3/27/2021

WEIRD, WILD HITCHCOCK TV

 

HITCHCOCK PRESENTS: A BRIEF HISTORY OF THE WEIRD, WILD HITCHCOCK SHOWS THAT ONCE DOMINATED TV

In the 1960s, Alfred Hitchcock was everywhere, and his anthology series became a hotbed for young talent and strange stories.

3/26/2021

(1951)

 

Ce qu’on s’amusait ! (1951)

mars 26th, 2021

L’enseignement à distance, l’enseignement assisté par des dispositifs électroniques, la disparition du papier, l’apprentissage en autonomie, tout ça sont des idées avec lesquelles on joue depuis bien longtemps mais qui ont gagné une forte actualité pendant toute l’année écoulée, avec la fermeture temporaire des écoles, des universités et des activités parascolaires, événements qui ont rendu banal l’emploi de l’adjectif et même parfois substantif « distanciel » — utilisions-nous seulement ce mot avant 2020 ? J’ai oublié. C’est l’occasion de lire ou de relire une courte nouvelle d’Isaac Asimov sur le sujet, The Fun They Had, qui s’inscrit dans une longue tradition (les premières occurrences que j’ai en tête datent du XIXe siècle) de prédictions consacrées au devenir technologique de l’apprentissage scolaire.

High School 2021 AD, dans Betty #46, février 1997 (Archie Comics, scénario George Gladir, illustré par Stan Goldberg et Mike Esposito). Avec une surprenante exactitude, le scénariste prédisait qu’en 2021, on ferait la classe en visioconférence. C’est ici présenté comme une chance : pas besoin de s’embêter à aller à l’école… On notera la pancarte signalant que le « video monitor » doit toujours être découvert (petite confusion entre caméra et écran ?), et on notera l’inquiétant œil qui, comme l’œil de Dieu, fixe… Le lecteur. Si les protagonistes semblent charmés par cette forme d’école, les auteurs nous préviennent de manière plus ou moins subliminale des problèmes de surveillance et de vie privée que pose la situation.

The Fun They Had (1951) a été publié dans un journal pour enfants, Boys and Girls Page, puis amené au public adulte des amateurs de science-fiction dans le recueil Earth is Room Enough — mais pas dans sa traduction française, Espace Vital, ce qui explique sans doute que je n’aie pas gardé souvenir de ce texte bien que j’aie dévoré l’œuvre science-fictionnelle de son auteur pendant mon adolescence. On trouve tout de même ce texte traduit en français sous le titre Ce qu’on s’amusait ! par Roger Durand, notamment dans le numéro 35 de la revue Fiction (1956), et dans le volume Isaac Asimov de la collection anthologique Le livre d’or de la science-fiction.

Closer than we think, l’école à distance, par l’illustrateur prospectiviste Arthur Radebaugh, dans le Chicago Tribune en 1960.

En 2155, la petite Margie découvre un livre constitué de papier, objet qui l’intrigue, car à l’époque lointaine où elle vivra, si l’on en croit Asimov, la lecture n’existera plus que sur écran. On supposera que l’écran que pouvait s’imaginer le lecteur de l’époque était plutôt un poste de télévision (c’est le mot qu’emploie l’auteur, du reste) qu’un moniteur d’ordinateur, car au moment de la rédaction de la nouvelle, l’interface des ordinateurs, objet que personne n’avait chez soi, était avant tout la carte perforée. Le clavier et l’imprimante ne se sont imposés que progressivement, et quant à l’écran tel que nous l’entendons, il n’a commencé à se généraliser que vingt-cinq ans plus tard. Pourtant la description d’Asimov (des mots qui se déplacent) ne semble pas être celle d’une captation vidéo de livres transmise par télé-vision — au contraire de ce que proposait Vannevar Bush dans son célèbre As we may think1, où les documents à consulter étaient des microfilms, manipulés à distance par des automates, filmés et transmis en direct.
Une belle intuition de la part d’Asimov, donc, qui précède de près de deux décennies ans The mother of all demos2.
Revenons à la description du livre :

On tournait les pages, qui étaient jaunes et craquantes, et il était joliment drôle de lire des mots qui restaient immobiles au lieu de se déplacer comme ils le font maintenant
— sur un écran, comme il est normal. Et puis, quand on revenait à la page précédente, on y retrouvait les mêmes mots que lorsqu’on l’avait lue pour la première fois.
— Sapristi, dit Tommy, quel gaspillage ! Quand on a fini le livre, on le jette et puis c’est tout, je suppose. Il a dû passer des millions de livres sur notre poste de télévision, et il en passera encore bien plus. Et je ne voudrais pas le jeter, le poste.

