12/15/2021

affaire Céline

 

Déshonneur et patrie : retour sur l’affaire Céline

Quatre mois après l’annonce de la redécouverte de manuscrits inédits de Louis-Ferdinand Céline transmis au journaliste Jean-Pierre Thibaudat, les éditions Gallimard préparent le début de leur publication pour 2022. Deux équipes éditoriales, menées par Henri Godard et Pascal Fouché, travaillent actuellement sur les textes finalement remis aux ayants-droit de l’écrivain mort en 1961, François Gibault et Véronique Chovin. Le chercheur Philippe Roussin, auteur de Misère de la littérature, terreur de l’histoire. Céline et la littérature contemporaine (Gallimard, 2005), fait le point sur cette affaire qui montre combien la France de 2021 a fait de Céline son écrivain national.

I

« Ils ont volé tout ce qu’ils pouvaient fracasser tout ce qui était trop lourd !… ils ont brûlé les manuscrits… aux poubelles aussi, Guignol’sKrogoldCasse-Pipe » : rentré du Danemark en France après son amnistie, Céline évoque ainsi, dans Féerie pour une autre fois (Gallimard, 1952), le sort des manuscrits laissés derrière lui dans sa fuite de Paris vers l’Allemagne, en juin 1944. Ces manuscrits, que l’on croyait perdus ou de l’existence desquels on avait fini par douter, sont réapparus au cœur de l’été 2021. C’est la mort de Lucette Destouches, la veuve de Céline, en novembre 2019, à l’âge de 107 ans, qui a précipité leur réapparition.

Rappelons brièvement l’histoire d’un périple mouvementé de plus de 75 ans. Quelque temps après le décès de « madame Céline », Jean-Pierre Thibaudat, ancien critique dramatique de Libération, a contacté Emmanuel Pierrat, avocat spécialiste des questions de propriété littéraire. Il lui indique que ces manuscrits lui ont été remis il y a une quinzaine d’années et qu’il a aussi reçu des donateurs anonymes l’obligation de ne dévoiler leur existence qu’après la mort de Lucette, afin que la veuve ne puisse en tirer profit – publication ou vente publique.

Le premier inventaire que Thibaudat en a dressé comprend : un manuscrit incomplet de La légende du roi Krogold ; un ensemble important de séquences inédites de Casse-pipe, dont une centaine de pages seulement étaient jusqu’ici connues ; Guerre, un ensemble de plusieurs chapitres dont on ne soupçonnait pas l’existence, dans lequel Céline raconte comment Ferdinand reprend conscience après l’explosion d’un obus, rencontre des soldats qui l’évacuent vers un hôpital de campagne, narre son hospitalisation, etc. ; Londres, un manuscrit en trois parties ; une version manuscrite, incomplète, de Mort à crédit ; une version incomplète de Guignol’s Band I ; des correspondances, des documents à teneur antisémite, etc. Emmanuel Pierrat organise, ensuite, une rencontre avec les deux ayants-droit de la veuve, Maître François Gibault et Véronique Robert-Chovin. Ces derniers sont sans lien de parenté avec Céline : morte en mai 2011, la fille unique de l’écrivain, Colette Destouches, a renoncé à la succession de son père à la mort de celui-ci en 1961, parce que la valeur des biens était inférieure au montant des dettes.

Plusieurs journaux ont dit de ces manuscrits retrouvés – plus de 5 300 feuillets au total – qu’ils avaient été « volés [1] ». C’est ce que défendaient les ayants-droit de Céline, François Gibault et Véronique Chovin, en déposant une plainte pour « recel de vol » contre Jean-Pierre Thibaudat ; le 21 septembre, leur plainte a finalement été classée sans suite par le procureur de Paris, l’infraction étant « insuffisamment caractérisée ».

Déshonneur et patrie : les manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline

Manuscrits de Louis-Ferdinand Céline © Jean-Pierre Thibaudat

« Volés » : l’adjectif était inexact et indécent. Céline, parti, avec sa femme et son chat, faire du tourisme au cœur du Reich pendant l’été 1944, aurait eu la désagréable surprise de retrouver son appartement sens dessus dessous, pillé et ses biens envolés, en rentrant de vacances ? La presse a, en l’occurrence, avalisé la version de l’avocat de la veuve de Céline devenu ayant-droit, Maître Gibault, qui lui-même reprenait la thèse victimaire de l’écrivain. De la part de l’avocat, c’est de bonne guerre. Que la presse ait fait sienne cette histoire faite pour retenir par la manche les lecteurs et inquiéter les milliardaires est plus intrigant.

Il convient de rétablir quelques dates et quelques faits. Avant de disparaître, les manuscrits ont été abandonnés par l’écrivain dans sa fuite. Le 8 juin 1944, deux jours après le débarquement allié en Normandie, Céline a obtenu des autorités d’occupation des visas pour se rendre en Allemagne. Depuis février 1944, il disposait de faux papiers, dont il n’aura pas à se servir. Le 17 juin, il quitte Paris pour le Danemark par la gare de l’Est, avec femme et chat : première destination, Baden-Baden. Cinq jours plus tard, à la date du 22 juin 1944, Ernst Jünger, alors attaché au haut état-major allemand à Paris, note dans son journal qu’il a « rencontré Heller [Sonderführer de la Propagandastaffel pour la politique littéraire des autorités d’occupation] qui revenait de Berlin ; son train avait été mitraillé par les avions ennemis. Il m’a raconté que Merline [Céline], aussitôt après le débarquement, avait demandé d’urgence des papiers à l’ambassade et s’était déjà réfugié en Allemagne. Curieux de voir comme des êtres capables d’exiger de sang-froid la tête de millions d’hommes s’inquiètent de leur sale petite vie. Les deux faits doivent être liés [2] ».

Arrivé à Baden-Baden, plaisante cité thermale située à quelques kilomètres de la frontière française, Céline remercie l’organisateur du voyage, le directeur de l’Institut allemand à Paris, Karl Epting : « Mon Cher ami, / Grâce à vous nous voici au repos et au calme dans cet agréable séjour […] En ces semaines si critiques, le mieux est « d’avoir l’air d’être » en vacances. […] Nous formons mille vœux, soyez assuré, pour votre sauvegarde et votre santé [3] ». Céline écrit encore dans un de ses cahiers de prison du Danemark en 1946 : « On va laisser tout ainsi comme si on partait en vacances […] On ne va rien toucher à l’appartement on reviendra… l’on ne peut pas se dire que l’on ne reviendra jamais – juste un petit tour au Danemark [4] ». Les « vacances » seront plus longues que prévu.

