9/23/2020

Bolaño


La bibliothèque Bolaño

Comme on ne peut pas s’empêcher d’admirer l’abondance, tels Bouvard et Pécuchet allongés dans un transat pour apprécier la Voie lactée, on mentionne immanquablement, ici ou là, les 1 200 pages de chacun des six volumes des Œuvres complètes de Roberto Bolaño (1953-2003). C’est évidemment la preuve de sa fécondité, de sa prodigalité (des offrandes au lecteur), d’une angoisse à l’idée de manquer quelque chose ou d’oublier une parole importante avant de disparaître trop vite. L’exhaustivité d’une compilation justifie la présence côte à côte d’œuvres magistrales et de livres qui le sont moins ; elle nous donne à lire aussi des romans inachevés, ou, pour employer les mots de l’auteur, des écrits provisoires – de toute façon, Roberto Bolaño s’en serait voulu d’être impeccable.


Roberto Bolaño, Œuvres complètes. Volume 2. Trad. de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 1 184 p., 25 €


Sourire de belette

Les deux premiers textes de ce recueil (dépourvu de tout appareil critique) exigent la participation active du lecteur, en l’occurrence son indulgence ; le novice en matière de bolañisme est invité à sauter à pieds joints page 295, là où l’attendent les joies de L’esprit de la science-fiction. L’amateur ou le connaisseur de Bolaño se donnera pour devoir de lire Monsieur Pain, où il trouvera des phrases comme : « Sa réponse, coupante, me parvint à travers une voix de baryton » ou : « Je me contentai de soupirer, en essayant d’imprimer à mon visage un air de sérénité » (il y a encore le magnifique « – Non, non, m’empressai-je de nier », qui a un certain charme).

Ce Monsieur Pain (le livre et le personnage) va et vient dans les rues du Paris de l’immédiat avant-guerre, en noir et blanc, peuplé de Gaston et de Marcelle, où Bolaño fait surgir quelques Latino-Américains, sans doute pour apporter un peu de couleur. Gustave Flaubert reprochait au Victor Hugo de Quatrevingt-treize de faire déambuler des personnages en papier mâché ; les personnages de ce décor à la Trauner ont à leur tour un peu de mal à exister, c’est-à-dire se montrent souvent impuissants à atteindre ce degré d’artificialité ingénieuse et invitante propre aux personnages réussis (de Falstaff à la Verdurin). Bolaño, sous l’égide de Franz Kafka, a peut-être estompé volontairement ses figures ; quoi qu’il en soit, elles flottent, elles sont pléonastiques ou contradictoires – et c’est curieux, elles n’arrêtent pas de sourire : faire sourire ses spectres est une façon de leur donner un peu de chair, faute de mieux (il y a un large sourire page 48, un sourire satisfait page 106, l’ombre d’un sourire page 58 – elle « se dessina sur les lèvres d’un jeune homme » ; on sourit d’un air provocant page 23, d’un air étrange page 26, avec férocité page 62 ; mais le plus admirable de tous est ce sourire « de belette » qui « s’installa sur mon visage », page 74).

On n’aura aucun mal à trouver dans ce Monsieur Pain bon nombre des motifs chers à Roberto Bolaño – cet écrivain débordant ne peut pas ne pas nous les servir, y compris dans ses œuvres les moins fortes. Ici, déjà : l’étrange maladie, bien sûr symbolique, d’un certain Vallejo, la défaillance, la quête et ses obstacles, des couloirs sinistres, les sciences dures opposées à quelque mesmérisme de bistrot, les beuveries suivies d’hallucinations, les rêves, les cauchemars, le nazisme autopsié mais à jamais incompréhensible, les livres (Marcel Schwob) et les investigations d’un solitaire, prenant la forme d’une errance. Ce Paris de boulevards, de zinc, d’Alphonse, de Raoul et de temps pluvieux n’est pas le Mexique, il semble un peu trop étriqué ; les bolañismes apparaissent çà et là par des déchirures.

La vie en rose

Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce, écrit en collaboration avec Antoni Garcia (A. G.) Porta, met en scène un couple de Bonnie and Clyde dévitalisés et pas toujours sympathiques, parfois tentés par une certaine bêtise d’époque – quand Bonnie (prénommée Ana) assimile par exemple l’assassinat d’un petit courtier à l’épisode d’une révolution en cours. La cavale catalane des deux amants permet bien sûr (c’est un plaisir prévisible) d’écrire des variations sur les thèmes de la violence, du sexe, de la pauvreté, de la rébellion, de la toxicomanie, au risque d’en faire une suite de motifs conventionnels. On s’en étonne, puis on ne s’en étonne plus : cette balade sauvage écrite à la première personne est étrangement le fait d’un couple aux goûts et aux comportements convenus. Quand le narrateur passe le temps à la cinémathèque de Barcelone, c’est pour y voir Godard et Rivette ; en fuite à Paris, il porte des fleurs sur la tombe de Jim Morrison ; il fait part de pâles fantasmes (« Comme ce serait bon de voyager en voiture d’une côte à l’autre [des États-Unis] avec un programme de rock, et le volume à fond »), et décrit ainsi son idée de « la vie en rose » à Paris : Ana « étudierait le français et ferait le ménage chez les gens du quartier de Passy et moi j’écrirais, sans arrêt !, enfermé dans notre confortable chambre de bonne». Notons au passage cet éloge d’Ana par le narrateur, au tout début de leur rencontre : « Pendant un certain temps, elle a été une bonne maîtresse de maison, quelque chose dont je lui serai reconnaissant tant que je vivrai » – bel exemple de ferveur romantique, typique des préludes. (Ailleurs, il perpétue le lieu commun de l’écrivain voyou : « Ce qu’il a manqué à Miller, c’est d’être braqueur » – on ignore ce que Miller lui aurait répondu ; s’il s’agit d’Henry au lieu d’Arthur, ça pourrait être ceci, en guise d’approbation : « Ce qui ne se passe pas en pleine rue est faux, dérivé, c’est-à-dire littérature ».)

Roberto Bolaño, Œuvres complètes

Comme tous les livres de Roberto Bolaño, ce Conseils… s’écrit sous le patronage de la littérature, entendre par là toute la littérature, représentée dans ces pages par James Joyce et son Ulysse : métonymie manipulée avec sincérité, fougue, maladresse et candeur. Page 150, le narrateur, braqueur de banques et romancier en herbe, fait cet aveu à propos de son roman en cours : « Le joycianisme du personnage […] cachait l’aspect laborieux du roman, le jeu que mon amateurisme allait rendre inévitablement pédant ». À cet instant, le narrateur est d’accord avec Porta, et Bolaño fait preuve de lucidité.

Un autre aveu, page 241 : « Franchement, l’affaire avait cessé de m’intéresser. […] J’en avais assez de tout » ; un autre encore page suivante : « Le problème tenait à mon manque de ténacité, à mon impossibilité d’arriver au fond des choses. En réalité, je ne l’avais jamais fait. […] Ni dans le cinéma ni dans la littérature. Comment je pourrais exiger de moi d’arriver aux dernières conséquences à propos de quelque chose dont je me fous comme de ma première chemise ! » expliquent pourquoi la lecture de ces Conseils est moins électrisante qu’espéré. Et pourquoi les auteurs n’ont pas toujours jugé bon de s’inquiéter des phrases : « [il] a glissé le regard compréhensif avec lequel il avait couvert la jeune fille en direction de l’angle visuel où je me trouvais ». On découvre pourtant au fil des pages des beautés singulières, comme : « J’ai alors aimé Ana, avec autant de froideur et de bien-être, comme si je jouais l’amour ou comme si moi j’avais été quelque chose d’autre, un couteau, par exemple. » Quand ils oublient de jouer aux durs, Porta et Bolaño savent nous tendre un couteau avec une grande délicatesse, en le retardant, après une virgule, et en en faisant un objet fortuit, presque arbitraire, arrivé là pour servir d’exemple parmi d’autres peut-être préférables.

L’œil de la mouche

Avec L’esprit de la science-fiction, l’œil du lecteur s’ouvre plus grand, comme s’est ouvert l’œil de l’auteur pour percevoir ou inventer des détails passagers avant d’en rendre compte – ce qui semble être parfois l’unique but de la littérature. L’œil du narrateur « se reflète sur le cadran du réveil », histoire de conjuguer l’éveil, le jour, avec l’exercice de l’observation. Quelques lignes plus tôt, debout devant la façade d’un immeuble, le même narrateur prend soin de noter : « Plus haut, et plus petites que certaines jardinières, les fenêtres des chambres sur la terrasse » – l’inutilité de cette précision en fait toute la préciosité. Peu nous importe la taille de ces fenêtres, non ? Qu’elles soient plus grandes ou plus petites que Dieu sait quelles jardinières désormais perdues à jamais, qui s’en inquiète ? Bolaño le sait pourtant : l’importance accordée à un tel peu importe relie dans une même noblesse, roturière et provisoire, l’auteur et la communauté de ses lecteurs.

Plus tard, dans un jardin, au commencement de la nuit, il écrit encore : « Il ne restait plus que moi et le bout de ma cigarette » ; et, à propos d’un de ces personnages d’aimables, tendres, brusques jeunes gens participant à cette histoire de bohème mexicaine : « Elle parlait comme si elle se tenait sur la crête de la vague d’où elle pouvait tout voir, bien qu’elle n’y fît pas trop attention à cause de la vitesse et des chutes » – ce n’est pas la dernière fois que Roberto Bolaño associe l’acuité à l’humour et à la fugacité des choses.

Ah, bien sûr, avant d’aller plus loin, il faut résumer l’intrigue (plus tard, on parlera, si on a le temps, de ce qui importe : la forme, à savoir la diversité des formes utilisées par Bolaño pour construire son roman : récit, correspondance fictive avec des écrivains, dialogues sans didascalies, récits de rêves aux allures de monologues, résumés d’autres livres et quelques effets de listes célébrant une bibliothèque universelle). À Mexico, deux jeunes apprentis écrivains exilés du Chili, rejoints par quelques personnages féminins et masculins, écrivent, traînent au lit, font des rencontres amoureuses ou les rêvent ; l’un d’eux est un grand connaisseur de la littérature de science-fiction ; il est aussi question d’une moto et de revues littéraires plus ou moins clandestines envahissant la ville comme une conspiration poétique. Bolaño s’installe enfin avec sa machine à écrire à Mexico, et il s’y sent bien : « Je me dis qu’il ne nous arriverait jamais rien de mal dans cette ville si accueillante. Que c’était près et que c’était loin de ce que le destin me réservait ! Comme ces premiers sourires mexicains sont tristes et transparents dans mon souvenir aujourd’hui. » (Il sera question plus loin de ce Mexique considéré par Bolaño comme « un territoire de fiction », selon la formule de Philippe Ollé-Laprune [1], très bon connaisseur des deux.)

On le voit, les sourires mexicains sont autrement plus vivants que les sourires en pâte à modeler de monsieur Pain. D’ailleurs, on lit : « Seuls étaient réels […] les sourires de Laura […] sourire de météorite, demi-sourire décroissant, sourire insinué, sourire de camarade et de fumée, sourire de couteau dans une armurerie, sourire pensif et sourire qui rencontrait le mien ». Le narrateur prend soin de préciser que ces sourires ne se suivent pas, ce qui serait un effet vulgaire, mais se confondent, seul le regard de l’amoureux étant capable de les distinguer : « l’œil de l’amoureux est comme l’œil de la mouche » – façon biaisée de définir l’œil de l’écrivain.

Couteau à pain

La littérature nazie en Amérique est l’opus magnum de poche de ce volume, on y trouve l’essentiel de l’art de Roberto Bolaño concentré sous une forme maniable, ergonomique, combustible mais lyrique – et étonnamment harmonieuse malgré son sujet. C’est d’ailleurs l’un des exploits de ce texte, parvenir à suggérer le comique, le lyrique, le romanesque de saga familiale, le burlesque même (comme ce solo de timbales offert par des admirateurs à un philosophe imité de Heidegger), en faisant défiler une galerie de crapules. On pourrait décrire cette encyclopédie (classée par genre, avec soin : « Précurseurs et adversaires des Lumières / Poètes maudits / Lettrées et voyageuses ») comme une version tératologique et anthropomorphe des Villes invisibles, ou plus sûrement comme un croisement de l’Histoire universelle de l’infamie de Borges et des Chroniques de Bustos Domecq, satire des fausses audaces artistes signée Borges et Bioy Casares – en supposant la pignouferie littéraire superposée cette fois au délire fascisant. (Certaines entrées de cette encyclopédie parviennent à dévoyer quelques thèmes borgésiens pour en faire le cadre d’une démence ordinaire d’extrême droite.)

Roberto Bolaño, Œuvres complètes

Roberto Bolaño s’y livre à deux de ses grands plaisirs, qui sont deux talents : il rend un hommage, même destructeur, à la littérature, sous forme de catalogue, et il offre au lecteur un bon nombre de tranches de vie, ici découpées avec un couteau à pain, celui qui a des dents (on ajoute à ces deux plaisirs un impératif : faire l’anatomie du corps monstrueux des différents fascismes). Il multiplie les lieux, les époques, les styles, les idiosyncrasies de chacun de ces poètes hitlériens ou romanciers à chemise brune ; il s’accroche aux détails à la manière de Marcel Schwob et de Diogène Laërce, parvenant ainsi à surmonter l’écueil principal de ce genre d’essai, la monotonie.