Le procédé est classique, c’est aussi celui des Lettres Persanes, de Montesquieu : on décrit un objet ou un fait contemporain de l’écriture du texte (ici : le livre) par le regard de quelqu’un qui s’en trouve éloigné culturellement, dans le temps ou dans l’espace3. La fiction confère alors une valeur exotique ou historique au présent, et ce faisant, permet de considérer avec d’autres yeux des notion que nous tenons pour acquises. Puisqu’il s’agit de science-fiction, l’observation étonnée de ce qui constituait le présent des lecteurs se double d’une réflexion prospective sur ce que pourrait être l’éducation du futur. La nouvelle ne fait pas que décrire le livre électronique et le « bureau sans papier » (expression et prédiction qui ne datent que de 1975, soit près de vingt-cinq ans après la nouvelle d’Asimov), elle s’intéresse à l’avenir de l’école. Ici, le professeur est remplacé par un robot, un « maître mécanique », une machine :

(…) avec un grand écran sur lequel les leçons apparaissaient et les questions étaient posées. Et ce n’était pas cela le pire. Ce qu’elle maudissait le plus, c’était la fente par où elle devait introduire ses devoirs du soir et ses compositions. Elle devait les écrire en un code perforé qu’on lui avait fait apprendre quand elle avait six ans et le maître mécanique calculait les points en moins de rien.

On notera un point qui existe toujours dans l’imaginaire collectif : l’idée que les enfants du futur auront été adaptés de manière précoce aux ordinateurs, et même formés à leurs limites : ici, on nous dit que dès six ans on apprend à manipuler le codage de cartes perforées, opération fort laborieuse qui était imposée aux informaticiens jusques aux années 1970. Ici, Asimov n’évoque pas les systèmes de questionnaire à choix multiple où l’on répond en perforant les bonnes cases4, il précise bien qu’il s’agit d’un code à apprendre. Or nous savons que c’est, au contraire, en grande partie les ordinateurs qui ont été adaptés à nous, et c’est même une tendance qui a constamment accompagné la diffusion de l’ordinateur et qui va, aujourd’hui, jusqu’à dissimuler à leurs utilisateurs la nature des dispositifs informatiques qu’ils manipulent. C’est le destin de nombreux objets techniques, du reste.

Atari Portfolio - Forum
John Connor, dans Terminator 2 : l’adolescent sait pirater un distributeur bancaire à l’aide de son ordinateur portable Atari Porfolio…

Aujourd’hui encore, pourtant, de nombreux adultes restent convaincus que la jeunesse qui leur succède dispose de compétences presque innées en programmation informatique ou en hacking — c’est le fameux mythe des digital natives —, alors que les choses ne se passent pas ainsi : si les jeunes générations (comme les autres) acquièrent des compétences particulières liées à leur environnement technologique, c’est au niveau de l’utilisation d’interfaces numériques voire au niveau des règles sociales de leur usage, plutôt qu’au niveau de leur conception5, de leur connaissance théorique ou de leur manipulation savante.

Continuons notre lecture.

Super Picsou Géant #218, juillet 2020, Canard Magazine (matthias Malingrey, Frédéric Felder et Cizo)

Ce que les enfants de 2155 persistent à nommer « école » est une pièce située à côté de leur chambre, où on allume le « maître » cinq jours par semaine. On imagine que dans l’idée de l’auteur (qui ne le décrit pas vraiment), ce « maître » est un gros meuble, avec une fonction unique, n’ayant rien à voir avec nos ordinateurs actuels, machines versatiles qui ne cessent d’acquérir de nouvelles fonctions6. Il fait la leçon, pose des questions et collecte les réponses.
Les enfants du siècle prochain, évidemment, sont particulièrement intrigués par ce que pouvait être un maître d’école du XXe siècle :

— Bien sûr qu’ils avaient un maître, mais ce n’était pas un maître normal. C’était un homme.
— Un homme? Comment un homme pouvait-il faire la classe ?
— Eh bien, il apprenait simplement des choses aux garçons et aux filles et il leur donnait des devoirs à faire à la maison et leur posait des questions.
— Un homme n’est pas assez intelligent pour ça?
— Sûrement que si. Mon père en sait autant que mon maître.
— Pas vrai. Un homme ne peut pas en savoir autant qu’un maître.