Les manuscrits en chantier, en particulier un dactylogramme de la seconde partie de Guignol’s Band, Céline les a confiés avant son départ à Marie Canavaggia, sa secrétaire. Les autres, il les a abandonnés derrière lui, écrit Frédéric Vitoux dans sa Vie de Céline (1988) : « il en laissa bien d’autres, à son domicile, de larges fragments de Casse-Pipe, la légende du roi Krogold, et différentes versions de Guignol’s Band, comme s’il espérait bien, au fond de lui-même, être de retour en France sain et sauf et sans tarder [5] ».

Ni Drieu la Rochelle ni Brasillach n’ont connu pareilles mésaventures. Leurs manuscrits ne leur ont pas été « volés ». Ils ne sont pas partis à Baden-Baden, Sigmaringen ou Copenhague. Brasillach, rédacteur en chef de Je suis partout, a été jugé et condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi à l’issue de son procès et exécuté en février 1945. Drieu, qui avait été à la tête de la NRF, s’est suicidé à Paris, en mars 1945. Dans sa Lettre à François Mauriac (1947), Maurice Bardèche expliquait qu’il défendait son beau-frère, Brasillach, mais pas « ceux qui s’étaient exilés à Sigmaringen ». Céline ne devait pas goûter la remarque. Au motif qu’il a choisi de fuir, ne s’est pas suicidé, n’a pas été abattu à l’angle des Invalides comme son éditeur Robert Denoël en décembre 1945 et a refusé de se présenter devant ses juges lors de son procès en 1950, faut-il continuer d’en faire un volé, une victime, un héros malheureux ?  Le mauvais vent d’hiver maurrassien de l’époque semble souffler dans cette direction.

II

Céline « volé ». Mais par qui ? Car s’il y a vol, c’est qu’il y a des voleurs. À en croire l’enquête du Monde qui a révélé l’affaire au public en août 2021, une piste privilégiée est celle d’Oscar Rosembly, personnage louche s’il en est, tout droit sorti d’un roman de Patrick Modiano, « juif corse » (sic) comme on a pu le lire dans la presse. Une autre conduit à Yvon Morandat (1913-1972), grand résistant gaulliste.

Qui est Yvon Morandat ? Un homme qui a rejoint la France libre, le 18 juin 1940. Parachuté en France en 1941 pour rejoindre Jean Moulin et chargé de rallier à de Gaulle les syndicats de la zone libre, revenu à Londres en novembre 1942, il sera membre de l’Assemblée consultative d’Alger en 1943. De retour en France en janvier 1944, il participe à la prise de l’hôtel Matignon, le 25 août. En 1947, il est membre fondateur du Rassemblement du peuple français (RPF). Il a habité l’appartement réquisitionné de Céline après sa fuite. Celui-ci a commencé à s’inquiéter du sort de ses manuscrits abandonnés à partir de 1947, depuis le Danemark. Dans une lettre à Milton Hindus, en date du 29 août 1947, il se fait accusateur ; le grand coupable est Morandat : « Morandat […] a jeté aux ordures mes manuscrits de trois romans que j’avais en train… la fin de Guignols ! »

Déshonneur et patrie : les manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline

Décombres dans le quartier de la Goutte d’Or après le bombardement allié du 21 avril 1944. Céline évoque les bombardements de 1944 dans « Normance » © Archives fédérales allemandes

Loin de piller l’appartement, Morandat a pris soin de le faire vider et d’entreposer les biens dans un garde-meuble. En 1952, rentré en France, Céline réclame le tout à son occupant, lequel se déclare prêt à tout restituer, moyennant règlement des frais de garde-meuble [6]. L’écrivain ne donnera pas suite, préférant tirer un trait sur le passé, et avalisant de fait la dispersion de ses biens. Dans la version C de Féerie, Morandat est devenu « le colonel Moïse » : « ils sont passés une bonne centaine […] libérateurs, épurateurs […] Le dernier en date, un certain colonel Moïse, a fait un enfant dans mon lit [7] ». Les gaullistes, c’est bien connu, sont juifs (Céline parle, d’ailleurs, des « Juifs de Londres » dans une lettre à Fernand de Brinon [8]), et les juifs sont voleurs. On ne se refait pas. Les « voleurs » de Céline sont donc des juifs ou des résistants, qui ont dérobé un « trésor », sans le brûler, ni le vendre à l’encan, ce qui, dans le contexte de guerre civile de juin 1944, eût passé pour un haut fait ; ils ont, au contraire, fait en sorte que ce « trésor » soit finalement remis intact aux ayants-droit. C’est ce qu’il est convenu de qualifier de « vol » perpétré par des « vandales ». Quant à Jean-Pierre Thibaudat, il aurait pu tirer profit des documents reçus : « Je n’ai jamais envisagé une seconde de les vendre », a-t-il précisé.

III

En février 2021, les deux ayants-droit, François Gibault et Véronique Robert-Chovin, ont remercié Jean-Pierre Thibaudat (et les résistants par son intermédiaire) d’avoir conservé intacts les manuscrits abandonnés, en déposant contre lui une plainte pour « recel de vol ». Pourquoi tant d’élégance ? En ne disant pas quand exactement il a reçu ces textes et en les ayant conservés, Thibaudat a, en réalité, privé les ayants-droit de l’exploitation commerciale de l’œuvre de Céline (qui tombera dans le domaine public en 2031). Il ne reste donc plus que dix ans pour engranger des royalties.

Parlons clair, le feuilleton des manuscrits retrouvés est d’abord une affaire de gros sous. La plainte a été classée sans suite le 21 septembre 2021, « faute d’infraction suffisamment caractérisée », a indiqué le 18 novembre le parquet de Paris. Pour qu’il y ait vol, il faut qu’il y ait intention de le commettre ; elle est ici particulièrement difficile à prouver. Et s’il n’y a pas de vol, il n’y a pas non plus recel. Il est rare, au demeurant, voire jamais vu, de croiser des « receleurs » qui remettent volontairement à la police les objets de leur soi-disant larcin.