Des romanciers prolixes, des poètes laconiques, des illuminés, des plagiaires, des écrivains soldats et des poétesses opportunistes ; Ernesto Pérez Masón, le réaliste de La Havane, ennemi juré de Lezama Lima qu’il provoque trois fois en duel (Lezama Lima esquive les trois fois) ; Daniela de Montecristo, « enveloppée d’une aura de mystère », maîtresse de généraux allemands, italiens et roumains, et dont il nous reste un seul livre ; Rory Long, né à Pittsburgh et mort quatorze ans après Roberto Bolaño, à qui Charles Olson aurait appris la différence entre projective verse et non projective verse ; Harry Sibelius, écrivain redondant, né à Richmond et mort à Richmond, comme s’il s’était contenté d’y faire des ricochets, auteur du monumental Le véritable fils de Job, 1 333 pages, « miroir négatif de L’Europe de Hitler, d’Arnold J. Toynbee », qu’il s’acharne à suivre chapitre après chapitre et parfois mot à mot.

Le principal avantage, quand on met ainsi en scène des crapules plus ou moins flambardes, dotées d’un talent plus ou moins prononcé pour la cruauté, c’est de pouvoir jouer toujours avec l’idée d’échec : soit ces personnages de nazillons sont vaincus, soit ils l’emportent et dans ce cas leur triomphe peut toujours être présenté comme la preuve d’un effondrement collectif – pour qui a vu tomber Allende remplacé par un militaire au menton mou, il n’y a pas de motif plus juste. (Ce jeu de qui perd gagne permet d’écrire ceci, à propos d’un certain Willy Schürholz : « Il avait toutes les cartes pour échouer avec éclat : dès ses premières œuvres il est possible de discerner un style… ») On devine Bolaño sûr de lui, mais sans forfanterie, sûr de son sujet, de la forme et de ses moyens ; son aisance est contagieuse, son euphorie aussi ; La littérature nazie en Amérique fait partie des rares livres dont l’existence semble d’emblée une évidence.

Collection de larmes

Des putains meurtrières est un recueil à l’intérieur du recueil ; l’humeur en est sombre et grinçante, d’ailleurs le titre ne promet pas une pastorale façon Devin du village, on a droit plutôt à plusieurs théâtres de la cruauté. Bolaño le dur devenu Bolaño le tendre se permet de tenter le pathétique, parfois heureusement équilibré par un grotesque presque Grand-Guignol (« Le retour », où le mort, comme dans Sunset Boulevard, s’exprime à la première personne), par des effets d’éloignement, un humour à blanc ou une certaine froideur de style. De fait, on pleure beaucoup dans ces nouvelles : page 795, les yeux d’un fasciste « semblent s’emplir de larmes » ; page 757, le jeune homme du film Andrei Roublev pleure comme une fontaine ; dans « Le retour », le narrateur affirme avoir envie de pleurer ou de prier ; le personnage principal de la première nouvelle, surnommé L’Œil, s’effondre en sanglots à la dernière ligne : « ensuite il continua à pleurer sans arrêt ». Le motif se répète jusqu’à ce que Bolaño nous en délivre la clef : « Dans un de ses textes, Bataille dit que les larmes sont la dernière forme de communication. Je me mis à pleurer […] d’une manière sauvage ».

Le Mauricio Silvia de la première nouvelle a beau s’appeler L’Œil, Roberto Bolaño ne fait pas toujours usage de l’œil de mouche de l’amoureux ; dans « Le retour » (qui détourne habilement le sordide du sujet, le viol d’un cadavre, pour en faire un tableau mélancolique et désemparé), le narrateur écrit : « De toute ma vie jamais je n’avais été dans une maison comme celle-là. Elle semblait ancienne. Elle devait coûter une fortune. Question architecture, mes connaissances ne vont guère plus loin » (il confie aussi sa « vanité pour avoir été involontairement l’objet du désir de l’un des hommes les plus célèbres de France »).

Le lecteur jugera peut-être que Bolaño a eu raison de négliger la taille des fenêtres et a bien fait de choisir, dans un bon nombre de ses nouvelles, une écriture utilitaire, comme si elle était lasse et voulait s’effacer derrière son sujet trop amer, une écriture sans les images, les listes ou les grandes envolées qui font sa force. Dans une nouvelle consacrée au football, cette écriture entièrement au service du récit donne ceci : « Au match retour, sur notre terrain, les Italiens obtinrent le nul, zéro à zéro. Ce fut un des matchs les plus bizarres que j’aie joués au cours de ma vie. Tout sembla se dérouler au ralenti, et finalement les Italiens nous éliminèrent. Mais, de manière générale, ce fut une saison plutôt inoubliable. » Au lieu du bizarre et de l’inoubliable, le lecteur devra se contenter cette fois des mots qui les désignent. (Page 820, on trouve également : « Quand je cessai de parler je me tus » – à chacun de voir s’il s’agit d’une négligence des éditeurs ou d’un trait de génie pris de court. Philippe Ollé-Laprune a sans doute raison de parler d’un « sens du décousu », comme si « l’urgence d’écrire était plus importante que l’écriture même ».)

Roberto Bolaño, Œuvres complètes

Un de ses personnages essaie « d’échapper à la violence au risque même d’être pris pour un lâche, mais à la violence, à la véritable violence, personne ne peut échapper » ; un autre, à l’issue d’une « nuit décidément littéraire », comprend « pendant à peine une seconde le mystère de l’art, sa nature secrète » ; Roberto Bolaño est là pour présenter l’un à l’autre.

Grand-route des actes gratuits

Les déboires du vrai policier sont l’opus incertum de ce recueil, on y retrouve l’art de l’inachevé et du décousu évoqué à l’instant : la précipitation artistique de Bouvard et Pécuchet quand ils décident de tout briser, à l’imitation de René Just Haüy, le minéralogiste, pour reconstituer ensuite les morceaux et découvrir la beauté secrète du tout cachée dans ses parties. Il s’agit d’une œuvre posthume, ainsi que nous l’indique l’une des très rares et laconiques indications de l’éditeur ; c’est au lecteur de reconstituer les beaux fragments et de se contenter des restes : le lecteur étant, selon Bolaño, le policier qui cherche à mettre de l’ordre dans ses manuscrits.

Cette fois encore, Roberto Bolaño écrit pour se frotter à une certaine violence puis pour y échapper (il y parvient presque sans le vouloir : « Padilla les regarda avec un sourire qui se voulait ironique mais qui n’était que tendre », et plus loin : « La façon fine qu’avait sa fille de se montrer de mauvais poil l’enchantait ; on dirait une Brésilienne, pensa-t-il, heureux » : même la mauvaise humeur peut devenir une chanson interprétée avec la voix de Jobim). L’écriture classique avec intelligence et savoir-faire ne tarde pas à se déchirer, à se perforer pour se laisser traverser par des dialogues soudains, des images, des monologues, et encore une fois de grands jeux de listes débordant du cadre – par exemple page 1000 : « Pourquoi ai-je traduit les élisabéthains et non Isaac Babel ou Boris Pilniak ? […] Pourquoi ne me suis-je pas glissé comme la Petite Souris Maline entre les fers des Prix Lénine et des Prix Staline et des Coréennes Collectant des Signatures pour la Paix et n’ai-je pas découvert ce qu’il fallait découvrir, ce que seuls les aveugles ne voyaient pas ? Pourquoi n’ai-je pas dit les Russes les Chinois les Cubains sont en train de tout foirer lors d’une de ces réunions tellement sérieuses d’intellectuels de gauche ? […] De quoi culpabiliser alors ? De mon Gramsci, de mon situationnisme, de mon Kropotkine, qu’Oscar Wilde plaçait parmi les meilleurs hommes de la Terre ? ».

L’histoire de ce professeur d’université, veuf, séduit sur le tard par un jeune homme et puis par d’autres, débute à Barcelone et se poursuit en exil en Amérique (une sorte d’exil retour), quand l’institution découvre les peccadilles et décide de se défaire du pécheur, discrètement. Amalfitano quitte la Catalogne pour le Mexique : « le pays de Breton, d’Artaud et de Mayas » – un pays de fantasme, regardé dans un miroir tendu par quelques Français à plumes : le Mexique de fiction dont parle Ollé-Laprune.

Tant pis pour les déboires des uns et des autres (aucun personnage n’est laissé à l’abandon), il restera toujours pour Bolaño et son lecteur la littérature, ou, mieux que la littérature, d’inépuisables quantités de livres, d’inépuisables réserves de noms, de titres, de sous-titres, d’histoires, de styles et d’autres livres à l’intérieur des livres, prétextes à tous ces catalogues typiquement bolañesques qui semblent remplacer l’oxygène quand il lui fait défaut – page 1006, notamment, cette liste de poètes rangés par catégories dignes de Sei Shōnagon : « Celui que vous n’aimeriez pas avoir comme professeur de littérature / Celui qui jouerait le meilleur gangster à Hollywood / Celui avec qui vous aimeriez aller au cinéma » (réponse, pour cette catégorie : Elizabeth Bishop, Berrigan, Ted Hugues, José Emilio Pacheco). Le chapitre 20, intitulé « Ce qu’apprirent les étudiants », est un prétexte pour nous fournir sur un ton de prédicateur plusieurs définitions de ce que l’auteur perçoit être la littérature (« Un livre est un labyrinthe et un désert […] tout système d’écriture est une trahison […] près de chez elle [la véritable poésie] passe la grand-route des actes gratuits ») – définitions débarrassées de toute autorité définitive, sans doute grâce au provisoire, encore lui, dont Bolaño a su faire une force.

Ailleurs, on lit ceci, qui pourrait servir de devise ou de titre : « Heureusement que j’ai pu lire des milliers de livres. »


  1. Je le remercie pour ses lumières.

9/21/2020

Contre l’Université Par Ivan Segré


Le grand éclat de rire du philosophe

Contre l’Université
Par Ivan Segré

paru dans lundimatin#255, le 21 septembre 2020

« Et il ne servirait de rien de compter les suffrages pour suivre l’opinion garantie par le plus d’auteurs, car, s’il s’agit d’une question difficile, il est plus croyable que la vérité en a été découverte par un petit nombre plutôt que par beaucoup. »
René Descartes, Règles pour la direction de l’esprit

« Et - oui –
les baudruches des poètes proscripteurs
vipèrent, vespèrent et vitupèrent, grenouillent,
épistolent. »
Paul Celan, La Rose de personne (trad. Martine Broda)

Dans Le Monde du 30 mars 2020 est paru un texte d’Emmanuel Faye à propos de l’épidémie de coronavirus : « Critiquant l’analyse la plus noire de l’évolution politique de nos sociétés, le philosophe Emmanuel Faye répond, dans une tribune au Monde, à Giorgio Agamben, soulignant que ‘‘le nihilisme apocalyptique n’est jamais une fatalité’’ ». Je souscris pleinement à l’affirmation d’Emmanuel Faye : en effet, le nihilisme apocalyptique n’est jamais une fatalité. Enfin, presque jamais...

L’histoire que je vais vous raconter est vraie. Les documents dont je fais état sont tous publics, qu’ils se trouvent dans le commerce ou en bibliothèque. L’écrire est un acte.

* * *

Nous sommes à la fin du XXe siècle, à Paris. Je suis surveillant, plus exactement « tuteur pédagogique » dans un lycée confessionnel juif sous contrat, l’ENIO, situé Métro Vincennes. J’occupe une place stratégique, au quatrième étage, l’étage des Terminales, j’ai une chaise et une table dans le couloir, je surveille. Autrement dit je lis et j’écris, assis à ma table de travail, et lorsque des élèves font trop de bruit dans le couloir, et me dérangent, je leur enjoins de regagner leur classe. Et s’ils refusent, de faire moins de bruit. J’ai vingt-six ans, la vie est belle.

J’ai renoncé à rater de nouveau l’agrégation de philosophie. J’ai décidé de m’inscrire en DEA de littérature comparée. Mon sujet de recherche : le poème de Paul Celan. Je travaille sur la première section du recueil De Seuil en seuil. Je m’entends bien avec ma directrice de recherche. Elle me laisse tranquille. Pour obtenir le DEA, je dois passer en outre une UV (unité de valeur) d’ancien français, et une autre de mon choix. Je repère un intitulé qui m’intéresse : « Physique et métaphysique de l’amour ». Cela mêle littérature, philosophie et sciences humaines. Au terme de l’année universitaire, je remets mon mémoire sur Celan et soutiens ; cela se passe très bien, et j’envisage de faire une thèse de doctorat avec la professeure qui me laisse tranquille. Je me suis mis à l’allemand. J’ai même traduit une section entière d’un recueil de Celan encore inédit en français. J’ai bénéficié de l’aide d’un professeur d’allemand du lycée de l’ENIO. Un homme vraiment gentil, un peu égaré dans ce lycée juif massivement sépharade, dont environ 0,1% des élèves étudient l’allemand. (Ils font quasiment tous de l’hébreu et de l’anglais. Seuls ceux qui ont une troisième langue, et n’ont pas choisi l’espagnol, apprennent l’allemand). Alors quand je lui ai dit que j’étais passionné d’allemand, mais que je ne l’avais jamais appris, un lien s’est noué. Une fois par semaine, nous nous retrouvions dans la cafétéria de la piscine municipale, à 100 mètres du Lycée, pour traduire ensemble des poèmes de Celan. C’était la belle vie. Mais à la fin de l’année, la direction m’a fait savoir qu’on ne me reprenait pas. Cela m’a rendu triste. J’aimais bien ce métier : « tuteur pédagogique ». Mais il paraît que je manquais d’autorité sur les élèves.