Je trouve assez intéressante l’idée formulée par les enfants protagonistes du récit qu’un simple humain ne saurait en savoir suffisamment pour pouvoir enseigner tous les sujets et évaluer les connaissances de ses élèves. Mais il me semble qu’Asimov ne pousse pas jusqu’à proposer une réactivation des théories pédagogiques de Comenius, Jacotot7, Montessori ou Freinet, qui défendaient l’apprentissage comme un processus actif de la part de l’élève, où le maître est plus un accompagnateur qu’une figure d’autorité omnisciente. Il me semble que c’est surtout l’impossibilité de maîtriser un savoir toujours plus étendu qui motive cette réflexion. Du reste, les descriptions des cours (apprendre / restituer) relèvent du traditionnel bourrage de crâne.
L’idée d’un professeur de chair et d’os semble complètement inimaginable à la petite Margie, pour qui le « maître » est une entité qui se trouve sous le même toit que ses élèves.

Tommy se mit à rire aux éclats.
— Ce que tu peux être bête, Margie. Les maîtres ne vivaient pas dans la maison. Ils avaient un bâtiment spécial et tous les enfants y allaient.
— Et tous les enfants apprenaient la même chose?
— Bien sûr, s’ils avaient le même âge.
— Mais maman dit qu’un maître doit être réglé d’après le cerveau de chaque garçon et de chaque fille et qu’il ne doit pas leur apprendre la même chose à tous

Pour terminer, Margie se sent nostalgique de cette époque d’éducation non-technologique qu’elle n’a pas connu, car l’école, ça ne sert pas qu’à apprendre, c’est aussi un espace de vie sociale. Elle en est certaine, les écoliers du XXe siècle devaient s’amuser bien plus qu’elle :

L’écran était allumé et proclamait : «La leçon d’arithmétique d’aujourd’hui concerne l’addition des fractions. Veuillez insérer votre devoir d’hier dans la fente appropriée.»
Margie s’exécuta avec un soupir. Elle pensait aux anciennes écoles qu’il y avait, du temps que le grand-père de son grand-père était encore enfant. Tous les enfants du voisinage arrivaient alors en riant et en criant dans la cour de l’école, s’asseyaient ensemble dans la classe et partaient ensemble pour rentrer chez eux à la fin de la journée. Et comme ils apprenaient les mêmes choses, ils pouvaient s’aider pour faire leurs devoirs du soir et en parler entre eux.Et les maîtres étaient des gens…
Sur l’écran du maître mécanique, on lisait maintenant en lettres lumineuses : « Quand nous additionnons les fractions 1/2 et 1/4…»
Et Margie réfléchissait : comme les enfants devaient aimer l’école au bon vieux temps ! Comme ils devaient la trouver drôle…
Oui, en ce temps-là, ce qu’on s’amusait !

Star Trek: Deep Space Nine, saison 1, épisode 2 : étudier seul devant son ordinateur, c’est parfois ennuyeux.

Chacun d’entre nous aura en tout cas eu l’occasion, cette année, de se forger une opinion propre sur ces sujets (apprentissage distanciel, apprentissage en autonomie, cours en ligne, école à la maison, maintien de la vie sociale des élèves…), devenus brusquement l’objet de débats d’opinion et la motivation d’arbitrages politiques.

