s narration: “Trump had realized that the version of reality that politics presented was no longer believable. … And in the face of that, you could play with reality.”

In the wake of Brexit, though, what did Curtis think of the rise of Trump? “For a lot of the people who support Trump — and the new right in Europe — it’s not really nationalism,” he suggested. “It’s a class thing.” He thought again for a moment; that wasn’t quite it. “You know when you’re told to adopt the brace position in an aircraft because you’ve got some turbulence? It’s as if everyone’s in the brace position at the moment, and they don’t dare look out of the window and see the world for what it is. All the people terrified of Trump are in the brace position — you know, as you gulp another whiskey, ‘Oh, my God — are we going to drop down 20,000 feet?’ If you’re in that position and someone starts walking around the aisle, you want them to stop. You’re in the brace position. They’re teasing you. They know you’re frightened. They decided to get up and walk around the plane, and you don’t like it.”

But Trump’s supporters are, of course, also deeply enbubbled. Trump, according to Curtis, may himself be only another form of feedback system, similar to a chat-bot who replies to you by restating your questions in a flattering style. “He’s a hate-bot. You go, ‘I’m angry,’ and he goes, ‘I’m angry, too!’ And nothing changes. But the system likes it: Angry people click more.”

I asked whether the prospect of Trump’s actually winning concerned him. At the time of my visit with Curtis, many national polls showed the candidates tied. “I’m trying to abstract myself from the frightened-bunny view of Donald Trump,” he told me. “It’s the end of something — that’s what I would think — and if it’s the end of something, then it’s about time we started inventing something new.”

In his pauses I felt Curtis’s thinking as a tangible presence in the room. He wasn’t so much measuring his willingness to provoke or offend as negotiating with his own frightened-bunny view of the question. “I mean, I think he’s dangerous,” he concluded, “but I think there are lots of other dangerous things around in the world.”

If the end of this article were the end of an Adam Curtis film, it wouldn’t find its way to any very definite conclusion. Instead, the pileup of astounding facts and images and insinuations would leave you wanting both less and more, but with a very certain sense of having been taken out of yourself for a while — of having tested the edge of the bubble, if not actually escaped it. This is what I like best about his films and what I liked best about picking Curtis’s brain up close for three days: Further thinking will always be required.

He seems to feel the same way. “Maybe I’m part of the conservatism that I’m being incredibly rude about,” he said. Uncovering this reservation seemed almost to delight him. “I should have the humility to recognize that the sort of films I make are locked in the past. If I was going to really attack myself — a lot of people also did in the 1990s what I did in film. Which they called sampling. Basically just going and replaying stuff and remaking it into new things, which is really good fun. But fundamentally, it’s doing what I’m accusing BlackRock’s computer of doing: constantly monitoring the past, reworking it into other patterns, as a hedge against the future. Am I giving you any vision of the future?” The question felt earnest, but if I’d said yes he’d have laughed at me.

“In fact, actually the great thing about human beings is that they’re protean,” Curtis told me, near the end, before I let him get back to his editing. “They can be anything you want them to be. They’re amazing. But we’re stuck with the idea that there is a fixed self. We’re stuck with the idea that there is a body mass index that you must have. We’re stuck that this is the food you must have. We’re stuck with the system of finance. It’s just stuck. And maybe, I’m part of the stuckness.” Several times, Curtis and I circled back to the notion of the “hyperobject” — that which is too big in time and space to comprehend. Perhaps this is merely shorthand for the sensation of apprehending that we are creatures born into a world that seems to demand our understanding, but will never grant it. “You have to recognize that you’re part of the thing,” he said. “But the point about journalism is to try to portray the thing you are part of. I think that’s the best you can do.”

Jonathan Lethem is the author of 10 novels, including “A Gambler’s Anatomy.” He lives in Los Angeles and Maine.

10/22/2020

Image et politique


Image et politique II

 

Jérome Benarroch

paru dans lundimatin#259, le 19 octobre 2020

Le 8 septembre dernier Jérômes Benarroch nous faisait part de quelques considérations sur Image et politique. « Il y a des photographies d’arbres, uniquement d’arbres, dans des forêts, qui pourront être politiques, sans pour autant évoquer de près ou de loin une quelconque action de lutte, et inversement des photographies militantes, qui accompagnent donc des démarches à portée politique, mais qui ne sont que banalités et ennui, et n’auront par là même aucune valeur politique profonde. »
Pour étayer cette idée, le philosophe et talmudiste nous propose cette semaine quelques photographies.