Aujourd’hui, à l’issue de l’imbroglio juridique, les ayants-droit ont récupéré tous les manuscrits et, moyennant une dation dont l’objet et le montant restent à négocier, auront tout loisir de les vendre au prix fort, leur valeur financière étant encore accrue par le « scandale » provoqué. On parle de plusieurs millions d’euros. Par ailleurs, ils auront la haute main sur l’édition des textes à paraître à partir de 2022 chez Gallimard sous la forme de quatre livres : Casse-pipeLondresGuerreLa légende du roi Krogold. Ils contrôleront ainsi les textes et l’image de l’auteur. Aussitôt réapparus, les manuscrits auront donc déjà disparu.

IV

Tout en bénéficiant d’un lectorat nombreux pour ses romans et ses pamphlets antisémites dans les années 1930, Céline est devenu, après sa mort, un « écrivain pour écrivains », pour user d’une expression nord-américaine. Sa cote littéraire a, de ce fait, varié au gré des appréciations portées sur son œuvre par ses pairs. Après 1951, date de son retour en France, la réévaluation a commencé avec Roger Nimier, figure des Hussards, droite littéraire assumée, au prestige trop marginal cependant pour faire bénéficier Céline d’un regain d’intérêt durable. Les gaulliennes années 1960, le Nouveau Roman et les prix Nobel de littérature décernés à Camus (1957), à Sartre (1964) puis à Beckett (1969) n’ont pas été propices à la reconnaissance du statut de plus grand écrivain français du XXe siècle que Céline s’auto-attribuait.

Déshonneur et patrie : les manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline

Louis-Ferdinand Céline après l’attribution du prix Renaudot à « Voyage au bout de la nuit » (1932) © Gallica/BnF

Le vent a tourné dans les années 1970 avec la vague rétro et la fin des néo avant-gardes littéraires des années 1960. En 1974, sortaient Lacombe Lucien de Louis Malle, portrait d’un jeune paysan devenu par hasard milicien, et Portier de nuit de Liliana Cavani, histoire trouble de la relation entre une ancienne déportée et son bourreau dans un hôtel hébergeant d’anciens nazis. Lorsqu’il s’est agi de refermer l’histoire de l’avant-garde littéraire des années 1960 (et de donner congé au canon cosmopolite Joyce, Burroughs, Kafka, Bataille, Artaud), la plus influente revue de la période, Tel Quel, a fait de Céline son ticket de retour dans le giron du roman national (à la foi espace culturel et histoire commune).

C’est dans ce mouvement de retour au national que l’œuvre de Céline, promu « romancier génial » par Philippe Muray, a été progressivement placée au centre du paysage littéraire. Si les pamphlets antisémites circulaient sous le manteau au sein de l’extrême droite, ils restaient largement mal évalués des milieux littéraires qui y voyaient d’abord un dévoiement de l’écriture célinienne, faute d’avoir lu les travaux de Marc Angenot (La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Payot, 1982). L’inscription de romans de Céline dans le corpus scolaire des lycéens postulant au baccalauréat et la réévaluation post avant-gardiste ont hissé l’œuvre au rang de référence. Pour les besoins de la cause, Philippe Sollers s’est fait gidien : « On ne peut pas juger un écrivain avec la morale », indiquait-il, reprenant, à propos de Céline, la célèbre phrase du jeune Gide dans son Journal (« On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments »). Soit le contre-pied des thèses de Sartre, au sortir de l’Occupation, dans Qu’est-ce que la littérature ? Le problème est que l’on ne fait pas non plus de « bonne » littérature avec de « mauvais sentiments » et que le givre sur Saint-Pétersbourg (la fameuse « dentelle » stylistique de Céline) ne sauve pas les centaines de pages antisémites de Bagatelles pour un massacre.

Des études critiques importantes ont paru au cours des années 1980, entraînant, de proche en proche, un réaménagement de la bibliothèque et du canon littéraires. Céline est alors devenu l’anti-Proust, auteur-référence pour le Nouveau Roman et Roland Barthes – voire son égal. L’histoire de la littérature française du XXe siècle a semblé, un temps, pouvoir se constituer autour d’un monstre à deux têtes : le grand bourgeois juif dreyfusard et l’hygiéniste et médecin antisémite des pauvres. Avec le « retour du réel » et l’apparition de la banlieue dans la littérature, le style de Céline, beaucoup imité, est même, un temps, devenu une norme d’écriture.

L’étoile littéraire de l’écrivain a, depuis, quelque peu pâli. Même Michel Houellebecq, qui pourtant apporte de l’eau au moulin de la littérature nationale, a dit à plusieurs reprises qu’il considérait Céline comme un auteur surévalué. En 2018, année de l’énorme annonce de l’éventuelle republication par Gallimard des pamphlets antisémites, Houellebecq, élargissant son propos aux autres écrivains de la collaboration, écrivait : « L’adage “on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments” aura finalement eu un impact négatif considérable. Il me semble même que l’invraisemblable surestimation dont les auteurs collabos sont depuis longtemps l’objet y trouve son origine. Entendons-nous bien, Céline n’est pas sans mérite, il est juste ridiculement surévalué [9]. »

V

Depuis la publication des dernières œuvres importantes éditées par Henri Godard dans la Pléiade, il y a un quart de siècle, l’actualité de Céline a cessé d’être littéraire pour devenir progressivement politique et polémique. Ainsi en a-t-il été en 2011 avec l’interruption de la célébration officielle du cinquantenaire de sa mort. Puis, en 2018 – l’année où Maurras figurait sur la liste des célébrations officielles –, avec l’émotion publique née de l’annonce de la republication imminente de ses pamphlets, dans un contexte éditorial caractérisé depuis plusieurs années, au demeurant, par la reconstitution de ce que l’on appelait, dans les années 1930, une « bibliothèque antisémite » : Rebatet, Maurras, Morand, Chardonne, Drieu… ont tous eu les honneurs de l’édition et recueilli une presse abondante.