  1. Le texte As we may think, publié en 1945, est souvent considéré comme prémonitoire du World Wide Web et plus généralement des interfaces hypertextuelles. [↩]
  2. The mother of all demos (1968) est une célèbre démonstration, par Douglas Engelbart et son équipe, d’une interface informatique permettant de manipuler des documents sur un écran à l’aide d’une « souris », de travailler de manière hypertexte et collaborative, d’échanger en visioconférence, etc. [↩]
  3. En science-fiction, un modèle précoce du genre est Un regard en arrière (Looking backward, 1888), par Edward Bellamy, utopie socialiste (quoique l’auteur évite le mot, qu’il remplace par « nationaliste », ce qui produit un contresens pour les lecteurs actuels) où un homme du XIXe siècle découvre un futur pacifié et prospère. Les gens de l’an 2000, où il s’est réveillé après plus d’un siècle de léthargie, sont curieux de se faire raconter les injustices de l’époque de la Révolution industrielle, car ils en connaissent l’Histoire, mais la mentalité capitaliste est à ce point éloignée de leur manière de penser qu’ils sont friands de ce qu’un témoin direct peut leur apprendre.
    Ce livre étonnant a été un des best-sellers étasuniens de la fin du XIXe siècle, aux côtés de Ben Hur ou de la Case de l’oncle Tom, et il a été traité comme un ouvrage politique, suscitant même un large mouvement de réflexion politique, les Bellamy clubs. [↩]
  4. Inventées pour le tissage mécanique au XVIIIe siècle, inspirant les prémices de l’ordinateur par Charles Babbage, les cartes perforées ont été utilisées pour traiter le recensement de 1890 aux États-Unis, faisant naître la société à présent nommée IBM. Si les cartes perforées ne sont plus employées en informatique, elles servaient encore pour des machines à voter lors de la première élection de George Bush Jr., en 2000. [↩]
  5. Le mythe qui affirme que l’enfant du futur manipulera avec naturel des notions (scientifiques, technologiques) complexes ne date pas de l’informatique moderne, puisqu’en 1896, Albert Robida imaginait que les enfants du XXe siècle recevraient comme cadeaux de Noël des livres de mathématiques et des instruments scientifiques — l’un et l’autre se peuvent, mais ne constituent pas vraiment une règle. [↩]
  6. Au passage, je remarque qu’aujourd’hui encore, beaucoup de gens continuent à imaginer que le futur des objets est la spécialisation, avec un appareil par fonction. Mais l’ordinateur personnel, et plus encore ses avatars mobiles, les smartphones et les tablettes, s’orientent au contraire vers une accumulation constante de nouvelles fonctions. [↩]
  7. cf. Le maître ignorant, par Jacques Rancière [↩]

3/22/2021

Libres d'obéir

  


Quand le nazisme a dû faire évoluer le management jusqu'à faire école. Où les objectifs de la guerre totale favorisent tous les moyens de parvenir à la victoire, y compris le « bonheur au travail ».

L'ouvrage de l’historien Johann Chapoutot, spécialiste de la pensée et de la culture nazies, met en perspective les contraintes de développement de l’organisation nazie avec la nécessité de développer une nouvelle forme de management des équipes. L'enjeu est bien sûr que ce modèle, né du IIIe Reich, est celui qui essaime aujourd'hui dans le monde entier, sous le coup de son développement massif aux Etats-Unis et de sa promotion active par les géants économiques et le soft power américain.

Face à la pénurie de main d'oeuvre, l'autonomie des agents

L’Allemagne nazie est un pays en pleine expansion. L’extension de l’empire du IIIe Reich amène un problème de « Menschenmaterial » (ressources humaines) car le territoire augmente considérablement avec les annexions. Or, l’Allemagne a moins d’hommes disponibles puisque l’armée a multiplié ses effectifs par 50 au moment de la guerre. La question est donc : comment faire autant, voire mieux, mais avec moins de personnel ?

Les autorités en appellent alors à l’initiative créatrice des fonctionnaires dévoués à leur tâche et à leur mission : tout fonctionnaire doit jouir « d’un vaste espace de responsabilité personnelle, de devoirs propres, d’initiatives individuelles » et doit pouvoir « se déployer » dans le nouvel espace allemand. C’est ainsi que l’Allemagne nazie ne gouverne plus, mais guide.

L'Etat crée alors des agences pour un management par projet. L’autonomie est grande, car ce qui compte est l’objectif ; pas les moyens, qui sont laissés au choix des acteurs. Ces schémas d'organisation laissent donc une autonomie dans le travail, ainsi qu'un faux sentiment de liberté, car ce n’est pas l'acteur de terrain qui fixe l’objectif, mais bien sa hiérarchie. Il n’a pas la liberté de l’objectif à atteindre, seulement celle des moyens à mettre en œuvre pour y parvenir. Et s’il échoue, ce sera de sa faute, bien évidemment. Douloureux revers de la médaille de cette autonomie.