Je reviens à mon DEA. Outre le mémoire et l’UV d’ancien français, il y avait donc cette autre UV : « Physique et métaphysique de l’amour ». J’étais alors ébloui par Tolstoï, Guerre et paix surtout. J’écris une étude sur le roman : « Une soirée à l’opéra : un événement de la vie amoureuse de Natacha Rostov à l’épreuve de la psychanalyse ». C’est une étude littéraire et psychanalytique de la trahison de Natacha, lorsqu’elle quitte le Prince André, son fiancé, pour un autre, une espèce de beau gosse phallique sans consistance, qu’elle crût aimer, un instant. Cela se passe durant une soirée à l’opéra. Natacha est dans une loge avec Hélène, l’aristocrate vicieuse, dont le décolleté obsède singulièrement. Sur scène, un bouffon français, Duport, déchaîne les rires du public durant un intermède. Le serpent de la Genèse rôde. J’analyse l’amour trahi, la chute, l’abîme, la mort du prince André, puis le second amour de Natacha, avec « l’russe Bezukof », l’anti-Napoléon. Je me sers de Lacan comme référence théorique. J’adresse le devoir au professeur. Je ne le connais pas. Travaillant dans un lycée, je l’ai prévenu que je ne pouvais pas assister aux cours.

Je reçois un coup de téléphone. C’est le professeur. Il a lu mon devoir. Il est surpris. Il n’a pas l’habitude de lire des devoirs de cette qualité, m’explique-t-il, ni d’avoir des étudiants qui connaissent si bien la psychanalyse. Il dit qu’il pourrait me noter aussi bien 20/20, mais qu’il veut d’abord me voir. Nous prenons rendez-vous. Je suis ravi : « Il comprend Tolstoï, lui, c’est sûr. Et la psychanalyse. On va bien s’entendre. Peut-être que je ferais aussi bien de me mettre au russe et de faire une thèse sur Tolstoï avec lui ? » J’arrive à l’université, il me fait entrer dans son bureau, ou une salle, je ne me souviens plus, mais nous ne sommes que tous les deux, ça je m’en souviens. Il me fait assoir, s’assoit ; il sourit, je souris. Il m’observe. Quelques mots d’échange introductifs : « Où avez-vous étudié la psychanalyse ? Quels livres avez-vous lu ? ». Je ne sais pas trop quoi répondre. Ce n’est pas clair dans mon esprit. Je sens qu’il commence à s’énerver. Je me dis que m’inscrire en thèse sous sa direction n’est peut-être pas une si bonne idée. A l’évidence, il me soupçonne de n’être pas l’auteur de ce devoir, du moins il s’interroge. Il me dit : « Définissez-moi l’hystérie ». Je ne sais pas répondre. Je commence à douter moi-même : « Suis-je bien l’auteur de ce devoir ? » Puis je reprends mes esprits, car j’ai beau tourner les choses de tous les côtés, je dois m’y résoudre : j’en suis l’auteur. Donc s’il croit me prendre en faute, le problème est chez lui, pas chez moi. Je le regarde, et l’inspiration me vient : « Soit, je ne sais pas définir l’hystérie. Donc voici ce que je vous propose : je vous retourne la question, vous avancez une définition de l’hystérie, et à partir de celle-ci nous discutons ». Et c’est alors qu’il me dit : « Ici c’est moi qui pose les questions ». Aussitôt, j’ai su que mon projet de thèse, ma carrière universitaire, tout allait s’arrêter là. Je croyais être à l’université, je me réveillai dans un commissariat, sinon un tribunal d’inquisition. Bref, j’étais soumis à la « question ». Et en effet, tout s’est arrêté là. Un an plus tard, je partais étudier le Talmud en Israël. Nous sommes à l’été 2001.

* * *

Après avoir étudié deux ans le Talmud en Israël, je suis rentré en France, pour y étudier le Talmud. Mais un beau jour, printemps 2004, le rabbi dit à quelques-uns d’entre nous, qui avions un profil « intellectuel » : je vais vous envoyer à la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, passer une sorte d’oral, vous allez dire que vous étudiez le judaïsme, la culture juive, etc., et ainsi on devrait pouvoir bénéficier d’un petit soutien financier ». Le rabbi en question m’offrait un gîte dans un appartement que je partageais avec d’autres camarades talmudistes. C’était la moindre des choses de lui renvoyer l’ascenseur. Lors de l’oral, qui consistait en un entretien avec deux dames, elles m’expliquèrent qu’avec un tel profil, c’était dommage de ne pas faire une thèse, d’autant que la Fondation finançait des thèses, à hauteur de 1000 euros par mois sur trois ans. En 2004, 1000 euros par mois sur trois ans, c’est beaucoup d’argent. Je saisis la balle au bond : « Et sur quel sujet souhaiteriez-vous que je fasse une thèse ? » « C’est à vous de voir, un sujet qui a trait au judaïsme ». Cette bourse de thèse, c’était une aubaine. Je décide de mettre toutes les chances de mon côté : je me renseigne sur les professeurs qui dirigent les thèses des boursiers de la Fondation, et je vois rapidement émerger le nom de C.C., une philosophe qui travaille notamment sur Levinas. Ce sera ma directrice de thèse. Quant au sujet, ce n’est pas compliqué : cela portera sur les discours philosophiques qui ont pris Auschwitz pour objet. Mais auparavant, je dois passer un DEA de philosophie (ce qu’on appelle aujourd’hui un Master), m’explique la Fondation, et suivant la note obtenue au DEA, et le projet de thèse soumis, une commission pourra décider, ou non, de m’attribuer une bourse de thèse. Dit autrement, le deal est le suivant : il me faut obtenir 16/20 et le soutien de ma directrice de DEA, qui sera donc C.C.

Je m’entends bien avec C.C. Elle me laisse tranquille. Je me plonge d’abord dans les livres qui ont été consacrés à Heidegger dans les années 1980 : Derrida, Lacoue-Labarthe, Nancy, Lyotard. Mon choix s’arrête sur Lacoue-Labarthe : La Fiction du politique. Mais je lis aussi beaucoup d’autres choses, notamment sur le nazisme, les camps, les débats historiographiques, et aussi Jean-Claude Milner. Et par ailleurs je découvre Badiou. Et je lis Arendt, bien sûr. Et peu à peu, émerge un fil directeur, qui formera l’ossature de mon mémoire et comporte trois temps : 1. Que penser de la fameuse phrase de Heidegger relative à « la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz », laquelle « fabrication » serait « la même chose, quant à son essence », qu’une agriculture industrialisée, le blocus et la réduction de peuples à la famine, enfin la fabrication de l’arme atomique ? Est-elle scandaleuse et si oui où réside le scandale ? La thèse de Lacoue-Labarthe est que le scandale ne réside pas dans la mise au jour d’une essence en quelque sorte génocidaire de la technique, mais dans le silence de Heidegger sur l’extermination des juifs. 2. Les analyses d’Arendt dans Eichmann à Jérusalem y objectent, puisqu’elles prolongent et vérifient le bien-fondé du silence de Heidegger sur l’extermination des juifs. Ce que je mets au jour, en effet, c’est que sa critique du procès d’Eichmann consiste à donner une profondeur philosophique à l’argument de Servatius, l’avocat d’Eichmann, et que cette profondeur, elle la trouve dans la pensée de Heidegger sur le Ge-Stell, le dispositif technique, avec pour conséquence l’effacement de l’antisémitisme, devenu précisément anecdotique, et non essentiel, dans cette histoire. 3. Retour à la thèse de Lacoue-Labarthe qui, s’il pense également que l’abîme des camps touche au cœur de la question de la technique, se distingue toutefois de Arendt sur ce point crucial : il affirme le rôle essentiel, physique et métaphysique, de l’antisémitisme dans cette histoire, et il s’efforce donc de penser la relation d’Auschwitz avec la technique sans reconduire la forclusion heideggérienne du signifiant « juif ». Telle est la trame d’un mémoire de DEA qui s’intitule : Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?

C. C. en découvre les ébauches successives. Cela se passe très bien. Elle me laisse tranquille. Nous sommes en avril 2005. Je suis en train d’achever la rédaction de mon mémoire. J’entre dans la librairie Colbot, rue Richer. Et j’aperçois un gros livre bleu : Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie. Zut ! Voilà un livre de recherche sans doute important qui touche directement à mon sujet, et je vais en prendre connaissance alors que mon travail est quasiment achevé. Je dois soutenir en juin. Il me reste moins de deux mois. C’est toutefois suffisant pour lire ce gros ouvrage sur Heidegger et introduire l’apport qu’il est susceptible de représenter. Combien coûte la bête ? 25 euros. Bon, je vais tout de même feuilleter le livre avant de l’acheter. Je le feuillète. Puis je le repose. Manifestement, le type qui a écrit ce bouquin aurait mieux fait de ne pas l’écrire. Il se tourne en ridicule, tant ça saute aux yeux, rien qu’à parcourir quelques pages au hasard, qu’il ne comprend rien à Heidegger ; par endroit, ça en devient même embarrassant. Je salue le libraire, un ami, et je sors. Le ciel est bleu. La vie est belle.

Fin mai. La soutenance approche. C. C. me téléphone. Elle m’annonce que c’est Emmanuel Faye qui composera avec elle le jury de mon DEA. Emmanuel Faye, ce nom me dit quelque chose… Mais oui, c’est l’auteur du livre bleu ! Catastrophe ! Je retourne chez Colbot, j’achète le livre, le lis de bout en bout : une véritable épreuve. Je rappelle C. C. : « Chère Madame, avez-vous lu son livre sur Heidegger ? – Non. - Eh bien je vous en prie lisez-le d’urgence, parce que nous allons dans le mur ! - Bon, je le lis et vous rappelle ». Je suis rassuré : elle va lire et comprendre qu’il vaut mieux éviter cet énergumène, du moins si nous voulons avoir une discussion intéressante le jour de la soutenance. Quelques jours plus tard, elle me rappelle : « Non, je ne vois pas pourquoi vous vous inquiétez, votre approche et la sienne n’ont rien à voir, vous traitez des problèmes différents ». Elle ne veut rien entendre. En fait, elle n’entend rien. Je sens l’ombre de la malédiction universitaire s’abattre de nouveau sur moi. La date de la soutenance est fixée. J’adresse mon mémoire à Emmanuel Faye. Et je demande à un ami d’être présent le jour de la soutenance. Une soutenance de DEA est un examen public. Et je veux qu’il y ait un témoin. Il ne m’a pas échappé, en effet, à la lecture de son livre, qu’Emmanuel Faye n’est pas seulement un imbécile, c’est aussi un méchant homme. Et C. C., à l’évidence, n’est pas fiable.

* * *

Le jour de la soutenance arrive. Mon camarade est au rendez-vous, dans le bâtiment L de l’université Paris-X Nanterre. C. C. apparaît. Elle nous fait entrer dans la salle. Elle s’assoit à sa place, moi à la mienne, mon camarade à la sienne. Nous attendons Emmanuel Faye. Du moins c’est ce que nous croyons. Mais C. C., sans attendre, prend la parole, d’un ton à la fois très solennel et singulièrement pincé : « Emmanuel Faye ne viendra pas à votre soutenance, et il me charge de vous dire que s’il était venu, vous n’auriez pas eu votre DEA ». Je suis interloqué : est-ce une bonne ou mauvaise nouvelle pour moi ? J’observe C. C. Elle est décidément pincée. Je choisis de faire comme si de rien n’était. Que Faye dise ce qu’il veut, ou plutôt qu’il fasse dire ce qu’il veut, C. C. sait depuis le début de notre histoire que j’ai besoin d’obtenir 16/20 pour bénéficier d’une bourse de thèse. Donc jouons le jeu. Sur mon travail, elle n’a rien à dire. Elle est pincée, c’est tout. La soutenance se passe. Le couperet tombe : « Je vous note 14/20 ». Elle m’a laissé choir pour cette espèce de beau gosse phallique sans consistance. Mais il n’y aura pas, pour elle, de second amour.

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C. C. avait donc été chargée de me porter un coup de matraque sur la tête, tout en me faisant savoir que je devais m’estimer heureux, prendre mon os et disparaître, car Faye n’était pas loin, et il était susceptible de taper beaucoup plus fort. Le point faible de ce dispositif était toutefois le suivant : ils projetaient sur moi le type d’humanité dans lequel ils évoluaient. Appréciation malencontreuse. Comprenant que cette note, et le retournement de C. C., ruinaient tout espoir d’obtenir une bourse de thèse, je me rendis au secrétariat de philosophie, où je prétextai une exigence d’une institution quelconque pour obtenir l’échelle des notes du DEA de philosophie : j’ai la plus mauvaise note du DEA de philosophie de Nanterre, et je dispose maintenant d’un document officiel qui l’atteste. (En effet, c’est très conventionnel : 16/20, vous êtes un étudiant accepté en Thèse, 14/20, on vous suggère d’aller voir ailleurs). Ce document en poche, j’écris une lettre à la directrice du département de philosophie de Nanterre, Martine de Gaudemar. Et bien sûr, comme je ne suis pas naïf, ou plus, je l’adresse en copie conforme à Lacoue-Labarthe, Milner et Badiou. Je ne les connais pas, donc j’adresse la lettre à leurs universités respectives, Collège International de Philosophie, ENS, Université de Strasbourg. L’essentiel, c’est que soit inscrit sur la lettre que j’envoie à Gaudemar : « copie conforme à Lacoue-Labarthe, Badiou et Milner », et aussi, bien entendu, à C. C. et à Faye.