Le statut de l’écrivain est aussi devenu problématique. Les travaux de Robert Paxton sur la France de Vichy et les Juifs, la traduction de la somme de Raoul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, la redécouverte des œuvres de Primo Levi et de Vassili Grossman, la publication des textes d’Imre Kertész, de Charlotte Delbo, d’innombrables témoignages – jusqu’à la parution récente du volume L’espèce humaine et autres écrits des camps dans la Pléiade – ont fait considérer d’un autre œil les plaintes de Céline dans sa trilogie allemande d’après-guerre. Queneau, Giono, Aragon, Gary, Genet, Michaux, Simon, Sarraute ou Perec ont vu leurs œuvres consacrées, contribuant à relativiser l’exception que Céline paraissait représenter. La révolution du style oral et populaire a été assimilée. Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit sont devenus des classiques.

Déshonneur et patrie : les manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline

Registre matricule de Louis-Ferdinand Destouches, classe 1894, matricule 95 © Archives de Paris

La publication des inédits retrouvés grâce à Jean-Pierre Thibaudat permettra de donner à nouveau de Céline une autre image que celle de l’antisémite de plume engagé dans la politique des années 1937-1944 d’élimination des juifs de la sphère publique, image avec laquelle les littéraires ont du mal, soit qu’ils ou elles minorent les pamphlets, soit qu’ils ou elles les sacralisent, en les excommuniant. Cet « antisémitisme de plume » analysé par Pierre-André Taguieff, dont la défaite militaire de 1940 permit au régime de Vichy de faire une politique d’antisémitisme d’État, Céline en a fait le lit et assuré la promotion. Il l’a poussé à ses limites, celles d’un racisme aryen partagé, dans ses mots et ses thèmes, avec nombre de folliculaires de la presse parisienne de l’Occupation.

L’un des bénéfices de la restitution des manuscrits par Jean-Pierre Thibaudat est l’inventaire qui a pu en être dressé par les conservateurs de la Bibliothèque nationale, pour les besoins de l’enquête de police diligentée à la suite du dépôt de plainte des ayants-droit. Celui de la documentation antisémite (une centaine  de pages dans le dossier) confirme ce que l’on savait. Céline était un antisémite militant dès la fin de 1937. Ce fut son seul et unique engagement. Entre 1940 et 1944, et particulièrement en 1941 et 1942, il tenait le haut du pavé de l’antisémitisme parisien. Il déplorait les « antisémites de mots », « non racistes ». Il demandait qu’on approuve les « lois de Nuremberg »  et, dans ses lettres aux journaux de la collaboration, il poussait à des mesures extrêmes et au parti unique. Dans une lettre destinée à L’Appel, quotidien antisémite fondé en 1892 par Édouard Drumont, il écrit, le 4 décembre 1941, ces phrases souvent citées depuis : « Il n’y a que le chancelier Hitler pour parler des Juifs. […] C’est le côté que l’on aime le moins, le seul au fond que l’on redoute, chez le chancelier Hitler, de toute évidence. C’est celui que j’aime le plus [10] ».  C’est le moment où, en 1942, il rédige et publie sa préface pour la réédition de L’école des cadavres (1938) : « L’École, écrit-il alors, était le seul texte à l’époque (journal ou livre) à la fois et en même temps : antisémite, raciste, collaborateur (avant le mot) jusqu’à l’alliance militaire immédiate, antianglais, antimaçon et présageant la catastrophe absolue en cas de conflit [11]. » Ni vichyste ni pétainiste : collaborationniste jusqu’au bout des ongles.

VI

Après la guerre, l’écrivain a refusé que ses pamphlets soient republiés. Ce refus est confirmé à son retour en France, en juillet 1951, lorsque Céline négocie la reprise de ses œuvres par Gaston Gallimard. Le contrat prévoit la réédition des romans et d’eux seuls. L’exploitation des pamphlets est demeurée le monopole de l’ayant-droit, qui a veillé à leur non-republication. Justifiée par la volonté de ne pas nuire à l’héritage littéraire de Céline, la décision s’explique aussi par la crainte du scandale et des dépôts de plainte, s’agissant d’ouvrages tombant désormais sous le coup de plusieurs lois : loi Pleven de 1972, loi Gayssot de 1990 et loi de 1992 visant toute démarche d’« incitation à la haine raciale ». Depuis 1961, année de la mort de Céline, sa veuve avait fait respecter cette décision. À la fin de l’année 2017, cette dame, alors âgée de 105 ans, a changé d’avis, deux ans avant de disparaître, en 2019.

La volonté de republier les pamphlets était-elle liée, en 2018, aux problèmes d’argent que connaissait la veuve ? Ou bien a-t-on estimé, comme on peut le lire sur un site extrémiste dont la seule raison d’être est le téléchargement gratuit de Bagatelles pour un massacre, que ce droit de retrait de l’écrivain n’avait été que « d’opportunité » ? Les pamphlets, écrit ce site, « n’ont pas été réédités par des maisons d’édition ayant pignon sur rue parce que l’auteur, revenu en France, voulait pouvoir vendre les livres qu’il écrivait alors pour gagner sa pitance. Cette mesure d’opportunité n’a plus lieu d’être ».

Voilà, en tout cas, des ayants-droit qui s’assoient allègrement sur les volontés de l’auteur et sur son droit moral de retrait. Précisons : nous ne sommes pas, ici, dans le cas de Max Brod exécuteur testamentaire de Kafka, trahissant la promesse faite à l’écrivain et ami de détruire ses manuscrits inachevés et dont la trahison nous a permis de lire Le procès, Le château et tant d’autres textes. Bagatelles pour un massacre est devenu impubliable sous la IIIe République dès 1939, sous l’effet du décret Marchandeau. Le pamphlet a reparu dès le régime de Vichy installé. L’école des cadavres (1938) et Les beaux draps (1941) n’ont existé qu’à la faveur de l’Occupation entre 1940 et 1944. Jusqu’en 1943, les trois pamphlets ont « bénéficié de multiples réimpressions et de plusieurs rééditions aux deux enseignes de Denoël et des Nouvelles Éditions françaises – cette dernière étant une franchise créée par Robert Denoël afin d’y publier des documents antisémites [12] ». Ils ont été tous trois retirés de la vente à la Libération, dès l’automne 1944.

VII

Les éditions et le scandale font grimper la cote des manuscrits littéraires comme les expositions celle des peintres. La consécration patrimoniale a donc logiquement suivi la reconnaissance littéraire et éditoriale : le manuscrit de Voyage au bout de la nuit, réapparu lui aussi alors qu’on le croyait disparu, s’est vendu 11 millions de francs (1,7 million d’euros) à Paris en 2011. La Bibliothèque nationale de France a fait jouer son droit de préemption pour l’acquérir à ce prix.