Pendant la guerre, ce type de management s’appelle « la tactique de la mission » : on confie la mission en laissant l’officier ou le sous-officier libre de choisir ses propres moyens. Reste donc à agir et surtout à réussir car on est responsable du résultat.

Joie et bien être au travail

L’engagement, la motivation et l’implication sont censés procéder « du plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure. Cette forme de travail « par la joie » (Durch Freude) de l’Allemagne nazie fait écho aux mots d’ordre de notre management actuel qui est allé jusqu’à créer le Chief Happiness Officer (CHO), censé être garant de ce bonheur au travail. Bien entendu, le but visé par les nazis n’est pas le bonheur au travail, ou le travail par la joie, mais la performance, la productivité et la rentabilité, notions très présentes dans le discours officiel de l’époque, et pas si étranger que cela à notre époque.

Le management qui permettra d’y parvenir est théorisé par Reinhard Höhn, un juriste qui devient Professeur de Droit, et qui évolue dès le début de sa carrière dans le nazisme pour arriver au grade de Général SS à la fin de la guerre. Johann Chapoutot rappelle que cette théorie, et les initiatives managériales qui les accompagnent, déploient un fort investissement sur l’ergonomie des postes, l’éclairage, la ventilation, la nutrition, et que des espaces de convivialité sont créés dans les entreprises. Le mot d’ordre est le bien-être au travail !

Certes, il n’y a pas encore de Chief Happiness Officer chargé de la Qualité de Vie au Travail, mais le principe est déjà là. Et « les entreprises qui appliquent avec rigueur les principes du département "beauté du travail" peuvent être distinguées par le titre d’"entreprise nationale-socialiste modèle" ». Outre ce bien-être au travail, il y a des œuvres sociales dont l’organisation de vacances sur le site de Prora, avec un hôtel long de 6 kilomètres et comprenant 20 000 lits. Tout est fait pour que les travailleurs et leurs familles se sentent bien.

De l'encadrement nazi au management d'entreprise

Si le nazisme a dû adapter le management à l’expansion de l’Allemagne, que sont ensuite devenus ces cadres SS chargés du management des ressources humaines ? La loi du 31 décembre 1949 lave 800 000 allemands de leur passé nazi. Johann Chapoutot nous dit qu’au lieu de sombrer dans l’oubli, comme on aurait pu le penser, « les anciens gestionnaires du Grand Reich sont plébiscités dans le secteur privé, où l’on apprécie leur excellente formation, leur expérience à la tête des organes du Reich, et où l’on se souvient d’excellentes affaires réalisées, pendant douze ans, grâce au réarmement et à la coopération fructueuse entre industrie allemande et empire concentrationnaire SS (...). Les uns deviennent avocats d’affaires, membres de conseils d’administration, gestionnaires et directeurs de structures tandis que d’autres, comme Höhn, restent fidèles à leur vocation intellectuelle et pédagogique ».

Ainsi, Reinhard Höhn, ancien Général de la SS est en 1953 directeur de la Société allemande d’économie politique, avant de fonder en 1956 la très renommée Ecole allemande de management de Bad Harzburg pour « développer et enseigner les formes de gestion des ressources humaines les plus adaptées à notre temps ». Fidèle à ses idées d’avant-guerre, il y développe le management par délégation de responsabilité, avec 315 règles d’application. Il y forme près de 200 000 cadres de 1956 à 1972 et il y aura après lui près de 500 000 cadres formés jusqu’à sa mort en l’an 2000. Pour célébrer la réussite de cette seconde partie de carrière, après sa première partie de carrière réalisée dans la SS, il s’achète une Mercedes verte qu’il surnomme « la petite rainette », comme celle qu'il avait achetée en 1942, à l'occasion de sa première promotion.