C’est une lettre de près de vingt pages, dans laquelle j’expose les tenants et les aboutissants de mon travail de recherche et bien sûr les conditions dans lesquelles il a été évalué [1]. Et à ce sujet je fais remarquer notamment trois choses : la première, c’est qu’un jury de DEA étant composé de deux membres, l’absence d’Emmanuel Faye a compromis le bon déroulement de cette soutenance, puisque mon droit de disposer, comme les autres étudiants, d’un jury, a ainsi été bafoué, ce qui, à l’évidence, constituait un vice de forme ; la seconde, c’est que C. C. ayant estimé que mon mémoire méritait 14/20, la présence d’Emmanuel Faye ne pouvait compromettre l’obtention du DEA, sauf à conclure qu’il avait estimé, pour sa part, que ce mémoire méritait moins de 6/20, auquel cas un tel écart d’appréciation justifiait d’autant plus l’intervention d’un troisième homme, ou femme, qui puisse composer un jury avec C. C. ; la troisième chose que je faisais remarquer, enfin, c’est que je craignais de devoir interpréter encore autrement : affirmant que sa présence à ma soutenance signifiait, comme par définition, que le DEA m’eût été refusé, fallait-il en conclure que madame C. C., si Emmanuel Faye avait été présent, n’eût pas voix au chapitre, sinon à titre d’exécutant ? (Et de fait, elle avait exécuté les ordres de Faye, explicites ou implicites, dans un style très eichmannien : administratif, pincé, avec une pointe de fierté morale, comme lorsqu’on a mis hors d’état de nuire un individu réputé dangereux).

Martine de Gaudemar m’a donné rendez-vous. Elle était manifestement très embarrassée par la copie conforme à Lacoue-Labarthe, Badiou et Milner. C’était la fin de l’année, il y avait une réunion des professeurs, l’un d’entre eux entrait toutes les cinq minutes dans le bureau : « Heu … Martine, on t’attend ». Le type me regardait : il se demandait ce qu’elle pouvait bien trouver de si important à me dire pour rester avec moi dans ce bureau alors qu’on l’attendait ailleurs. Les trois mousquetaires, de fait, n’avaient pas réagi. Peut-être n’avaient-ils pas même eu connaissance de ma lettre. Mais elle l’ignorait. Et c’est ce qu’elle cherchait à savoir. Je suis donc resté muet comme une carpe. Je compris vite qu’il n’était pas question de m’accorder une nouvelle soutenance. Il fallait seulement s’assurer que l’affaire ne fasse pas de bruit. Emmanuel Faye avait obtenu un franc succès médiatique avec son livre bleu. C’était le cheval gagnant de Paris 10, un peu comme le royaume du Portugal, au XVe siècle, était le cheval gagnant du Vatican, avec cette différence, toutefois, que les cruels navigateurs portugais faisaient preuve d’audace, franchissant les caps, tandis que Faye, lui, ne se risquait pas même à la soutenance de DEA d’un étudiant : il envoyait un subordonné. Dans cette configuration, ma seule arme était le silence. Je me sentais pousser des ailes. Celles d’une carpe, que je présageais farcie. Il n’y eut pas d’autre soutenance. Pas de réponse de Badiou, Milner ou Lacoue-Labarthe (ce dernier étant malade, appris-je plus tard). Pas de bourse de thèse non plus. Mais il y eut en revanche une thèse.

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Je décidai en effet d’écrire une thèse de doctorat avant de retourner vivre en Israël : La Réaction philosémite à l’épreuve de l’histoire juive. Daniel Bensaïd fut mon directeur de recherche. J’ai erré un temps, puis je me suis adressé à lui : je lui ai écrit un mail dans lequel j’expliquais que je n’étais pas d’accord avec lui (Bensaïd était antisioniste, moi sioniste), mais que je cherchais quelqu’un qui me juge sur la rigueur de mon travail et non sur des critères purement idéologiques. Il a répondu qu’il était d’accord de me rencontrer. Je l’ai retrouvé à la terrasse d’un café, Métro Parmentier. Il m’a regardé d’abord avec défiance. J’étais intimidé. J’ai baissé la tête, j’ai regardé ma tasse de café et je me suis concentré : je lui ai résumé mon parcours, mon travail de DEA, mon conflit avec Paris 10 et mon projet de thèse. J’ai relevé la tête. Il était complètement détendu. Nous sommes devenus amis.

La soutenance a eu lieu le 18 juin 2008 à l’ENS. Etaient membres du jury Daniel Bensaïd, mon directeur de thèse, Charles Alunni, Michaël Löwy et René Lévy, qui m’avait fait l’amitié de se joindre à nous. Alain Badiou présidait le jury. Il y avait dans la salle, entre autres, Eric Hazan, Michel Surya, Claude Birman, Jérôme Benarroch, et aussi le rabbi qui était à l’origine de toute cette histoire. C’était le plus à l’aise d’entre nous tous. Comme un poisson dans l’eau [2]. Ce fut un grand moment. J’obtins les Félicitations du jury, et Löwy précisa même, avec un sourire : « à l’unanimité ». Badiou avait omis de le dire. Et Löwy tenait à le préciser, car durant l’échange, il avait paru contesté le bien-fondé d’un chapitre crucial, celui concernant Arendt, intitulé : « Une disciple de Heidegger ». Löwy avait manifesté un certain scepticisme : « Votre analyse est très contestable ». Mais Badiou, intervenant en dernier, l’a indirectement recadré, en disant tout le bien qu’il pensait de ce chapitre. Et il a aussi fait un vibrant éloge du travail introductif sur Tolstoï. Parce qu’en effet, le prologue de ma thèse, c’est l’histoire du devoir sur Tolstoï que je n’ai pas écrit, accompagné du devoir lui-même dont je n’étais pas l’auteur. Bref, on a pu vérifier le mot de Lacan ce jour-là : « les choses sont faites de drôlerie ». Surya emporta un exemplaire de la thèse. Et je suis retourné en Israël, où je vivais depuis 2007.

Mais après l’été, Daniel Bensaïd me contacta ; il y avait un problème : l’université de Paris 8 refusait de valider la soutenance. Il y avait eu un vice de forme. En effet, l’université n’avait pas accordé l’autorisation de soutenir. Or c’est la procédure : avant une soutenance, on adresse à l’université les deux pré-rapports qui attestent la valeur scientifique du travail, et alors l’université valide, et la soutenance peut avoir lieu. C’est en règle générale une simple formalité administrative. Aussi, ne recevant pas ce papier, Bensaïd avait pensé que c’était dû à la poste, (le facteur avait peut-être été retenu sur une barricade). Mais non, c’était un acte délibéré de l’université : il s’agissait d’empêcher cette soutenance. Conséquence : rien n’avait eu lieu le 18 juin 2008, du moins rien qui ait une valeur légale. Bensaïd était remonté : il n’avait pas l’intention d’avaler le morceau. Il se mit en ordre de bataille. L’université craignait que cette thèse produise quelques vagues, eh bien, il leur promettait un tsunami si elle n’était pas validée. Des tractations eurent lieu, une négociation en bonne et due forme, et Bensaïd ne céda sur rien. J’étais en Israël, il m’appela au téléphone : « J’ai évidemment refusé qu’on retire la partie qui concerne ton DEA à Paris 10, mais ils sont prêts à valider la thèse sous cette condition : on fait basculer la partie ‘‘scandaleuse’’ dans une Annexe, et on refait une soutenance fictive, à laquelle tu n’auras pas besoin d’assister. Qu’en penses-tu ? – C’est parfait. - Alors on fait comme ça, salut. – Daniel ! – Oui ? – Merci. ». Hélas, Daniel fut hospitalisé, et cette fois il n’en revint pas. J’appelais à l’aide. Mais Badiou avait regagné l’Aventin. La tête au-dessus des nuages, il observait les étoiles. Ma thèse n’était pas validée par l’université. Mon directeur de recherche n’était plus de ce monde. J’étais seul. Je songeai partir au front, défaire les armées napoléoniennes, une guematria en poche…

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Ne dramatisons pas. Stéphane Douailler de Paris 8 pris le relai, et Badiou coopéra de son mieux. Le 18 mars 2011 un accord était scellé avec l’université. Il ne me restait plus qu’à réunir un certain nombre de documents, comme le rapport du jury, et il y eut quelques méandres administratifs dont je n’ai plus souvenir. Toujours est-il qu’en septembre 2013 je pus retirer mon diplôme de doctorat. Entre-temps, heureusement, en mai 2009, ma thèse était parue aux éditions Lignes en deux livres : Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?, préfacé par Alain Badiou, et La Réaction philosémite. Michel Surya, en effet, n’a jamais demandé à personne l’autorisation de publier un livre. Certains le lui ont reproché plus tard, mais c’est une autre histoire, dans laquelle je n’entrerai pas ici.

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Depuis 2013, j’ai écrit d’autres livres, sept exactement, et beaucoup d’articles : sur le judaïsme biblique, talmudique, médiéval, sur Spinoza, sur la philosophie contemporaine, sur le sionisme, sur l’esclavage, et sur bien d’autres choses encore ; j’ai participé à des colloques universitaires à Paris, Nantes, Barcelone, Berlin, Venise, Bruxelles, Jérusalem. Mais je n’obtiens pas la qualification, sans laquelle vous ne pouvez pas candidater à un poste universitaire, excepté celui d’Ater, le plus souvent réservé aux doctorants, quand ce n’est pas à la petite copine de tel professeur, sinon à sa cousine germaine. De fait, je n’ai jamais été chargé du moindre cours à l’université. Je n’ai pas la formation philosophique requise, m’explique-t-on, ni suffisamment de publications académiques. Les portes de l’université me sont donc fermées, ne s’ouvrant que ponctuellement, pour intervenir dans un séminaire ou un colloque, à titre personnel en quelque sorte, et gracieux. C’est ainsi que je suis intervenu par exemple dans le séminaire de philosophie d’Alain Badiou. Pendant ce temps, Emmanuel Faye, le cheval gagnant, a poursuivi son ascension académique. Il est aujourd’hui Professeur à l’université de Rouen. Il a publié trois livres : un premier sur l’humanisme depuis la Renaissance jusqu’à Descartes (1998), où son propos consiste à situer la philosophie ailleurs que dans la métaphysique, à laquelle, en effet, il ne comprend rien ; puis son livre bleu de 2005, où il explore avec une souveraine inconscience le sens des mots « j’peux pas comprendre » (en allemand « Kannitverstan ») ; enfin un troisième livre paru en 2016 : Arendt et Heidegger. Tiens, ça me rappelle quelque chose…

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Sur la page Wikipedia consacré à Emmanuel Faye, je lis : « En 2016, il a publié une étude sur Arendt et Heidegger, dans laquelle il soutient que Hannah Arendt ‘‘développe une vision heideggérienne de la modernité’’ ». Et la fiche Wikipedia signale d’emblée le succès médiatique de ce troisième opus : « Pour les présentations et discussions de l’ouvrage, on peut se reporter aux articles de Roger-Pol Droit dans Le Point, de Nicolas Weill dans Le Monde et de Olivier Mialet dans Les Inrockuptibles ». Ces journalistes se sont donc intéressés à ce qu’Emmanuel Faye pouvait écrire au sujet de l’influence de Heidegger sur Arendt. Mais donnons plutôt la parole à Emmanuel Faye. Il a publié un article dans la Revue d’histoire de la Shoah, « Arendt, Heidegger et le ‘‘déluge’’ d’Auschwitz [3] », dans lequel il résume les thèses de son livre ; il y écrit notamment : « Nous avons en effet entrepris d’analyser en quels termes proches de Heidegger Arendt décrit l’action exterminatrice des nationaux-socialistes tout à la fois comme un révélateur de la modernité et un processus fonctionnel et technique sans intentionnalité génocidaire, susceptible à ce titre de se reproduire à tout moment ». C’est un peu ce que j’ai expliqué dans mon mémoire, à ceci près que Faye est décidément un mauvais élève, à moins que ce ne soit délibéré : tandis que je démontre que l’enjeu d’Eichmann à Jérusalem est de renvoyer l’antisémitisme dans l’anecdote, lui n’a cure de cette question, sa critique portant sur la réduction d’Auschwitz à « un processus fonctionnel et technique sans intentionnalité génocidaire ». Or, en ces matières, il importe d’être rigoureux et précis : analysant « l’action exterminatrice des nationaux-socialistes », Arendt ne conteste pas la dimension « génocidaire », elle conteste que la politique nazie d’extermination ait visé les Juifs plutôt que les malades mentaux, ou même les Allemands en général. Et c’est précisément en cela qu’elle prolonge Heidegger, lequel, dans sa fameuse phrase, où il risque une analogie entre chambres à gaz et agriculture industrialisée, ne conteste pas la dimension « génocidaire », puisqu’il évoque également l’arme atomique et le blocus réduisant des peuples à la famine, il conteste que cette dimension « génocidaire », effet selon lui de l’arraisonnement de l’être par la technique, ait visé principalement les juifs, d’où son omission constante, déterminée, entêtée du signifiant « juif » ; et d’où l’importance cruciale, aux yeux de certains, de la rencontre entre Celan et Heidegger et de la phrase écrite par le poète sur le livre des hôtes du philosophe ex-nazi : « Dans le livre de la cabane, avec un regard sur l’étoile du puits, avec, dans le cœur, l’espoir d’un mot à venir. Le 25 juillet 1967. Paul Celan » ; et d’où, enfin, l’intérêt à mes yeux de « la thèse » de Lacoue-Labarthe, qui consiste précisément à formuler ce qu’aurait pu être « le mot à venir » que Heidegger n’a pas eu la grandeur de prononcer. Et à cette lumière, celle qui a orienté ma propre réflexion, l’intervention de Faye n’a donc consisté en rien d’autre que ceci : obscurcir le « regard sur l’étoile du puits » ; pire : l’anéantir. Je mets la chose en évidence pages 70-71 de Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ? :