Jean-Pierre Thibaudat entendait donner les manuscrits retrouvés à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), « une institution publique » où se trouve un considérable fonds Céline, afin que ces manuscrits soient « accessible[s] en particulier aux chercheurs et aux étudiants ». Ce n’est pas, d’après ce que l’on sait, le choix fait par les ayants-droit actuels. Ils serviraient pourtant la mémoire de Céline et se grandiraient, accessoirement, s’ils déposaient les manuscrits à l’IMEC ou à la Bibliothèque nationale de France.

L’ironie de l’histoire est ainsi : c’est aux vandales, aux juifs et aux résistants que l’on devra d’avoir préservé et restitué les manuscrits qui vont nous permettre de découvrir des textes inédits de Céline, appartenant de surcroît à la période qui importe en termes littéraires, celle d’avant les pamphlets, qui a valu à l’auteur sa place dans la littérature mondiale des années 1930 et du XXe siècle avec Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit.


  1. « Que contiennent vraiment les manuscrits volés de Céline ? », BibliObs, 12 août 2021 ; « Le mystère des manuscrits volés de Céline », Le Point, 7 août 2021 ; « Céline. Les manuscrits inédits, réapparus 77 ans après leur “vol” en librairie dès 2022 ? », Ouest-France, 9 août 2021 ; « Des documents volés à la Libération », Ouest-France, 18 novembre 2021.
  2. Ernst Jünger, Journaux de guerre, II. 1939-1948. Trad. de l’allemand par Maurice Betz, Henri Plard et Frédéric de Towarnicki. Édition de Julien Hervier avec la collaboration de Pascal Mercier et François Poncet, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 716.
  3. Louis-Ferdinand Céline, Lettres. Choix de lettres de Céline et de quelques correspondants (1907-1961). Édition d’Henri Godard et Jean-Paul Louis, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 758.
  4. Louis-Ferdinand Céline, Cahiers de prison. Février-octobre 1946. Édition de Jean-Paul Louis, Gallimard, coll. « Les cahiers de la NRF », série Céline (n° 13), 2019, p. 90 et 95.
  5. Frédéric Vitoux, Vie de Céline, Gallimard, coll. « Folio », 2005 [1988], p. 682.
  6. Vente Artcurial, 16 mai 2012.
  7. Louis-Ferdinand Céline, Romans, tome IV. Édition d’Henri Godard. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 869.
  8. Lettres, p. 675.
  9. Michel Houellebecq, « Emmanuel Carrère et le problème du bien » (2018), Interventions, Flammarion, 2020, p. 382.
  10. Louis-Ferdinand Céline, Céline et l’actualité (1933-1961). Édition de Jean-Pierre Dauphin et Pascal Fouché, Gallimard, coll. « Cahiers Céline », n° 7, 1986, p. 164-166.
  11. Céline et l’actualité, p. 173-175.
  12. Amaury Catel, Une approche du livre litigieux en bibliothèque. Le cas des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, diplôme de conservateur des Bibliothèques, ENSSIB, 2013.

12/04/2021

Before Big Bang

 

What Existed Before The Big Bang?

Georges Lemaitre lecturing at a University. Source: unknown

In 1927, Georges Lemaître, a Belgian priest, mathematician, astronomer and professor of theoretical physics published a report in the Annales de la Société Scientifique de Bruxelles (Annals of the Scientific Society of Brussels) under the title “Un Univers homogène de masse constante et de rayon croissant rendant compte de la vitesse radiale des nébuleuses extragalactiques” (“A homogeneous Universe of constant mass and growing radius accounting for the radial velocity of extragalactic nebulae”), a paper that was going to make him internationally recognized in the scientific as well as the religious community.

The paper provided significant insights into the ‘expansion of the universe’ which Lemaitre derived from the solutions of Einstein’s general relativity. The publication in which the report was published wasn’t much recognizable at the time. However, in 1931, physicist Arthur Stanley Eddington translated Lemaitre’s paper in English. He did not include Lemaitre’s estimation of the ‘Hubble’s constant’ though for reasons that were unknown for quite a long time. Lemaitre observationally estimated the value of the Hubble’s constant at the time but for some reason it was not published in the translation. Edwin Hubble provided the accurate constant value two years later after Lemaitre’s publication.

Physicist and popular science author Mario Livio reported in the year 2011:

Lemaître omitted those paragraphs himself when translating the paper for the Royal Astronomical Society, in favour of reports of newer work on the subject, since by that time Hubble’s calculations had already improved on Lemaître’s earlier ones.

When Lemaitre presented his ideas to Einstein, he did not quite accept it and said “Vos calculs sont corrects, mais votre physique est abominable” meaning:

Your calculations are correct, but your physics is atrocious

Lemaître was then invited to London to participate in a meeting of the British Association on the relation between the physical universe and spirituality where he proposed that the universe expanded from an initial point, which he called the “Primeval Atom”. He developed this idea in a report published in Nature. Lemaître’s theory appeared for the first time in an article for the general reader on science and technology subjects in the December 1932 issue of Popular Science. Lemaître’s theory became better known as the “Big Bang theory,” a picturesque term playfully coined during a 1949 BBC radio broadcast by the astronomer Fred Hoyle.

Albert Einstein and Georges Lemaitre

What is the Big Bang Theory?

The Big Bang hypothesis states that all of the current and past matter in the Universe came into existence at the same time, roughly 13.8 billion years ago. At this time, all matter was compacted into a very small ball with infinite density and intense heat called a Singularity. Suddenly, the Singularity began expanding, and the universe as we know it began. The first atoms are thought to have formed when the universe was around 400,000 years old. Before that, the universe was simply too hot and too energetic to let atomic nuclei capture electrons. The first stars sparkled into life, cosmologists believe, about 250 million years after the Big Bang, and the first galaxies shortly after that.

Crucially, the theory is compatible with Hubble–Lemaître law — the observation that the farther away a galaxy is, the faster it is moving away from Earth. Extrapolating this cosmic expansion backwards in time using the known laws of physics, the theory describes an increasingly concentrated cosmos preceded by a singularity in which space and time lose meaning.