Je présente ici deux grands photographes contemporains vivants. Ils sont reconnus mais pas tant que cela, pas suffisamment. C’est une chose étonnante parce que je les considère, en tant qu’ils sont de la génération de mon père, comme deux maîtres, comme mes deux maîtres. J’ai bien admiré les images d’autres photographes, bien sûr, mais ou bien ils étaient plus anciens, ou bien ils étaient de ma génération, ou bien l’admiration (ou quelque chose de plus précis) n’a pas été telle qu’elle me contraigne à les nommer « maîtres », ou bien encore le hasard a fait qu’il n’y avait pas de nécessité impérieuse à les nommer ainsi, peut-être simplement parce qu’ils auraient déjà été les maîtres de tous. Maîtres, c’est dire l’appréciation de grandeur dont je les affuble, c’est dire le sentiment de proximité excessive, une identification excessive avec leurs travaux. C’est les considérer comme des figures incontournables, indispensables, des références, dont il y aurait quelque déficience (de quel ordre ?) à ne pas les reconnaître pour tel. Ce qui est en jeu est donc aussi un jugement, une orientation, sur la photographie contemporaine, sur la pratique de l’art en général.

Ce qu’il m’est permis de saisir à travers ces deux maîtres, c’est une pensée de ce que la photographie, comme art, peut continuer à signifier. La photographie utilise l’appareil photo. L’appareil enregistre la lumière, en noir et blanc ou en couleur, de ce qui s’est trouvé devant l’objectif. Le résultat donne une image. Ce type d’image est très différent de l’image construite par une peinture par exemple. L’image peinte provient, par principe, de l’intérieur de soi, même si elle est nécessairement toujours une recomposition d’images de la réalité extérieure, ou même si elle cherche simplement à la reproduire. Comme le rêve. Son principe est l’image mentale, la construction extériorisée, même si celle-ci tend à se rapprocher le plus sincèrement d’une captation parfaite de l’extérieur. Le principe de la photographie est inverse. La réalité extérieure est donnée, par la lumière extérieure, et sa disposition doit rejoindre quelque chose de l’intériorité. Quoi ? Le désir, le sens, quelque chose d’inobjectivable, d’innommable peut-être, mais qu’on expérimente par le contentement esthétique.

Il semble que l’attachement à cette caractéristique matérielle de la photographie, à l’impression au donné (une sorte d’acquiescement toujours plus poussé), constitue plus qu’une dimension technique. On peut en faire une interprétation éthique. Ainsi, on verra que ces photographes envisagent les éléments extérieurs visibles dans une posture non pas naïve ou innocente, mais sobre, extrêmement, une sorte de posture de droiture, de face à face sans artifice, par lequel le rapport au monde n’est pas tourmenté a priori. Quelqu’un vit quelque part, il parcourt les rues, les routes, les lieux les plus accessibles et ordinaires, il marche, il se tient, il voit ce qui se donne à tous, les chemins, les habitations, les couleurs, les espaces. Son désir est, en quelque sorte, dépouillé a priori. Il n’est pas avide a priori de choses invraisemblables ou extravagantes, des situations improbables et exceptionnelles, d’angles alambiqués, de scènes, de paysages ou de visions spectaculaires. Il n’a rien d’excentrique ou de capricieux. Au principe, il est simple, presque absent, presque inexistant. Pour le dire de manière plus fondamentale encore (même si c’est plus obscur et énigmatique) on peut dire que son désir a été brûlé, que c’est un désir dépersonnalisé, étranger, au delà du sentiment. Tellement anéanti qu’il redevient simple, et redécouvre la réalité comme telle. Nous ne sommes donc pas au départ dans une photographie des effets stylisés ou grandioses, pas non plus dans une photographie des mises en scènes réfléchies et fantasmatiques, pas dans une photographie des grands élans sublimes. L’être photographe (comme le narrateur en littérature, pas l’individu photographe) se distingue en premier lieu par son ascétisme, un désir dépouillé, que l’on assimile à tord à du documentaire ou de l’objectivité, mais ici ce n’est pas l’enjeu. Ici il s’agit d’une sorte de nudité.