En y regardant de plus près, Johann Chapoutot relève, dans la théorie du management si influente de cet ancien cadre nazi, deux types « d’injonctions paradoxales » : un ancien SS promeut un management non autoritaire tout en imposant les objectifs à atteindre, et le subordonné est investi d'une liberté qui est celle d’obéir. Évidemment, cela fait le terreau des risques psycho-sociaux, dont la « démission intérieure », à laquelle Reinhard Höhn consacre finalement deux ouvrages en 1983, alors qu’il a 79 ans. Dans le souci de perfectionner encore et toujours son modèle élaboré dans les rangs de l'armée politique nazie, il s'intéresse aux prémices de l’épuisement cognitif et émotionnel, du bore-out ou du brown-out, qui viennent encore gripper l'efficacité de son système.

La banalisation des « innovations » nazies

Reinhard Höhn n’est pas le seul à avoir une belle seconde partie de carrière après la guerre. Justus Beyer, ancien SS et membre des terribles services secrets désignés par le sigle SD, est chargé de cours en droit commercial dans une école d’ingénieur avant d’enseigner dans l’école de management de Reinhard Höhn durant les années 1970. Le capitaine SS Hans-Martin Schleyer, chargé de l’aryanisation de l’économie slovaque, devient chef d’entreprise après la guerre, puis arrive au conseil d’administration de Daimler-Benz à la fin des années 1960 avant de devenir chef du patronat allemand dans les années 1970. Franz-Alfred Six, membre de la SD de la SS, criminel de guerre, condamné à Nüremberg à 20 ans de réclusion criminelle en 1948 puis libéré dès 1952, devient en 1957 le directeur de la publicité chez Porsche, qui avait déjà conçu la voiture de Volkswagen « coccinelle » en conformité avec le programme social et économique nazi. En France aussi, Maurice Papon, dont on connaît le parcours, a publié en 1960 un ouvrage de management intitulé L’Ère des responsables.

Ainsi, avec cette étude des innovations managériales auxquelles le IIIe Reich a dû faire face avec l’expansion de l' Allemagne nazie, Johann Chapoutot nous fait découvrir un pan de l’histoire du management qui fait écho à notre époque. Certes, cet écho est douloureux et gênant, mais tels sont les faits historiques et l'auteur veille à ne pas procéder à des assimilations ou rapprochements abusifs.

innocence de l?art

 

Une critique de l’art moderne et contemporain, à l’aune des critères de jugement de l’art classique et de ses théories.

Le titre de l’ouvrage intrigue. De quelle innocence sera-t-il question ? Innocence des œuvres (d’art) ou innocence de la manière ? Proposé par Sonia Younan, normalienne agrégée de philosophie et critique d’art, il articule une réflexion théorique à une série d’entretiens avec des peintres « contemporains », de tendance plutôt moderniste en réalité : Leonardo Cremonini, Valerio Adami, Jacques Monory. Ces entretiens sont d’ailleurs couronnés par un dialogue de l’auteure avec Jean Baudrillard (1929-2007), qui donne sa touche finale au livre : les codes de l’esthétique ont sombré, affirme le philosophe dans la ligne même de ses ouvrages, la peinture ne repose plus sur un métier et aucune nouvelle règle fondamentale n’est venue remplacer celles qui ont été abolies. Le livre s’achève ainsi sur une hypothèse qui est tout autant le point de départ de la démonstration, d’après laquelle l’art contemporain serait dirigé par le solipsisme. En ceci, il serait l’expression franche de la modernité, ère des identités singulières et de l’originalité à tout prix. En l’occurrence, au prix d’un art devenu « n’importe quoi », ou même de la « disparition de l’art ».

L’intrigue est donc liée, dans des termes qui renouent avec les vifs débats des années 1990. A cette époque, à côté du célèbre débat autour du « postmoderne » qu’évoquent les noms de Gianni Vattimo et Jean-François Lyotard, s’est en effet déployé un débat autour du « moderne ». Ancré dans un acte de rupture inaugural, autour de Charles Baudelaire, le « moderne » s’est vu accusé, notamment par Jean Clair, de s’être retourné en un conformisme de la rupture. Cette mise en cause a constitué l’acte inaugural d’une critique générale de l’art contemporain, de ses règles nouvelles ou de son absence de règle, formulée par les contempteurs du « grand n’importe quoi » au nom de l’Art, dont le modèle classique serait le plus pur. La radicalité de la critique de ces nouveaux gardiens du temple (ou du musée) s’est cependant adoucie depuis que nombre d’entre eux ont poussé la porte des Écoles d’art et des ateliers des nouvelles générations. Sonia Younan entend cependant lui rendre toute sa vigueur.