Image: Getty Images

The religious/mythological view

According to Boshongo people of central Africa, in the beginning there was only darkness and water. Along with those two elements existed a god named Bumba. Bumba, one day, vomited out of stomachache and spitted the sun. The sun dried up some water leaving land. He vomited some more spitting moon, stars and so on. According to the old testament, god created Adam and Eve only six days into creation. The Qur’an says that “the heavens and the earth were joined together as one unit, before We clove them asunder” . Following this big explosion, Allah “turned to the sky, and it had been (as) smoke. He said to it and to the earth: ‘Come together, willingly or unwillingly.’ They said: ‘We come (together) in willing obedience’. Thus the elements and what was to become the planets and stars began to cool, come together, and form into shape, following the natural laws that Allah established in the universe. The Qur’an further states that Allah created the sun, the moon, and the planets, each with their own individual courses or orbits. “It is He Who created the night and the day, and the sun and the moon; all (the celestial bodies) swim along, each in its rounded course” For Hindus the universe was created by Brahma, the creator who made the universe out of himself. After Brahma created the world, it is the power of Vishnu which preserves the world and human beings.

God rests with his creation. Julius Schnorr von Carolsfeld 1860

What existed before the big bang?

Before we proceed to answer this question, it’s important to understand the fact that big bang theory is, so far, the most widely accepted theory of beginning which is consistent with the working mathematics. Big bang ‘explosion’ is considered to be the beginning of space and time itself. Thus, there is nothing before the initial moment of the universe’s rapid expansion. Theoretically speaking, the Big Bang took place at no place and at no time. Thus, there is nothing before the initial moment of the universe’s rapid expansion. The question is similar to the question of “What happens if you move two objects closer together than zero distance.”

There’s a very interesting analogy that might help us understand the ‘prior-to-big-bang’ universe. Pick the smallest real number that is bigger than 0. Somehow one can always pick one that is smaller than yours. If you pick 0.0001, one can pick 0.00005. In fact, one can always just take the half of your number, and that will be a smaller one. Hence asking what is the smallest number greater than zero does not make any sense. There is no smallest number that is bigger than 0. Big Bang is something similar. There was no first moment. Time itself came to existence with it, and we cannot point to the earliest moment. As in the example above — we can always have a moment earlier than a particular other. We call that first missing moment a singularity.

Here’s a thought: What if our universe is but the offspring of another, older universe? Some astrophysicists speculate that this story is written in the relic radiation left over from the Big Bang: the cosmic microwave background (CMB).

The Conformal Concyclic Cosmology Hypothesis

Unexpected hot spots in the cosmic microwave background (CMB) could have been produced by black holes evaporating before the Big Bang. So says a trio of scientists led by mathematical physicist Roger Penrose in a paper presenting new evidence that our universe is just one stage in a potentially infinite cycle of cosmic extinction and rebirth.

CMBR mapped by COBE and WMAP

Penrose, based at the University of Oxford , has developed a rival theory known as “conformal concyclic cosmology“ (CCC) which posits that the universe became uniform before, rather than after, the Big Bang. The idea is that the universe cycles from one aeon to the next, each time starting out infinitely small and ultra-smooth before expanding and generating clumps of matter. That matter eventually gets sucked up by supermassive black holes, which over the very long term disappear by continuously emitting Hawking radiation. This process restores uniformity and sets the stage for the next Big Bang.

CCC hypothesis (left) and Nobel prize winning physicist Roger Penrose (right). Credits: National portrait library

The theory is a fascinating and imaginative alternative to inflation, but the data doesn’t support it. If Penrose’s CCC hypothesis is correct, we should also be able to see some left-over information from the previous aeon in the cosmic microwave background around us. The data, however, speaks a different story. Let’s leave this topic for the upcoming article.

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11/29/2021

Utopie et désenchantement

 

Utopie et désenchantement chez Claudio Magris

« La Tour de Babel », Pieter Bruegel (vers 1563, huile sur panneau de bois de chêne

Dans Utopia e disincanto, 1999, Claudio Magris s’oppose au chaos catastrophiste, soutenu par la collapsologie radicale. Le Dialogue du passant et du marchand d’almanachs, de Giacomo Leopardi, lui sert de paradigme.

Pour Leopardi, personne ne souhaite revivre son passé exactement comme il a eu lieu. Non seulement nous ne souhaitons pas revivre la vie passée à l’identique, mais même lorsque l’année recommence, nous souhaitons qu’elle soit différente de celle qui vient de s’écouler. Cela  signifie que le destin, jusqu’au jour où nous sommes, nous a mal traités, selon l’opinion générale. Le mal dans le passé l’emporte sur le bien. Ainsi, personne ne consentirait à renaître pour refaire le même chemin. De plus, une vie identique, vécue deux fois, n’offrirait plus de curiosité.

« Utopia e disincanto. Saggi 1974-1998 », Claudio Magris (Gazzardi, 2016)

Nous sommes ici aux antipodes de l’idéal nietzschéen, celui du surhomme,  qui est prêt à revivre ce qu’il a vécu, dans le détail et à l’infini, dans le caractère affirmatif de la vie. « Agis toujours de telle sorte, que tu acceptes l’éternel retour de tes actes » : il s’agit ici d’une acceptation inconditionnelle de la vie.

Mais en attendant, loin de l’idéal du surhomme de Nietzsche, il faut vivre et dès que l’on a choisi de vivre, il faut faire son possible pour s’en accommoder. Loin de se complaire dans la souffrance, la désespérance, nous pouvons trouver des raisons à cette complaisance, mais continuons à vivre pour autant. Ainsi, le pessimisme radical tout comme l’optimisme béat ne sont pas recevables, Héraclite  (philosophe du devenir) et Démocrite (philosophe de l’être) doivent être surmontés. Si ce dialogue de Léopardi  nous met en garde contre l’attente d’une année meilleure, il reste porteur d’un amour, certes timide, pour la vie, associé à une discrète attente du bonheur.

Au tournant du siècle et du millénaire, une inflation démesurée de commémorations et d’anniversaires  a eu lieu. Peut-on encore raisonnablement célébrer l’arc de Triomphe du Temps, la mise en scène du progrès ou au contraire sa caducité ? La crainte apocalyptique de la fin du monde, au seuil de l’An 2000, s’est vue entretenue par les discours annonçant l’effondrement inéluctable.