Une fois posé qu’est irrecevable l’identité d’essence entre une agriculture industrialisée et la réduction de peuples à la famine, reste à relever, dans le propos de Heidegger, son déni de la singularité, ou de l’« irréductible spécificité » de l’extermination d’êtres humains dans les chambres à gaz, laquelle extermination est en effet incommensurable à la réduction de pays à la famine ou à l’usage de l’arme nucléaire, aussi meurtrière soient ces politiques, et ce pour la simple raison que les chambres à gaz n’étaient ni un moyen de pression politique, ni une arme, mais une pure et simple « fabrication de cadavres » au moyen de laquelle, pour l’essentiel, il s’agissait d’exterminer les juifs, et que cela, Heidegger ne le mentionne pas, pas plus qu’Emmanuel Faye ne mentionne, dans son commentaire des deux occurrences des camps d’anéantissement dans le texte de Heidegger, que Heidegger ne le mentionne pas. Est-ce à dire que l’omission de Heidegger se perpétue dans le commentaire d’Emmanuel Faye ? Emmanuel Faye. L’introduction de la farce dans la tragédie.

C’est donc la raison pour laquelle Bensaïd, antisioniste, et moi-même, sioniste, avons noué une alliance ; et c’est donc pourquoi il n’était pas question pour lui de céder à l’injonction de supprimer « la partie sur le DEA à Paris 10 » ; autrement dit, il n’était pas question pour lui de prolonger sur le mode bouffon le tragique silence de Heidegger. C’était pour lui une question d’honneur, en hébreu : כבוד. Que certains méditent…

Quant à l’absence d’ « intentionnalité », s’il s’agit d’en faire un argument spécifiquement heideggérien, alors c’est toute l’école fonctionnaliste qui basculerait, à suivre Faye, dans le « nazisme ». Et de fait, c’est bien le déplacement qu’il s’est évertué à opérer, quitte à passer sur le corps de quiconque entraverait sa route : la faute de Heidegger n’a pas consisté, comme le soutenait Lacoue-Labarthe, a passé sous silence l’extermination des juifs, elle a consisté à analyser le génocide en termes de « fonctionnalité » plutôt que d’ « intentionnalité ». C’est que Faye, apparemment, ignore que dès les années 1960 les expériences de Stanley Milgram ont montré que pour faire un criminel, comme pour adopter une posture phallique, « l’intentionnalité » n’est pas nécessaire, la « fonctionnalité » suffit. Illustrons la chose par un exemple : il y a un registre intentionnel, lorsque Faye fait savoir à C. C. qu’il convient de se débarrasser de cet étudiant, et il y a un registre fonctionnel, lorsque C. C. envoie la décharge électrique. (Et quant à départager les responsabilités de l’un et l’autre dans une telle configuration, c’est notamment l’objet d’un extraordinaire développement talmudique au traité Kidoushin pages 42b-43a. Mais de fait, pour ce que j’en sais, tous les développements talmudiques sont extraordinaires). Bref, il n’est pas une phrase d’Emmanuel Faye, dans n’importe lequel de ses livres ou articles, qui, analysée minimalement, ne mette au jour sa nullité essentielle et, pire, sa profonde ambiguïté. C’est pourtant Faye qui écrit dans la Revue d’histoire de la Shoah, et non moi. Pour le comprendre, lisez La Réaction philosémite (Lignes, 2009).

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Mais après tout, Emmanuel Faye a le droit d’être nul et ambigu, et la rédaction de la Revue d’histoire de la Shoah, comme les journalistes du Monde, du Point ou des Inrockuptibles ont le droit de ne pas être au courant. Les questions dont j’ai traité dans ce mémoire de DEA, en effet, ne sont pas à la portée de tout le monde. Ce qui est beaucoup moins acceptable, en revanche, c’est qu’en 2005, confronté à un DEA qui met au jour ce que l’analyse d’Arendt dans Eichmann à Jérusalem doit à Heidegger, Faye décide sciemment de ruiner le travail d’un étudiant pour, plus de dix ans après, en 2016, entreprendre « d’analyser en quels termes proches de Heidegger Arendt décrit l’action exterminatrice des nationaux-socialistes ». Et il a pressé le citron. En 2019, il co-dirige un ouvrage collectif : Hanna Arendt, la Révolution et les Droits de l’Homme (Kimé). Sur le site Nonfiction. Le quotidien des livres et des idées, Olivier Fressard en propose une recension : « Cet ouvrage collectif, emmené par le philosophe Emmanuel Faye […] prolonge et complète l’ouvrage que le même auteur a déjà consacré à la dette d’Arendt à l’égard de Heidegger, qui faisait de la première une disciple zélée du maître, préoccupée d’en promouvoir la pensée de manière voilée ». Alors bien sûr, il n’y a rien de comparable entre mon analyse et celle de Faye, puisque je poursuis le fil d’une pensée dont il n’a pas la moindre idée, et que je m’en tiens à Eichmann à Jérusalem, tandis que la critique de Faye finit par embrasser les œuvres complètes d’Arendt. Et j’ajoute que je suis très heureux de ne pas apparaître dans les notes de bas de pages de ses livres, d’autant plus que les rares personnes qui mentionnent mon livre sur Auschwitz en note de bas de page le font de telle manière que je m’en passerais bien. Ainsi Elisabeth Roudinesco, dans le 5e chapitre de son livre Retour sur la question juive (Seuil, 2016), évoquant la singularité antisémite d’Auschwitz, croit utile de préciser en note (note n°9) : « À cet égard je ne partage pas les analyses d’Ivan Segré, qui nie cette singularité, laquelle relèverait, selon lui, d’une conception dite ‘‘juive’’ de l’histoire de la destruction des Juifs. Cf. Ivan Segré, Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?, Paris, Lignes ». Petit exercice pour psychanalyste : veuillez dépêtrer, dans cette phrase, ce qui relève plutôt de la vicieuse diffamation, par différence avec ce qui relève plutôt de l’imbécilité heureuse. Je reviens à Faye : l’ascension académique et médiatique de cet énergumène est révélatrice d’un marasme généralisé, au regard duquel l’épidémie de coronavirus pourrait s’avérer très anecdotique.

En 2005, alors que j’ignorais tout de son livre à paraître sur Heidegger, mon mémoire constituait de fait, pour lui, une redoutable objection, à savoir qu’à le suivre, Arendt également était coupable d’avoir introduit le nazisme dans la philosophie. Et en 2009, lorsque mon mémoire parut aux éditions Lignes, je mettais donc les points sur les « i » dans une sorte d’intermezzo bouffon, assignant à Faye le rôle de Duport dans le roman de Tolstoï. J’y écrivais notamment ceci :

Selon Emmanuel Faye, il est « insensé » de rapporter les chambres à gaz, de les « associer à l’une des manifestations les plus banalisées de la technicisation de l’existence, à savoir la transformation de l’agriculture en industrie d’alimentation motorisée ». Mais surtout, le « caractère insensé de cette affirmation » prend sa véritable dimension du fait que Heidegger « assimile le meurtre programmé de millions d’êtres humains à une industrie destinée à fabriquer des cadavres, comme si les SS avaient eu l’intention de produire mécaniquement des cadavres comme on fabrique du sucre » ; d’où il conclut au nazisme avéré du philosophe qui perpétue, dans sa phrase, « la déshumanisation par le nazisme des victimes ». Donc ou bien Emmanuel Faye ignore qu’Arendt « assimile le meurtre programmé de millions d’êtres humains à une industrie destinée à fabriquer des cadavres », ou bien il juge qu’Arendt, à l’instar de Heidegger, s’est exclue elle-même de la philosophie. Le lecteur est dans l’expectative. (Qu’appelle-t-on penser Auschwitz ?, op. cit., p. 66).

Après dix ans de réflexion, Emmanuel Faye s’est donc lancé : oui, répond-il, Arendt, disciple de Heidegger, s’est exclue elle-même de la philosophie, non seulement en écrivant Eichmann à Jérusalem, mais du fait de ses œuvres complètes… Autrement dit, après avoir réduit Descartes à une sorte d’intentionnalité libérale et parlementaire, de sorte que sa philosophie lui devienne accessible, puis avoir écrit Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, livre qui confirme la nullité de l’auteur et signale en outre une détestation profonde, inquisitrice, goebbelsienne, dirais-je, de toute métaphysique, intervient le troisième tome d’une entreprise décidément singulière : Arendt. L’introduction du nazisme dans la philosophie. Je n’ose imaginer l’état de délabrement physique et métaphysique des étudiants de l’université de Rouen qui auront eu le malheur de suivre ses cours. Car, qu’il touche à Descartes, à Heidegger ou à Arendt, le résultat est irréversiblement le même, si bien que dans son cas, il faut s’y résoudre : le nihilisme apocalyptique est une fatalité.

* * *

Je voudrais pour conclure cette histoire, nonobstant le différend qui nous oppose aujourd’hui, exprimer ma profonde gratitude à Alain Badiou, non pour avoir présidé ma vraie-fausse soutenance de thèse, non plus que pour m’avoir invité à prendre la parole dans le plus prestigieux séminaire de philosophie en France, ni même pour avoir préfacé mon premier livre, tiré du fameux mémoire, non, pour autre chose, qui nous lie plus intimement, plus essentiellement encore : son grand éclat de rire, le jour de la soutenance, lorsque j’ai prononcé le nom d’Emmanuel Faye. Dans ce grand éclat de rire se niche en effet ce qui, notamment depuis Kierkegaard, s’appelle : le sérieux.

[1Pour ceux que cela intéresse, la lettre figure dans ma thèse de doctorat, consultable à la bibliothèque de Paris 8, dans la version remaniée par Daniel Bensaïd (voir infra) : la lettre devrait donc se trouver en Annexe.

[2A tel point que plusieurs années après, lorsqu’Eric Hazan se remémore cette soutenance, il situe le rabbi non pas dans la salle, mais dans le jury ! Voir son intervention sur cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=fV5MQHldBLQ&t=160s

[3Article disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2017-2-page-97.htm 

 

 

https://lundi.am/lundimatin-cette-semaine-475



Évolution du SARS-CoV-2 : mise à jour septembre 2020

 

 

Évolution du SARS-CoV-2 : mise à jour septembre 2020

Hélène Banoun, septembre 2020

 

RÉSUMÉ

Dans un article datant de fin juin, j'essayais d'expliquer la perte de virulence apparente du SARS-CoV-2 par l'évolution du virus.

Je rapporte ici les nouvelles observations qui viennent confirmer l'atténuation actuelle de la virulence du SARS-CoV-2.

Je proposais que l'évolution du SARS-CoV-2 pouvait être mise en relation avec le système immunitaire de son hôte. Cette hypothèse était fondée sur l'étude comparée de l'immunité cellulaire chez les personnes malades sévères de la Covid et chez les pauci ou asypmtomatiques d'une part et d'autre part sur la mise en évidence d'une possible immunité croisée avec les HCoV (coronavirus de rhumes banals).

J'essaye ici de recenser les mutations apparues depuis le début de la pandémie : quel rôle pourraient-elles avoir joué dans l'évolution temporelle de la pandémie (que ces mutations puissent ou non être mises en rapport avec le système immunitaire de l'hôte).

Des mutations importantes du point de vue évolutif sont apparues dans les gènes codant des protéines qui interagissent avec le système immunitaire de l'hôte. Une des principales mutations (dans la polymérase virale) est logiquement associée à une plus grande fréquence de mutations dans tout le génome. Cette fréquence fluctue au fil du temps et montre un pic au moment où l'épidémie a été la plus active. Ces deux phénomènes liés pourraient donc en partie expliquer l'évolution vers un phénotype bénin du SARS-CoV-2.

Hélène Banoun, https://www.researchgate.net/profile/Helene_Banoun PhD,

Pharmacien biologiste
Ancien Chargé de Recherches INSERM
Ancien Interne des Hôpitaux de Paris

 

Déclin de l'épidémie

Il devient de plus en plus évident que le virus est devenu moins pathogène depuis le pic de l'épidémie, comme c'était le cas pour le le SARS-CoV-1 qui avait commencé sa course en novembre 2003 et pour lequel l'épidémie avait été déclarée terminée fin juin 2004 (avec quelques rares cas bénins retrouvés jusqu'en janvier 2004), Freymuth et al., 2009.