C’est la raison pour laquelle ce qui est montré dans l’image apparaît comme quelconque, élémentaire, presque indifférent : des rues, des enseignes, des maisons, des bordures, des murs, des lieux intermédiaires et délaissés, des non-lieux, des choses insignifiantes qui constitue une matière première, la présence d’un désir à la fois vide et pur dans le monde. Les représentations esthétiques convenues et propres à l’époque, qui vont des jolies jeunes filles aux grands espaces naturels, aux réalisations humaines médiatisées, les combats communs sociaux, disparaissent. Tout cela ne correspond pas à la violence de l’étrangeté. Le beau ne pourra pas avoir comme support le normalement et idéologiquement connu. Il faut pourtant distinguer ce dépouillement critique, cette ascèse, d’une simple banalité représentative, de la banalité du regard tout court. C’est la raison pour laquelle, à partir de ce retrait, ce retour à une droiture de plus en primordiale, devra se construire quelque chose comme une réalité insue, recouverte par les institutions et les adaptations bourgeoises de toutes sortes. Une réalité non domestiquée, adéquate à l’intensité muette d’un désir et d’une sensibilité beaucoup plus exacerbée qu’ailleurs.

Le premier temps est donc celui-ci : le dépouillement de l’objet, signe d’une subjectivité non tortueuse et critique, à la fois droite et étrangère aux représentations acceptées et capricieuses, embourgeoisées et à la mode.

Dans un second temps, ce qui est en jeu dans l’image photographique a trait à la question de l’Image en général. C’est-à-dire qu’il faut qu’il y ait rencontre entre ce qui est représenté et le sujet du regard. Le sujet regardant ne peut se complaire dans une situation de soumission ou d’inexistence pure et simple devant ce qui est donné à voir. Bien que non capricieux et retors, le désir d’un sujet doit apparaître, au même titre que le donné. Une conjonction doit avoir lieu, et pas simplement l’enregistrement passif d’un objet.

Là intervient ce qu’on peut appeler la forme. On peut dire la forme, on peut dire la composition, on peut dire la structuration. La difficulté est que toute structuration artificielle n’est pas adéquate. Il ne s’agit pas de faire artificiellement du graphisme de l’image (cela reconduirait un désir tordu). Il s’agit d’une rencontre qui doit, comme les rencontres amoureuses, avoir lieu comme un hasard nécessaire, comme l’évidence d’une nécessité. Une nécessité naturelle peut-être. La structuration concerne la position (le point de vue) et le découpage.

Chez Wilhelm Schürmann, la réalité subjective apparaîtra par l’extrême rigueur, précision, délicatesse, de la découpe, puis par la complexification des lignes. C’est l’enchevêtrement des lignes, qui ne relève pas de l’objet, mais des rapports entre les espaces, qui résonnera avec, à la fois, la complexité du désir, mais aussi avec l’humour que peut avoir le ridicule de cette complexité, que le sujet émergera.

Chez Jean Louis Garnell, la réalité saisie par un point de vue à différentes strates engendre une structuration d’un raffinement à la fois discret et illimité, sans aucun sentimentalisme ou maniérisme.

Wilhelm Schürmann (né en 1946, Allemagne) :

Herve, 1978.

Rien n’est regardé tel que chaque chose cherche à apparaître, et pourtant, tout est vu dans une simplicité sans égal. Ce qui surgit alors, ce sont ces blocs de formes qui par leur disposition deviennent Image de la pensée. Des dos, des parties, des renvois de choses et de ton. L’abstraction des lignes construit une Image pour la subjectivité. La réalité extérieure devient une fondamentale absence, absence de spectacle, absence de séduction, absence de représentation. Complexité de la forme abstraite nouée à un minimalisme de la représentation. Le tour de force vient de là, de la tension oxymorique : oxymore entre l’envers, l’insu le plus humble des choses de la réalité, et la richesse d’une complexité abstraite construite par le regard. Comme si le juste consistait en une relève, relève du plus prosaïque, du plus dépouillé, en une disposition sublime.

Liège, 1978.

La richesse des lignes, leurs directions imprévisibles, le rapport à ce qui ne se donne pas a apriori pour la représentation commune, sont enrichis aussi d’un autre trait : la découpe. Sa précision, sa nécessité. Une découpe qui n’évite pas l’incongru, le hasard, le bruit, ce qui dérangerait une unité thématique, ce qui ne s’accorde pas avec la naïveté de l’idéal. Ce qui arrive comme un élément réel est accueilli dans l’Image. Il peut lui-même être coupé. Ici l’avant bmw. Intégration de l’aléatoire, intégration de l’Autre, intégration de la réalité, dès lors que l’opération de structuration abstraite a eu lieu pour le sublime.

Kohlscheid, 1978.