La transformation inexorable de l’humanité ne va-t-elle pas permettre l’apparition d’un homme nouveau, associé à son auto-dépassement ? En attendant, le nihilisme domine. Claudio Magris établit alors un parallèle entre le nihilisme nietzschéen et celui de Dostoïevski. « L’homme du souterrain » n’est pas sans évoquer « le dernier homme » de Nietzsche (Der letzte Mensch).

Dans les Carnets du sous-sol, Dostoïevski expose le journal d’un narrateur amer, isolé. Il est rempli de haine, de ressentiment, malade et ne se soigne pas par méchanceté envers lui-même. Il se complaît dans sa déchéance et éprouve même une certaine volupté dans la souffrance. Nous pouvons y voir une expression de la philosophie de Schopenhauer au sens de Nietzsche, une volonté de négation de la vie, ou une volonté de néantisation de sa propre existence. Le nihilisme se décline ici comme dévaluation de toutes les valeurs, perte irrémédiable du sens, poussée jusqu’à l’absurde ressentiment  dans la culpabilité de l’ascète, selon la Généalogie de la morale. Nietzsche fit d’ailleurs la connaissance de Dostoïevski par les Carnets du sous-sol en février 1887 à Nice. Il confie alors à Franz Overbeck que « l’affinité instinctive a parlé tout de suite ; ma joie a été extraordinaire ». Dostoïevski, explorateur du nihilisme, en opposition à Pascal, souligne que le moi contient en lui-même la mort et le désir de sa propre destruction, mais il ne se résout pas pour autant, à l’instar de Nietzsche, au caractère inexorable du nihilisme. Alors que Nietzche en appelle à une nouvelle «  Aurore », l’adhésion à de nouvelles valeurs, qui ne sont plus des valeurs de mort mais des valeurs de vie, Dostoïevski évoque ouvertement sa foi, sa conversion totale au Christianisme, veut favoriser le retour à la pensée mystique du Dieu-homme.

Certes, Dostoïevski est d’autant plus clairvoyant qu’il voit le mal partout, cet irréductible qui dissout l’idéalisme optimiste. Mais Claudio Magris ne peut se résoudre à réduire l’histoire, et le XXème siècle en particulier, à une suite d’hécatombes et d’exterminations. Le XXème siècle a apporté ses indéniables progrès, d’une part matériels et d’autre part l’extension des droits à des catégories jusqu’à lors ignorées ou mises à l’écart. Autant on ne peut plus croire au progrès aveuglément, à l’instar des positivistes du XIXème siècle, autant on ne peut se résigner à l’idéalisation d’un passé révolu ou au catastrophisme ambiant.

Claudio Magris (2009)

Si les brumes du futur renforcent notre regard myope, celui-ci doit toutefois être corrigé par humilité et ironie. Nous mettant en garde contre une prétendue fin  de l’histoire, soit-disant opérée en 1989 avec la chute du mur de Berlin, les événements constituent un enchevêtrement inachevé ou intrication de régressions et d’émancipations, comme les deux côtés d’une médaille. Au niveau européen, la contradiction opère aussi entre des forces centripètes et centrifuges, l’unification s’accompagne de revendications particularistes, régionalistes. Si le nouveau millénaire a suivi la défaite de nombreux totalitarismes, la survenue d’un totalitarisme « soft et gélatineux  » est toujours possible. Claudio Magris s’inscrit ici dans la lignée de Tocqueville. Au totalitarisme fondé sur des idéologies fortes, risque de succéder un totalitarisme mou, promu par le pouvoir des moyens de communication.

Chez Tocqueville, la démocratie, conduisant à un nivellement des conditions, peut générer la médiocrité de l’homme, replié sur sa vie privée et finalement soumis à un Etat-providence par rapport auquel il a perdu toute autonomie. La médiocrité se traduit ici par une recherche de petits plaisirs dont chacun remplit son âme. Ici, l’Etat tutélaire aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne pensent qu’à se réjouir. Tocqueville propose par conséquent le développement d’un quatrième pouvoir, celui de la presse.

Afin de résister à ce totalitarisme, Claudio Magris souligne l’importance de défendre la mémoire historique et refuse le faux réalisme qui absolutise le présent et ne le croit plus susceptible de mutation ; ceux qui estiment possible de changer le monde étant alors stigmatisés et traités d’utopistes naïfs. Si la chute du communisme a entraîné la fin du mythe de la Révolution et du Grand Soir, les idéaux de justice perdurent, bien que libérés de l’idolâtrie. Autrement dit, les utopies révolutionnaires sont un levain, insuffisant à lui-seul pour faire le pain, mais utile. Claudio Magris s’inscrit ici en faux contre l’adage selon lequel l’enfer serait pavé de bonnes intentions. Si le monde ne peut être sauvé dans l’absolu, l’humanité doit accéder à la maturité ; en couplant à la fois la nécessité de l’utopie et du désenchantement. L’utopie implique de ne pas se résigner et se soumettre aux choses telles qu’elles sont. Chaque génération, tel Sisyphe, doit pousser son rocher pour éviter qu’il ne lui tombe dessus. L’utopie, c’est aussi ne pas oublier les victimes anonymes, absentes de l’Histoire Universelle. Ecrire, c’est en ce sens marcher le long du fleuve (Danube), remonter son cours, en extraire les existences naufragées, retrouver les épaves et les embarquer sur une arche de Noé en papier.

La volonté de redonner vie aux oubliés se retrouve aussi dans la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin et de Simone Weil. Dans L’enracinement, la philosophe souligne que les vaincus échappent à l’attention de l’histoire. Ils disparaissent, sont néant, dans un processus darwinien le plus impitoyable qui soit. Dans le même sens, Walter Benjamin affirme dans sa 7ème thèse de sa philosophie de l’histoire que  « tous ceux qui ont remporté la victoire participent à un cortège triomphal où les maîtres … marchent sur les corps des vaincus d’aujourd’hui ».