La comparaison des courbes de cas positifs retrouvés par PCR et les courbes d'hospitalisations et de décès dus à la Covid-19 aussi bien en France que dans les autres pays européens (courbes ci-dessous pour la France fournies par Santé Publique France, figures 1, 2 et 3) l'exprime clairement : malgré la remontée du pourcentage de cas positifs (et de leur nombre absolu), on n'observe pas de remontées des hospitalisations ni des décès.

De plus les laboratoires de biologie sont amenés à effectuer de plus en plus de cycles d'amplification pour trouver un signal positif en PCR : jusqu'à 50 cycles en août 2020, alors qu'au pic épidémique 10 à 15 cycles suffisaient (communication personnelle de biologistes hospitaliers français). Ce Ct ne détecte que des morceaux d'ARN viral non infectieux (au dessus de 35 cycles, les isolats sont incapables d'infecter des cellules en culture (Bullard et al ., 2020 ; IMEA, 2020 ; La Scola et al., 2020 ; Liu R. et al., 2020 ; Lu J. et al., 2020).

 

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De nombreuses voix de médecins ayant soigné les Covid sont venues s'ajouter à celles citées fin juin pour réaffirmer que le virus semblait avoir beaucoup perdu de son pouvoir pathogène (Remuzzi G., 2020, Tarro G, 2020; Vernazza P., 2020, Lass Y., 2020, Freund Y., 2020, Parola B., 2020, Toussaint JF, 2020, De Benito L., 2020 ).

Comme proposé dans la conclusion de l'article précédent, les virologistes allemands Ulf Dittmer et Christian Drosten pensent que le SARS-CoV-2 pourrait se transformer en virus de rhume banal (Dittmer et Drosten, 2020).

 

IMMUNITÉ CROISÉE ENTRE SARS-CoV-2 ET HCoVs

Depuis la parution de mon article début juillet sur l'évolution du SARS-CoV-2 face au système immunitaire de son hôte (Banoun,2020), de nombreuses études ont été publiées concernant l'évolution du virus. J'essaye ici d'en faire une recension en abordant aussi l'évolution non guidée apparemment par le système immunitaire.

L'existence d'une immunité croisée entre rhumes banals et Covid-19 est maintenant établie (pour une revue voir Banoun, 2020-2). Cette immunité est dirigée logiquement contre des antigènes communs à tous les coronavirus et non contre les antigènes spécifiques du SARS-CoV-2. Ces antigènes communs sont retrouvés sur les protéines structurales N, M et Spike et aussi sur les protéines non structurales (dont les enzymes de réplication de l'ARN viral). Je n'ai pas assez insisté précédemment sur les différences observées dans l'immunité cellulaire développée par les malades sévères de la Covid et celle opérant certainement par immunité croisée chez les personnes non exposées (et chez les asymptomatiques). Par exemple, Grifoni et al . trouvent des spécificités différentes entre exposés et non exposés pour les épitopes de réactivité du SARS2 : les non exposés ont préférentiellement (par rapport aux exposés) des réactivités envers les protéines d'ORF1 (open reading frame = zone du génome qui code pour de nombreuses protéines se chevauchant) alors que les exposés reconnaissent les protéines structurales ; Mateus et al., de la même équipe, confirment ces travaux : les épitopes de M (la protéine de membrane) ne sont pas reconnus par les non exposés, alors qu'ils le sont de façon robuste chez les cas de Covid (CD4+). Li et al ., en 2008, n'avait pas retrouvé non plus le même type de réponse cellulaire selon la gravité de la maladie (SARS).

Les protéines non structurales (NSP) sont très conservées parmi les coronavirus. Pour Le Bert et al.(Singapour), les individus exposés mais non infectés développeraient une immunité cellulaire envers les NSP (protéines non structurales intervenant dans la réplication de l'ARN viral), en particulier la NSP1 (codée par la région Orf1). En effet cette protéine est indispensable à la réplication du virus, elle est donc exprimée en premier. Par conséquent, les cellules T spécifiques de l'ORF1 pourraient hypothétiquement interrompre la production virale en lysant les cellules infectées par le SRAS-CoV-2 avant la formation de virions matures. La Nsp1 (codée par l'Orf1) intervient dans l'évasion au système immunitaire de l'hôte (elle bloque l'immunité innée et la synthèse des interférons), Thoms M. et al., 2020.

En revanche, chez les patients atteints de COVID-19 et de SRAS1, la protéine NP (de nucléocapside), qui est produite en abondance dans les cellules sécrétant des virions matures, devrait entraîner une stimulation préférentielle des cellules T spécifiques de la NP.

 

ÉVOLUTION DU VIRUS

Comme discuté il y a deux mois, il semble que l'émergence du virus date de la fin de l'été 2019 en Chine et que celui-ci ait pénétré dès octobre 2019 (ou plus tôt?) en Occident. Des syndromes évoquant la Covid seraient apparus en Chine dès l'été 2019 et en Europe dès l'automne 2019. Ceci est à nouveau suggéré par Li Y. et al., 2020, qui se fondent sur l'analyse des mutations ; ils affirment en outre que l'évolution du virus peut rendre compte de l'évolution dans la transmissibilité et l'effet pathogène et que les virus des différents pays sont en constante mutation. Comme déjà noté, Van Dorf et al. indiquent que la maladie s'est répandue dans le monde entier probablement dès le début de la pandémie (Van Dorf et al., 2020). Chaw et al., 2020, pensent également que le SARS-CoV-2 a circulé de façon cryptique bien avant la flambée épidémique de fin 2019 en Chine, Gambaro F et al. disent la même chose pour la France. Nous avons vu que les Jeux Militaires de Wuhan en octobre 2019 (Gouv.fr) ont pu favoriser la diffusion mondiale du virus de même que les Jeux Olympiques de la Jeunesse de Lausanne en janvier 2020. Des médecins ont repéré à l'automne 2019 des pneumonies atypiques qui pourraient évoquer des Covid précoces (Dr Michel Schmitt, Colmar par exemple, Schmitt M., 2020).

Une hypothèse sur l'origine du SARS-CoV-2 propose qu'il dérive d'un virus apparu dans une mine en Chine en 2012, recueilli en laboratoire et qui pourrait s'en être échappé lors de manipulations en 2018 ou 2019 (Latham and Wilson, 2020). Cette hypothèse pourrait rendre compte de cette circulation du virus avant toute détection d'épidémie, pendant cette période précoce le virus aurait pu subir des mutations non détectées.

Pourquoi le pic visible s'est-il étalé seulement de décembre à février en Chine et de début mars à fin avril en France? Par exemple, l'IHU de Marseille qui a commencé à tester en masse fin janvier n'a observé les premiers cas positifs que fin février 2020 (IHU, 2020). Les mesures sanitaires de confinement prises bien après ces dates ne peuvent donc expliquer l'évolution de la pandémie (fin janvier en Chine et mi-mars en Europe) ; l'épidémie a commencé fin février en France, le pic a été atteint fin mars et son déclin date de fin avril. On manquerait donc d'archives de la période précoce de la pandémie et les mutations apparues pendant cette période sont passées inaperçues. De plus, seules quelques dizaines de milliers de séquences ont été analysées sur les 25 millions de cas supposés de Covid-19. Sur les presque 100 000 séquences publiées (Gisaid) une minorité a été analysée du point de vue de leur signification biologique et évolutive. Ces séquences analysées ont été collectées en majorité pendant le pic épidémique (entre décembre 2019 et mars 2020) . Il faudra donc suivre dans les mois qui viennent les publications sur les séquences isolées en phase tardive et plus particulièrement à la fin de l'été où on note une augmentation des « cas positifs » par PCR : pourra-t-on extraire quelques séquences de ces patients asymptomatiques avec des PCR positives au dessus de 35 cycles ? Pourra-t-on y caractériser des mutations spécifiques de cette phase bénigne ?

Les mutations sont étudiées sur les séquence extraites des malades sévères à l'hôpital dans leur immense majorité (Gambaro F et al., 2020), d'ailleurs en ce moment, où ces malades deviennent rares, presque plus de séquences ne sont analysées (Covid-19 Galaxy Project : la courbe en fonction du temps montre que le nombre des séquences étudiées d'un point de vue évolutionniste diminue rapidement après le pic épidémique). Une publication chinoise montre que chez les personnes jeunes testées à nouveau positives après avoir été guéries, il a été impossible d'extraire une séquence complète de virus ou d'infecter des cellules en culture. Ceci suggère que l'ARN retrouvé par PCR est fortement dégradé, ces personnes avaient des symptômes modérés lorsqu'elles ont été re-testées positives. L'épidémie de cas positifs en cette fin d'été pourrait donc être due à la présence chez des jeunes d'ARN dégradé toujours présent après une infection ancienne (Lu J. et al., 2020). Ces formes atténuées du virus n'ont pas été séquencées car non isolées, ceci peut expliquer qu'on passe à côté de la caractérisation des mutations responsables de l'atténuation.

Quelles sont les principales mutations retrouvées sur le SARS-CoV-2 par rapport à la première séquence chinoise publiée datant de décembre 2019 ? Les séquences du virus établies par les laboratoires de recherche du monde entier sont déposées dans la base de données GISAID du John Hopkins Institut et sont en accès libre pour les chercheurs. Fin août 2020, plus de 92 000 séquences ont été déposées, toutes ne sont pas exploitables car soit non complètes soit incohérentes:il semblent que 25 à 30 000 séquences soient exploitables.

 

Délétions

En avril 2020 , une équipe en Arizona (Holland et al., mai 2020 ) a retrouvé une délétion dans la région Orf7 par rapport aux séquences décryptées au début de l'épidémie à Wuhan. Cette délétion a été retrouvée à partir d'un pool de séquences prélevées en phase tardive en Arizona. Elle concerne 81 nucléotides et 27 aminés correspondants dans une région qui pourrait être importante pour l'adaptation du virus à l'homme (car proche de la région Orf8 repérée en 2003 pour le SARS- CoV-1, équipe de Drosten, Muth D et al., 2018)

À nouveau en avril 2020, une équipe de Singapour a retrouvé en phase tardive de l'épidémie une délétion de 382 nucléotides dans la région Orf8 (cette délétion a été retrouvée fin février 2020 à Singapour ce qui correspond à la phase tardive pour l'Asie) (Young BE et al., 2020). Les auteurs suggèrent également que la délétion majeure révélée dans cette étude pourrait conduire à un phénotype atténué du SRAS-CoV-2. Cette mutation a ensuite disparu après mars 2020. Les patients hospitalisés porteurs de cette mutation ont eu des Covid moins sévères que les autres ne la portant pas. Le relargage de cytokines était moins important chez eux. La région Orf8 interviendrait dans l'évasion immunitaire en régulant à la baisse les molécules du CMH-I.
Les patients porteurs de cette délétion dans le virus ont des réponses cellulaires T meilleures et une production plus importante d'interféron gamma. Les protéines produites par Orf8 sont très fortement immunogènes et induisent la synthèse précoce d'anticorps pendant la maladie. L'absence de ces protéines chez les patients porteurs de la mutation pourrait expliquer la moindre réaction inflammatoire.

Il n'est pas apparu clairement si ce variant modifie ou non la capacité de réplication du virus. Cette délétion n'est pas reliée au clade contenant la mutation D614G de la protéine spike de surface, qui pourrait être responsable d'une plus grande transmissibilité.

Ce type de mutation délétère pour le virus pourrait être dû à un effet de bottleneck (goulet d'étranglement) comme le suggèrent Wang D. et al. La comparaison de 66 variants intra-hôte identifiés a montré une faible distance génétique virale entre les patients d'un même foyer et un goulot d'étranglement étroit de la transmission. Malgré la coexistence de virus génétiquement distincts au sein d'un même hôte, la plupart des variantes mineures intra-hôte n'étaient pas partagées entre les paires de transmission, ce qui suggère un rôle dominant de la dynamique stochastique dans les évolutions à la fois inter-hôte et intra-hôte. (Wang D., 2020). Mais cette délétion pourrait aussi avoir été sélectionnée par la pression du système immunitaire de l'hôte comme proposé plus haut (Muth D. et al. avaient déjà proposé cela pour une délétion dans l'Orf8 trouvée sur une souche de SARS-CoV-1 (Muth D. et al., 2018).