La composition d’une Image est dissymétrique, inéluctablement. Quelque chose de la symétrie est envisagé, conçu, mais l’Image montre que la vérité est paradoxale, dynamique, est un décalage, une Création, un rapport masculin/féminin, est un équilibre instable. Loin de rechercher une harmonie convenable, c’est un rapport intraitable à la dissymétrie qui est nécessaire. La composition inclut le clinamen, l’événement de quelque chose plutôt que rien. Ce n’est pourtant pas le bazar, le chaos, l’informe. C’est un rapport inimaginable, équilibre instable de la rencontre.

Genk, 1978.

La dissymétrie dans la construction certaine et riche de sa radicale simplicité.

Kohlscheid, 1978.

Quelconque, insignifiance, désincarnation de la représentation. Richesse, intelligence, complexité et esprit du réel par le regard.

Berlin, 2018.
Berlin, 2018.

La complexité peut être poussée dans ses retranchements, peut investir l’Image pour rendre difficile, presque incompréhensible, mais renouvelé le regard lui-même. Une même tension et disjonction entre la naïveté de la représentation et l’intelligence de l’abstraction. On inverse le processus du regard. On reconnaît si l’on fait attention et effort, quand l’évidence est celle d’un chaos étrange et structuré. Le réel dans son étrangeté profusionnelle sublime.

Jean Louis Garnell (né en 1954, France) :

L’Image au sens éthique n’est pas une représentation spectaculaire du monde. Le spectaculaire a trait à l’ignorance ou au vice bourgeois, qui séduit ou veut séduire l’ignorant pour qu’il achète. On pourrait dire que le spectaculaire est l’instrumentalisation bourgeoise de la beauté. On peut jouer de cette vulgarité, mais proposer une autre chose est une voie radicale. Une voie politique : affirmer la beauté non ostentatoire, non marchande.

Ce type de beauté porte une sorte de mutisme et d’anonymat. De blessure. Celle, non du romantisme, mais de l’absentement.

Les photographies de Jean Louis Garnell portent ce sublime : 1 un élément de beauté pure, 2 un élément de sobriété, de distanciation, d’abstraction, 3 un élément de savoir.

Il est intéressant d’apprendre de l’art (de la photographie par exemple) que si la vulgarité ostentatoire est interdite par principe, la richesse et le raffinement appartiennent au juste. On dirait ainsi que par l’art il s’établit que la richesse retrouve son être propre. Et ce que l’on appelle ici richesse traite en réalité d’un rapport de composition qui est un savoir ; qui n’est pas seulement (mais en partie) une capacité de géométrisation de l’Image, mais qui concerne la dissymétrie, l’équilibre d’un déséquilibre que l’on peut nommer rapport homme/femme.

Mission photographique de la DATAR, 1984.

Il n’y a pas à proprement parler de sujet dans une Image. Le sujet y est plutôt la réalité comme telle. C’est-à-dire : ce peut être l’endroit d’un village ou d’une bourgade banale. La réalité a quelque chose d’à la fois cruellement prosaïque, presque de désespérant dans sa banalité, quelque chose de pauvre ou d’idiot, sans intérêt, et en même temps quelque chose d’une étonnante richesse, d’un raffinement phénoménal, une grâce subite, où tout, le moindre détail, acquiert d’un coup sa raison d’être ; tout devient nuance et rapport, formes, lumières, couleurs. Un espace noir au premier plan noir, comme une porte sans porte, auquel mène une ligne colorée qui se détache de la coloration fade de l’ensemble, devient symbolique. L’orientation de la voiture fait varier encore les rapports de lignes. Des immeubles populaires à l’arrière plan. Des nuances de bleus et d’ocre dans la luminosité changeante du ciel. Des ombres portées complexifient encore le détail. Une matière de l’image comme une porcelaine, dont la mélancolie n’est pas romantique, n’est pas sentimentale, dont la mélancolie est abstraite et ascétique.

Mission photographique de la DATAR, 1984.