Cependant, l’utopie est dangereuse lorsqu’elle est déconnectée du réel. Don Quichotte a besoin de Sancho Pança. Utopie et désenchantement doivent se corriger mutuellement. Le salut qui n’a pas été assuré par les utopies doit encore être cherché, mais avec plus de patience et de modestie. Les idéaux de solidarité et de justice ne peuvent pas être annihilés par le désenchantement. Le désenchantement, c’est la conscience qu’il n’y aura pas de parousie (seconde venue du Christ sur la Terre, dans sa gloire) ou de venue du Paraclet, expression de l’Esprit Saint, comme défenseur, intercesseur et consolateur, or l’esprit consolateur se fait toujours attendre, mais ce désenchantement du monde, si bien décrit par Max Weber (Entzauberung der Welt) ne peut coïncider avec la fin de l’histoire. En effet, si le désenchantement corrige l’utopie, il n’en renforce pas moins son élément fondamental : l’espérance. A la fin du XVIème siècle, le mouvement baroque, accompagnant la crise de l’empire espagnol, les guerres, la paupérisation et les conflits religieux, se distingue par son pessimisme, en opposition à la pensée de la Renaissance. L’homme est  alors plongé dans le disengaño, perte d’illusions, suivie d’une prise de conscience de la vanité humaine. Il s’agit ici de prendre ses distances avec un monde trompeur, exprimé dans le roman picaresque (le picaro), gueux à l’origine, s’opposant au héros chevaleresque. Claudio Magris ne peut se résoudre à cette désillusion radicale, mais revendique au contraire l’esprit messianique, enfoui au fond des ténèbres. L’esprit messianique, synonyme d’espérance, perdure par- delà les malédictions qui se sont répandues, générant le désenchantement, à l’image du mythe de Pandore.

L’espérance, vertu théologale, se distingue de l’espoir, vertu immanente, terrestre. L’espérance a l’avantage de nous dire non seulement comment les choses sont, mais aussi comment elles devraient être. Si l’histoire est le lieu du désenchantement prosaïque, la fonction de la poésie semble être  celle du «  réenchantement » ou de l’utopie. L’ironie de Cervantès, démasquant la chevalerie, a produit l’enchantement de la poésie de la chevalerie. Claudio Magris est ici l’héritier d’Aristote pour lequel la poésie vaut plus que l’histoire. Alors que l’histoire nous décrit la réalité plutôt telle qu’elle est, la poésie, source de rêve et d’utopie, nous décrirait la réalité telle qu’elle pourrait être. Bref, elle élargit le champ des possibles, en ce sens, la poésie est plus philosophique que l’histoire.

Portrait de Dostoievski, Vassili Perov (huile sur toile, 1872)

Cet esprit de l’utopie, revendiqué par Ernst Bloch, insiste sur les potentialités enfouies derrière le réel, potentialités demandant à être libérées. Ecrit d’avril 1915 à mai 1917, l’esprit de l’utopie est porté par le mouvement de la révolte et de l’espérance. La musique lui paraît être alors la voie principale de cette révolte. A nous de déchiffrer des signes tangibles, des traces d’utopies concrètes, en renouant avec la tradition millénariste. Cet esprit de l’utopie hante encore l’histoire contemporaine comme spectre, associé selon Ernst Bloch au principe espérance (Prinzip Hoffnung).

Finalement, pour Claudio Magris, « le désenchantement est une forme ironique, mélancolique et aguerrie de l’existence ».

Dans l’esprit de l’utopie contemporaine, Aymeric Caron tente de redonner vitalité à l’Utopie de Thomas More dans Utopia XXI, 2017, alors que Michel Maffesoli en appelait à un  réenchantement du  monde en 2007. Aymeric Caron oppose l’utopie au néolibéralisme dominant, identifié de nouveau à un totalitarisme soft, notre système actuel provoquant l’anesthésie des citoyens, leur servitude, en échange de plaisirs et de tranquillité minimale.

Force est de constater cependant que le principe de responsabilité, au sens de Hans Jonas, semble l’emporter sur le principe espérance, dans un monde confronté à de multiples défis, à l’urgence climatique, démographique, ou sanitaire. Cette urgence s’exprime comme impératif suivant : « Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ».

La mort de l’idéologie du progrès ne fait-elle pas de nous des orphelins des Lumières, vides et angoissés ?

Telle est la question posée par un article de Sylvain Besson dans le journal suisse Le Temps publié le 27 décembre 2018. Les deux périls essentiels qui  guettent sont les conséquences du réchauffement climatique, pointé par Pablo Servigne et l’intelligence artificielle. Pour Pablo Servigne, nous sommes entrés dans l’âge des menaces, l’effondrement pouvant se produire autour de 2030. Le réchauffement climatique accéléré, la prolifération du plastique dans les océans, la disparition de certaines espèces dont les insectes pollinisateurs, et la récente actualité (les feux en Méditerranée) corroborent l’hypothèse d’une apocalypse imminente. En cas de réchauffement global de 4 degrés, certaines régions du globe pourraient devenir inhabitables, y compris en France. Ces arguments plaident en faveur de la collapsologie. La menace de l’intelligence artificelle, quant à elle , semble plus théorique. Les robots consacreraient l’obsolescence de l’homme. L’idéologie transhumaniste joue sur le même registre.

Etienne Klein, dans Sauvons le progrès, et Yuval Noah Harari, dans Homo Deus et dans 21 leçons pour le 21ème siècle, dénoncent l’absence de vision pour 2050. Etienne Klein insiste sur les difficultés de compréhension des implications du Big Data, de l’intelligence artificielle ou de l’ubérisation. Des scientifiques renoncent même à l’idée de progrès et le futur envisagé n’est plus attractif. Les dystopies écologiques ou technologiques s’ajoutent au désenchantement radical envers le libéralisme.

Avec l’obscurcissement de l’idée de progrès, nous aurions perdu notre boussole. L’hypothèse de l’effondrement radical est toutefois paralysante et alors il n’y aurait plus de raisons d’agir. Or, la politique est l’anti-destin, ce qui implique de ne pas céder à la fatalité mais au contraire d’ouvrir l’horizon des possibles, de l’action et du mouvement ; tel est aussi l’esprit de l’utopie qui ne peut pas se contenter du désenchantement radical. Sans pour autant nier l’ampleur du changement que l’homme inflige à la terre – l’anthropocène – , il nous faut réinventer notre rapport à la nature sans retourner à l’état de nature, mais plutôt en changeant la voie du progrès qui ne peut plus être considérée comme linéaire ou illimitée. Sans régresser, nous pourrions peut-être rétrogresser ou encore changer la voie du progrès, à travers des expérimentations alternatives s’inscrivant dans la durabilité ou soutenabilité. Ainsi, le futur doit demeurer un objet de pensée collective au-delà du catastrophisme.

© Philippe Fleury


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