 

Mutations observées

La mutation D614G sur la Spike protéine

Cette mutation a été largement relayée par la presse grand public, elle aboutit au remplacement d'une asparagine par une glycine sur la partie C-terminale de la protéine spike de surface (par mutation au niveau du nucléotide 23403).
Il n'est pas certain que cette mutation augmente l'infectivité mais il est maintenant montré qu'elle n'augmente pas la sévérité de la maladie. (Grubaugh et al., 2020 ; Volz et al., 2020 ; Korber et al., 2020). Il est important de noter que cette mutation n'apparaît jamais seule mais que D614G fait partie d'un haplotype de 4 mutations (y compris celles qui altèrent la NSP12, la 5' UTR, et silencieusement la NSP3), qui constituent le clade G originaire de Chine et établi en Europe (Tomaszewski et al., 2020)

Classement des mutations par leur intérêt évolutif

Covid Galaxy Project étudie les mutations en fonction de leur intérêt évolutif : les mutations RdRp 323 (RdRp = polymérase ARN dépendante du virus) et Q57h sur Orf3a sont les 2 mutations ayant le plus d'intérêt du point de vue de la sélection naturelle positive c'est à dire favorable au virus selon cette étude (la D614G de la spike protéine n'est pas cité dans les premières) viennent ensuite les mutations suivantes : Orf 8/84 site 28143-28145 substitution L vers S (L84S, S vers L aux USA ; L vers S avec réversion vers L en Chine ; L en Europe sauf Espagne S vers L). Cette mutation L84S est citée dans Eskier et al. (aout20) comme étant la 3ème mutation non synonyme la plus fréquente après la D614G et la RdRp 323.
Wu et al. 2020, montrent que quatre types de mutations pouvaient provoquer des changements spectaculaires dans les structures protéiques à savoir Q57H et G251V dans les cadres de lecture ouverts (ORF3a), S194L et R203K/G204R dans la nucléocapside (N). En outre, ces mutations étaient largement répandues dans le monde entier, et leur fréquence fluctuait au fil du temps.

Les délétions ne sont pas examinées d'un point de vue évolutif par Covid-Galaxy.

Parmi les responsables de Covid-Galaxy, Jaroszewski et al., 2020 ont publié sur les contraintes évolutives.

Un excès de mutations dans les protéines Nsp1, Nsp2 (de fonctions inconnues), dans les Orf3a, Orf8b, Orf14 (impliquées dans interactions virus-hôte) a été retrouvé par rapport aux autres sites. La spike, la protéine M de membrane et RdRp (Nsp12) montrent un taux inférieur de mutations faux-sens par rapport aux autres : ceci serait dû à l'effet de sélection purificatrice de par l'importance de la RdRp pour la biologie du SARS-CoV-2.
Selon une communication personnelle de l'auteur senior de cette publication : « Dans l'ensemble, tout cela s'inscrit dans le tableau de l'évolution virale façonnée par la dérive génomique et la sélection négative, plutôt que par l'adaptation et la sélection positive. Certains sites individuels semblent faire l'objet d'une sélection positive, mais les arguments en ce sens sont plutôt douteux - la collection de génomes dont nous disposons n'est pas systématique et non représentative et ces résultats apparaissent et disparaissent si nous modifions nos critères de sélection. Il se peut qu'il y ait une sélection positive et une adaptation en cours, mais nous ne le voyons pas encore, du moins pas de façon certaine. »

Mutations en rapport avec le système immunitaire de l' hôte

L'étude de l'évolution de la séquence du SARS-CoV en 2003-2004 avait déjà suggéré que des mutations apparues au cours de l'épidémie pouvaient expliquer son histoire (Drösten, 2018), une délétion était apparue dans la région Orf8 provoquant une réplication moins active et une atténuation de la virulence. Pour Hartenian et al., les mutations dans les régions Orf3a et Orf8 de SARS-CoV-1 pourraient jouer un rôle vis à vis de la réponse immunitaire (Orf8) et plus précisément inflammatoire (interaction avec l'inflammasome pour Orf3a)

La protéine Nsp1 permet l'évasion immunitaire du virus (Thoms), une mutation dans cet endroit peut rendre le virus vulnérable à la clairance immunitaire. La Nsp1 joue un rôle dans l'inhibition de l'expression de l'ARN de l'hôte (Schmidtke P, 2020). Jazroszewski et al. montrent un excès de mutations dans la protéine NSP1. Wen F et al., 2020, trouvent un excès de mutations sur la séquence (entre autres) codant pour NSP1. Nous avons vu que les individus exposés et non exposés ont une réaction cellulaire T différente par rapport à la protéine NSP1 (Le Bert).

La NSP3 pourrait être impliquée dans l'inflammation avec relargage de cytokines observée dans les Covid graves ; cette protéine interagirait avec l'inflammasome (complexe protéique impliqués dans l'inflammation et l'immunité innée) et en particulier grâce à sa partie hypervariable (sujette aux mutations). L'expression de la protéine Nsp3 dans les macrophages activés par l'IFN favoriserait indirectement une expression prolongée pro-inflammatoire des gènes stimulés par l'interféron. Cela participerait à la tempête de cytokines caractéristique des cas graves de COVID- 19. (Claverie JM, 2020). Tomaszewski et al., trouvent une mutation significative dans la Nsp3, toujours associée aux mutations principales (retrouvées toujours ensemble), la D614G de la spike et la RdRp323 (Eskier et al., juillet 2020).

Guan et al ., montrent que les mutations dans les régions en interaction avec le système immunitaire de l' hôte (facilitant l'évasion du virus) sont observées avec une fréquence moindre que celle attendue ; mais cette étude s'arrête en mars 2020, il n'est pas étudié ce qui se passe après, lorsque l'épidémie commence à décliner.

La mutation 25563G>T-(Q57H) se trouve sur la partie Orf3a (Wang R et al., 28 juillet 2020) . Elle a été trouvée pour la première fois à Singapour le 16 février 2020. Wu et al. 2020, montrent que quatre types de mutations pouvaient provoquer des changements spectaculaires dans les structures protéiques à savoir Q57H et G251V dans les cadres de lecture ouverts (Orf3a), S194L et R203K/G204R dans la nucléocapside (N). En outre, ces mutations étaient largement répandues dans le monde entier, et leur fréquence fluctuait au fil du temps. D'après Tomaszewski, la mutation Q57H a une forte signification évolutive.

Les protéines ORF3a participent à l'apoptose et activent l'inflammasome du récepteur de signalisation immunitaire inné NLRP3. Les mécanismes proposés sont la redistribution des ions et la perturbation lysosomale, qui provoquent l'inflammation des tissus pendant une maladie respiratoire et la production de cytokines inflammatoires. Les modifications de la stabilité du pliage négatif entraînées par la mutation Q57H révèlent que la protéine codée par l'Orf3a devient instable suite à la mutation Q57H, ce qui peut nuire à la fonction de l'ORF3a dans l'apoptose et augmenter la charge virale dans la cellule hôte. L'évolution temporelle de cette mutation qui n'a jamais été majoritaire ne peut à elle seule expliquer le moindre pouvoir inflammatoire du virus en été 2020. Cependant Issa E et al., 2020 montrent que cette mutation Q57H est souvent associée à d'autres mutations sur le même domaine Orf3a : il faudrait étudier l'évolution temporelle de toutes ces mutations pour conclure.

Selon Chaw et al .; 2020, la mutation L84S apparue très tôt en Chine dans Orf8 pourrait être le signe d'un avantage sélectif car sa fréquence a augmenté rapidement en quelques jours. Les mutations dans l'Orf8 lors du SARS1 étaient aussi impliquées dans l'adaptation à l'hôte. Il en est de même pour l'Orf3 qui est requis pour une réplication et une virulence optimale : il est confirmé ici que la mutation G215V dans l'Orf3a a accru rapidement sa fréquence en Chine. Comme déjà vu, l'ORF3 intervient dans les interactions avec l'inflammasome (un complexe protéique impliqué dans l'inflammation).

Wang R et al. (Wang R et al., 20 aout 2020) montrent par l'étude des mutations C>T dans le génome viral que celles-ci sont imposées par la réponse immunitaire de l'hôte : les génomes des virus évoluent grâce à l'édition des gènes imposée par la réponse immunitaire innée de l'hôte (C>T), et aux mutations réversibles défectueuses installées par le mécanisme de protection du virus, T>C. Ce ratio C>T augmente avec l'âge (les personnes âgées sont plus touchées) et peut également expliquer les différences d'atteinte des populations (Africains et Océaniens sont moins touchés par cette mutation et l'épidémie dans leur zone géographique a été moins sévère qu'ailleurs). Ceci nous amène au prochain paragraphe qui concerne l'évolution spatiotemporelle des mutations.

Evolution temporelle des mutations corrélée à l'évolution de l'épidémie, différences géographiques

Différentes équipes ont analysé les mutations dans les séquences déposées dans la base de données GISAID selon leurs différences spatiotemporelles et retrouvent les mêmes données. Selon Wang R et al. (Wang Rui ; et al., 2020 28 juillet), les 8 principales mutations peuvent être regroupées en deux groupes essentiellement déconnectés.
Le premier groupe comprend 5 mutations 1059C>T-(T85I), 14408C>T-(P323L), 23403A>G- (D614G), 25563G>T-(Q57H), et 27964C>T-(S24L) qui sont fortement corrélées, bien qu'ayant une large gamme de fréquences.
Les trois autres mutations, 17747C>T-(P504L), 17858A>G-(Y541C) – codant pour la Nsp13- , et 28144T>C-(L84S) dans Orf8, se produisent pour la plupart ensemble et ont un nombre similaire de fréquences.

Les mutations 14408C>T-(P323L) -dans la RdRp- et 23403A>G-(D614G) -dans la protéine spike- apparaissent simultanément et ont donc une trajectoire identique des mutations apparues presque exclusivement aux USA pourraient expliquer l'épidémiologie spécifique de ce pays : ce sont des mutations à haute fréquence sur la Nsp13 (hélicase qui participe au complexe protéique de réplication virale) et dans les protéines codées par Orf8. Elles pourraient avoir déstabilisé ces protéines. Trois mutations simultanées ont tendance à s'estomper, tandis que les cinq autres mutations simultanées peuvent renforcer la capacité d'infection du SARS-CoV-2. Certaines de ces mutations n'apparaissent jamais avec la D614G dans plus d'un millier de variantes, ce qui fournit une preuve secondaire que ces deux mutations peuvent inhiber la contagiosité du virus. Les résultats révèlent que globalement, la fréquence des mutations renforçant l'infectivité sur la protéine S est plus élevée que celle des mutations affaiblissant l'infectivité, ce qui explique la rapidité de la transmission de personne à personne aux États-Unis.

L'existence de deux mutations à haute fréquence sur la NSP13 est très inhabituelle, plus de 87% d'entre elles ont été détectées aux États-Unis. Début mars, le ratio des deux mutations commence à diminuer et approche de zéro après le 19 mai 2020, ce qui suggère que les mutations 17858A>G-(Y541C) et 17747C>T-(P504L) pourraient entraver la transmission du SARS-CoV-2, les mutations Y541C et P504L empêchent le SARS-CoV-2 d'interagir efficacement avec les molécules de signalisation de l'interféron de l'hôte et empêchent la NSP13 de participer efficacement au processus de réplication/transcription.

De même, Banerjee et al., 2020 et Pachetti M. et al., 2020 retrouvent quasiment les mêmes variations spatiotemporelles ainsi que Zhao et al., 2020 pour qui, l'analyse temporelle et spatiale de ces mutations potentiellement adaptatives a révélé que l'incidence de certains de ces sites diminuait après avoir atteint un pic (souvent local). Ceci pourrait indiquer un signal potentiel de sélection positive dans les gènes codant pour l'ORF1ab et les protéines de structure. Les mutations dans NSP6, NSP13, ORF3a et ORF8 présentent des pics de haute fréquence au début de l'épidémie et seulement dans certaines régions, mais ont ensuite connu une forte baisse et sont maintenant peu abondantes (c'est le cas de la Nsp13 (Y541C) et de la Orf8 (L84S) aux USA, de Nsp6 (L37F) en Asie et de l'Orf3a (G251V) en Europe ; voir sur la figure 4)
En revanche, la fréquence des mutations dans Nsp2, Nsp12, ORF3a 57, N et S a augmenté depuis leur introduction dans le génome viral. Elles sont présentes en grande abondance dans la seconde moitié du mois de mars, soit au niveau mondial (S -D614G, Nsp12-RdRp323, >68%), soit dans certains continents (N en Europe et en Asie, ~25%, Nsp2 et ORF3a en Amérique du Nord, >60%).

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Le rôle prépondérant des mutations dans la polymérase du virus (l'enzyme virale qui permet la réplication de son matériel génomique)

Ces travaux de Wang R., Zhao et Pachetti sont confirmés et approfondis par ceux d'une équipe turque (Eskier D; et al., 2020-1-2-3). Cette équipe retrouve les mêmes mutations principales que les autres équipes : la principale mutation non synonyme est la mutation 23403A>G responsable de la substitution D614G dans la protéine spike, suivie par la mutation 14408C>T dans la région Nsp12 du gène Orf1ab, entraînant la substitution P323L dans la protéine RdRp, et la mutation 28144C>T, responsable de la substitution L84S dans la protéine ORF8.

Trois mutations ont co-évolué et sont toujours observées en même temps : contrairement à l'Europe, l'Amérique du Nord et du Sud, où la RdRp-323 est devenu la forme dominante avec ses co-mutations (D614G de la spike et 3037C>T : F106F une mutation synonyme dans la Nsp3, nous avons vu que la Nsp3 interagirait avec l'inflammasome), la RdRp323 et ses co-mutations sont restés la forme mineure en Asie, ceci pouvant expliquer les différences épidémiologiques entre ces continents.

Pour déterminer comment les mutations de la RdRp affectent le taux de mutation du génome du SARS-CoV-2, les auteurs ont examiné les relations des mutations RdRp avec celles que l'on trouve dans les protéines M (membrane) ou E (enveloppe) (ci-après dénommées MoE), en termes de temps et de lieu. Leurs résultats suggèrent que les génomes du SARS-CoV-2 avec la mutation RdRp 323 sont 1,5 fois plus susceptibles d'avoir des MoE.