Le principe du contraste entre l’insignifiance générale supposée et l’attention matérielle et sensible jusqu’au détail fait l’art. Son rapport critique au monde étatisé, et son affirmation propre. Qu’est ce que sont une route de campagne, un espace en cours de construction mais inutilisable et imprésentable, un tonneau de travail, une motte de terrain vague, pour la bourgeoisie ? Des choses non-marchandables, des non-réalités. Et des lignes courbes agencées à des lignes géométriques, à quoi cela rime ? Rien de monnayable. Pourtant, vus comme rapport de formes précises et comme rapport de couleurs, métaphore nécessaire de l’habitation humaine, sentiment de désolation tout autant que de grâce, cela devient art. Mais comment prouver que cet assemblage des lignes, la route, le trottoir, la rambarde de l’escalier, le mur, par son mouvement, et confronté encore aux bribes rectangulaires des bâtiments discrètement aperçus, constitue tout le sens de l’existence ? Qu’il s’agit d’un rapport comme celui du masculin et du féminin, de la souplesse et de la rigueur, du concept et du sentimental. Puis le jeu des couleurs : du noir au blanc en passant par les gris, plusieurs verts, du marron, des touches de rouges et de roses. Comment prouver qu’il s’agit d’une complétude, d’une cristallisation synthétique fabuleuse, tout en ne disant rien, tout en restant comme la banalité innommable, totalement anonyme, d’un endroit perdu du monde ? La beauté non spectaculaire est d’une solitude terrible. La violence, ou l’amour, de l’anonymat sublime.

Mission photographique de la DATAR, 1984.

La grâce inconnue de la réalité est faite de zones intermédiaires, de zones aléatoires, inutiles, par où paradoxalement l’énormité et l’incontrôlable du désir peut se reconnaître. Il y a la route du devenir. Suffisamment aménagée, vide, découverte. Suffisamment exposée et courbe pour signifier l’implacable fuite, qui ne se cache pourtant pas, de la vie humaine. Il y a une bordure un peu informe de de verdure, les arbres, des herbes, l’intériorité ombragée des conversations secrètes du monde. Des espaces étales entre nous et l’être naturel : les dunes, les bosquets, les chemins. Il y a aussi l’être là : notre étrangeté, une inhumanité de la présence. C’est là que l’on trouve la poésie la plus aride, la plus désirante. Un fossé (une tranchée), surplombé par les herbages. Un mouvement de renverse de la terre, un amas irrationnel de gravier, quelques traces, des résidus, une forme incongrue et libre. Il s’agit bien du lieu du désir. Sa précision tient à ce rapport entre forme (quelques lignes simples et dessinables), et l’informe en son cœur. Le bas côté d’une route quelconque, un bas-côté à l’abandon, mais image de la nudité féminine, échancrure (et toison), à la renverse, à l’abandon, déshumanisée. La luminosité implacable du goudron, matière maculée de terre. La crevasse du bas côté est l’entaille inaperçue de notre présence au monde, lieu de la matière et de la douleur, lieu du manque, lieu du dérisoire, lieu de notre exposition au désir ou à l’être.

Mission photographique de la DATAR, 1984.

Les rapports d’équilibre de déséquilibres. La précarité et l’instabilité : la présence au monde n’est pas autre chose, la présence au monde est jouissance de la structure (construite) de ce fatras. De la forme et du branlant. Toujours cet espace innommable, ni naturel, ni construit, instable. La richesse des plans. Le découpage des lignes, des courbes et des hachures. Les branchages d’arbres morts au premier plan. La grâce d’un ruban oublié d’un jeu ou d’un abandon. Les branchages, les douleurs, les blessures, les morts. Les constructions protéiformes de l’esprit. Le poteau électrique branlant. Le fil continu qui parcourt le temps et l’espace. Chaque détail exhale l’existence.

Mission photographique de la DATAR, 1984.

Les hommes ne peuvent pas maîtriser ce qu’est le sublime (le désir) parce que le sublime ne relève pas d’un simple procès constructible. Il relève toujours du féminin, de l’inobjectivable, de l’Autre. Les zones propices au sublime sont les zones intermédiaires, les zones de chantier, les zones sans nom, les zones quelconques, les zones où l’informe affleure, parce qu’il n’a pas pu être contenu. Les formes aperçues à même l’informe, au sein de ces lieux ni naturels, ni civilisés, sont par nature affines au désir. Mais au sein même d’espaces hostiles le sublime peut advenir. Une vie de contraintes, une quotidienneté d’employé de bureau, un lotissement de classe moyenne, une zone commerciale, pour peu qu’elle perde de sa superbe parce que le temps commence à la ravager, que les déchets laissent des traces, qu’elle se fragmente ou qu’elle jouxte ce qu’elle redoute, peuvent devenir un repaire pour le sublime. Le kitsch bien sûr aussi. La complexité de la forme, quand les obliques dessinent un échafaudage trop ordonné, puis qu’un serpentin coloré absurde lui conteste la vedette, par une pose dont l’intention n’est pas compréhensible, le tout si lisse, et si proprement présenté, que toute humanité pulsionnelle semble avoir disparu, fait retour. Elle fait retour comme disposition de l’esprit mystérieuse et inconnue.