Les mutations de la RdRp contribuent donc de manière significative à l'évolution du génome du SARS-CoV-2. Une RdRp mutante plus sujette à l'erreur devrait augmenter la diversité génétique virale et permettre au virus de se propager sous différentes pressions sélectives, telles que la propagation à différentes populations. Comme une moindre fidélité est également associée à une vitesse plus élevée, de telles mutations pourraient donner des concentrations plus élevées de virus dans les cellules hôtes.

La mutation RdRp323 pourrait donc coopérer avec les deux autres mutations. Par ailleurs, un taux de mutation altéré pourrait être un sous-produit et les mutations RdRp pourraient agir en accélérant ou en ralentissant le processus de réplication, ce qui affecterait à son tour la charge virale et la virulence. (Eskier et al. , juillet 2020, 2020-3)

Ensuite en août 2020 (Eskier, 2020-2) cette équipe suggère que les mutations de la NSP14, une protéine exonucléase à correction d'erreurs (Ferron F et al., 2018), sont les plus fortement associées à une charge de mutation accrue dans les deux régions sans pression sélective et dans tout le génome. Ils proposent la NSP14 comme cible de recherche prioritaire pour comprendre le taux de variance génomique dans les isolats de SARS-CoV-2, et les mutations Nsp14 comme prédictrices potentielles de souches à forte mutabilité.

Enfin à nouveau en août (Eskier, 2020-1), cette équipe montre une relation entre les densités de mutation du SARS-CoV-2 et la dynamique de la transmission virale au niveau des populations humaines. Alors que les densités moyennes de mutation ont augmenté régulièrement au fil du temps pendant la période de propagation rapide de la COVID-19 aux USA et Royaume Uni, cette tendance s'est terminée vers le jour 100 (2 avril 2020), lorsque le nombre de nouveaux cas quotidiens a commencé à atteindre un plateau. Le jour 1 correspond au jour où la première séquence du virus a été isolée.
Il semble toutefois que toutes les souches de SARS-CoV-2 ne soient pas affectées de la même manière par les facteurs épidémiologiques (c'est-à-dire les contre-mesures qui ont conduit à une réduction du nombre quotidien de nouveaux cas au Royaume-Uni et aux États-Unis, les facteurs d'hôte, les traitements, etc) en termes de densité de mutations.

La souche du SARS-CoV-2 avec les deux mutations RdRp323 et S-D614G, qui est devenue dominante en Europe et aux États-Unis en premier lieu, a différé et a continué à accumuler des mutations synonymes et non synonymes après le 100e jour, en particulier dans les gènes S et Orf1a. Les auteurs notent également que la densité de mutations des génomes des souches mutantes a commencé à montrer des signes de déclin après le jour 130 (2 mai 2020), bien qu'aucun changement évident dans les données épidémiologiques ne soit observé autour de cette date.

 

Hypothèses explicatives

L'évolution des virus émergents résulte de pressions sélectives (adaptation au système immunitaire de l'hôte par exemple) mais la plupart des mutations sont sélectivement neutres ou légèrement délétères (Frost SDW et al., 2018). L'évolution peut découler également de goulets d'étranglement qui peuvent réduire considérablement la variation génétique : le passage d'un petit nombre de virions peut provoquer une infection (Wang D., 2020), c'est l'effet fondateur dû aux petites populations.

Brewer WH et al., 2011, ont proposé que l'accumulation de mutations est un facteur majeur dans l'atténuation naturelle des souches pathogènes de virus à ARN, et que cela peut contribuer à la disparition des anciennes souches pathogènes et à la cessation naturelle des pandémies.
Des travaux expérimentaux sont venus confirmer cette hypothèse : pour Carter et Sanford, 2012, bien qu'il y ait eu de nombreuses adaptations au sein du génome H1N1 (variant du virus de la grippe), la plupart des changements génétiques semblent être non adaptatifs, et une grande partie de ces changements semblent être dégénératifs. Les auteurs suggèrent que le H1N1 a subi une atténuation génétique naturelle, et qu'une atténuation significative pourrait même se produire au cours d'une seule pandémie.
Ce processus peut jouer un rôle dans l'arrêt naturel de la pandémie et a apparemment contribué à la baisse exponentielle des taux de mortalité au fil du temps, comme on l'a vu pour toutes les principales souches de grippe humaine.

L'hypothèse du cliquet de Muller pourrait expliquer ce phénomène (Banerjee et al., 2020). Elle aboutirait au déclin de l'épidémie, le virus disparaissant. La mutation D614G de la spike est toujours associée à la mutation P323L de la RdRp, cette dernière est associée à l'évolution du virus : elle est associée à une densité plus forte de mutations dans tout le génome et corrélée à la courbe épidémique

En général, les mutations génétiques qui offrent des avantages adaptatifs sont fixées dans la population par sélection naturelle, tandis que les mutations délétères sont éliminées de la population. Cependant, un taux de mutation accéléré exerce une pression mutationnelle énorme, et la sélection naturelle est incapable d'éliminer ces mutations délétères, retenant les variantes nouvellement formées au sein de la population et conduisant ainsi à leur fixation. Ce mécanisme évolutif irrécupérable est appelé le "cliquet de Muller" par les biologistes évolutionnistes. Lorsque de plus en plus de mutations délétères s'accumulent et deviennent permanentes dans la population, il en résulte un "effondrement mutationnel" ou la perte définitive de la population. La phylodynamique du SRAS-CoV- 2 en Inde indien indique-t-elle une action naissante du cliquet de Muller où les mutations autrement délétères ont tendance à se fixer dans la population car la sélection naturelle reste incapable de les purger en raison de pressions mutationnelles excessives ?

J'ajouterai que par définition les malades sévères luttent inefficacement contre le virus par contre les personnes exposées mais non malades ont détruit la plus grande quantité de virus infectant et ont pu sélectionner les formes moins virulentes (se répliquant moins efficacement) non atteintes par les défenses immunitaires. En effet, les phénomènes immunopathologiques semblent responsables de la gravité de la maladie (pour le SARS1 :Cameron, 2007 et pour le SARS-2 Vabret, 2020, King, 2020. Grifoni et al., 2020. ; pour une synthèse Banoun, 2020-2). Les virions qui stimulent moins ces phénomènes, en interagissant moins avec les cellules immunitaires, seraient sélectionnés et le virus évoluerait vers un phénotype bénin.

Selon Pachetti, en Europe, les mutations sur la RdRp semblent se situer sur des zones codant pour des protéines de régulation de la RdRp et sur des protéines capables de réparer les erreurs de copie. Donc pour des raisons inconnues, en Europe, le virus aurait eu plus tendance qu'ailleurs à muter sur les zones de régulation de la RdRp : ceci aurait pu affecter la virulence dans un sens ou dans l'autre.
Ici les séquences ont été recueillies certainement sur des malades sévères puisque la collecte a eu lieu de décembre à mars 2020, donc on peut supposer que la RdRp était plus efficace. On peut supposer aussi que chez les asymptomatiques (qui ont représenté la majorité des personnes
infectées), les mutations sur la RdRp allaient plutôt vers moins de virulence et se sont alors répandues facilement en étant sélectionnées car le virus muté stimulait moins le système immunitaire des infectés.

Les travaux de l'équipe turque (Eskier et al.) tendraient à montrer que les mutations favorisant le virus (mutation rendant la RdRp plus efficace, plus rapide) peuvent aussi le
défavoriser : la RdRp fait plus d'erreurs lorsqu'elle est plus rapide. Si ces mutations sont associées à des mutations sur la Nsp14 qui répare ces erreurs, il peut s'accumuler des mutations dans les protéines structurales qui pourraient expliquer aussi le déclin de l'épidémie. Ces travaux ont également montré que la souche porteuse des deux mutations RdRp323 et S-D614G, qui est devenue dominante en Europe et aux États-Unis en premier lieu, a différé et a continué à accumuler des mutations synonymes et non synonymes après le 100e jour, en particulier dans les gènes S et Orf1a. Eskier et al. notent aussi que « la densité de mutations des génomes des souches mutantes a commencé à montrer des signes de déclin après le jour 130 (2 mai 2020), bien qu'aucun changement évident dans les données épidémiologiques ne soit observé autour de cette date. » On peut s'étonner de cette affirmation puisque l'épidémie semblerait s'être considérablement amoindrie fin mai (comme vu plus haut le pouvoir pathogène du virus semble s'être amoindri).

« Les pressions de sélection qui réduisent la charge virale favorisent les mutants les plus lents. Inversement, l'absence de pression de sélection, qui permet les charges virales élevées, favorise les mutants les plus rapides. Il faut ajouter que les populations virales sont toujours des mélanges de virus pas nécessairement homogènes, dont les proportions dépendent de l'environnement du virus : force de l'immunité et facilité de contagion. Exemple : quand l'immunité de la population augmente et que les barrières de transmission sont en place, les virus doivent survivre "sur place" (chez la même personne) et cela impose que le virus se cache et ralentisse. Les mutations de "ralentissement" sont favorisées » (Sonigo P. , 2020-2)

Chez les malades sévères de la Covid, qui n'ont donc pas réussi à combattre efficacement le virus au début de l'infection, les virus très agressifs ne sont pas contre sélectionnés et sont excrétés et transmis. C'est sur ces malades qu'ont été réalisées la majorité des séquences disponibles et donc qu'on a retrouvé le plus grand nombre de mutations. On a donc trouvé des génomes de virus "rapides"
Chez les asymptomatiques (la majorité des personnes infectées), où l'immunité combat activement les virus agressifs au début de l'infection, ceux-ci sont éliminés et les virus peu agressifs sont sélectionnés (ceux dont la RdRp est plus lente), on isole peu de séquences complètes de ces personnes et donc on connaît mal les mutations responsables de cette atténuation. Mais on peut supposer que ce sont ces virus "lents" qui circulent finalement le plus en population générale maintenant jusqu'à supplanter complètement les plus "rapides" malgré leur avantage sélectif?

S'il se confirme que le virus est bien apparu en Europe en automne 2019 apporté par les athlètes des Jeux Militaires, il a d'abord touché une population jeune et en bonne santé, et a donc été confronté à une forte réponse immunitaire. Il a donc pu rester assez bénin (RdRp peu rapide) pour échapper à ce système immunitaire. Ensuite il a pu évoluer vers un phénotype plus agressif au contact d'une population moins résistante (la population générale puis les personnes âgées en maison de retraite). Et à nouveau, à la fin de l'été 2020, le virus semble atteindre plutôt les jeunes et présenter un phénotype bénin.

La mutation D614G sur la protéine spike, parmi d'autres, aurait pu augmenter la contagiosité du virus.

 

CONCLUSION

Il n'est pas impossible que tous les coronavirus des rhumes banals, lorsque qu'ils ont sauté de l'animal à l'homme (ils sont tous à l'origine responsables de zoonoses), aient commencé leur course évolutive comme le SARS-CoV-2 avec une pandémie comme pour la Covid-19.

Mais à l'époque les moyens d'investigations en virologie et en biologie moléculaire n'existaient pas et on ne les a pas repérés.

On connaît les autres coronavirus des rhumes comme des virus banals; les virologistes allemands Ulf Dittmer et Christian Drosten pensent que le SARS-CoV-2 pourrait se transformer en virus de rhume banal (Dittmer et Drosten, 2020).

Cette évolution semble commune aux virus émergents (atténuation virale). Des mutations importantes du point de vue évolutif sont apparues dans les gènes codant des protéines qui interagissent avec le système immunitaire de l'hôte. Une des principales mutations (dans la polymérase virale) est logiquement associée à une plus grande fréquence de mutations dans tout le génome. Cette fréquence fluctue au fil du temps et montre un pic au moment où l'épidémie a été la plus active. Ces deux phénomènes liés pourraient donc expliquer l'évolution vers un phénotype bénin du SARS-CoV-2.

La grande implication de la communauté scientifique à propos de cette épidémie pourra certainement faire beaucoup avancer les connaissances dans le domaine de l'évolution des virus émergents. Il faut donc suivre avec attention les prochaines publications qui étudieront les mutations apparues ou non dans la phase tardive de l'épidémie.

Il faut espérer également que la recherche fondamentale et l'épidémiologie ne se focalisent pas uniquement sur le SARS-CoV-2 mais continuent à étudier les virus émergents et l'épidémiologie des virus respiratoires en général. La transmission des virus respiratoires est en effet encore trop mal connue ainsi que les moyens de réduire la contagion en période pandémique.

 

Index des mutations importantes

Rappel : les gènes sont notés en italique et en minuscule (sauf la première lettre), les protéines en majuscules
Séquences codant pour la NSP13 (NSP = protéine non structurale impliquée dans le complexe de réplication) : 17858A>G-(Y541C) et 17747C>T-(P504L)

Séquences codant pour la RdRp (polymérase du virus, NSP12) : 14408C>T-(P323L)
Séquence codant pour la protéine de surface Spike (impliquée dans la pénétration du virus dans ses cellules cibles) : 23403A>G-(D614G)
Séquence Orf8 codant pour des protéines impliquées dans l'interaction avec le système immunitaire de l'hôte : L84S
Séquence Orf3a codant pour des protéines impliquées dans l'inflammasome : G251V et Q57H

 

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