 

Une perspective classique et phénoménologique

L’auteur le précise d’emblée : « nous nous référons à des textes d’artistes comme Vasari, Léonard de Vinci, Nicolas Poussin, et à des théoriciens comme Adam Smith, Quatremère de Quincy, Rousseau ou Hegel ». Ces auteurs classiques ne doivent pas, cependant, encadrer un travail d’archives : ils seront l’aune à laquelle mesurer le travail artistique des artistes du XXème siècle, voire des artistes du temps présent.

De ces recours, on peut retenir quelques critiques désormais bien établies. Par exemple qu’on ne peut plus parler de progrès en art et qu’on ne peut plus publier des histoires de l’art orientées vers une fin, comme on l’a abondamment montré depuis les travaux de Hans Belting, Peter Bürger ou Daniel Arasse. Les auteurs classiques ont aussi nourri une littérature abondante et toujours utile sur les questions de la modernité, des avant-gardes ou de la littéralité en art. Surtout, de Vasari à Hegel, les théories esthétiques de l’âge classique ont posé les fondations de la notion d’« imitation » (mimèsis) pour penser le problème de la représentation dans la peinture classique. A ce sujet, Sonia Younan rappelle à raison que ce terme, si souvent répété, est presque toujours confondu avec la notion de « copie », de « reflet » ou de « faux » (au sens du trompe-l’œil), bref que peu d’auteurs ont bien lu Aristote à qui ils ont emprunté cette notion fondamentale. A rebours des lieux communs, elle n’assigne aucune logique de l’identité.

Sonia Younan se réclame d’autre part des perspectives phénoménologiques, et renvoie à l’incontournable Maurice Merleau-Ponty, à l’entrelacement du visible et de l’invisible et à l’idée d’une peinture susceptible de présenter la genèse du visible. Reprenant à son compte les notions éprouvées de sensible et d’idéel, elle ne déteste pas souligner le refus du concept que cette philosophie prône, ou insister sur le fait que l’œuvre d’art sollicite un monde de compréhension non rationnel.

Sur de telles bases, la plus grande part du modernisme et du contemporain est en somme voué à se trouver une nouvelle fois condamné.

 

Le cas Nietzsche

En philosophie générale, Sonia Younan se réclame de Friedrich Nietzsche, auquel elle consacre toute la première partie de son ouvrage. Pour autant, elle se concentre sur certains pans de cette « philosophie au marteau », à commencer par le refus de la négativité. Appliqué à l’art, ce refus aboutit à l’idée selon laquelle la vocation de l’art n’est pas de critiquer ou de réfuter quoi que ce soit. Ce propos se prolonge dans l’affirmation selon laquelle le beau ne réfute pas le laid, il s’en détourne (Ô Victor Hugo, et la préface de Cromwell !). Enfin, l’art innocenterait le devenir, selon la formule de Nietzsche. L’art n’est pas le jugement d’une conscience ou une vision du monde réfléchie par l’artiste. Il s’agit bien ici du Nietzsche qui remet en question toute esthétique subjective, de même qu’il construit son propos aux antipodes du rationalisme socratique.

Dans une telle perspective, l’auteure en vient à affirmer que l’art est la plus haute forme d’approbation du réel : affirmation qui revient à contester l’idée (contemporaine) selon laquelle l’art serait une esthétique de la défaillance du réel qu’il faudrait suppléer par l’imagination de l’artiste.

L’auteure rappelle encore que pour Nietzsche la peinture doit se régénérer par la musique, dont le spectacle montre mieux que tout autre que c’est la nature qui imite (mal) l’art, et non l’inverse. Or la musique est travaillée par le dionysiaque et l’apollinien. Contre Arthur Schopenhauer, Nietzsche affirme que l’art soutient l’épreuve de l’éternel retour. Quant à Richard Wagner, Nietzsche le condamne pour sa focalisation sur l’auditeur, qui conduit le compositeur à concevoir sa musique pour la fascination qu’elle exerce sur lui.

De cela, Sonia Younan tire une défense de type nietzschéen du grand style, qui évolue cependant vers la défense de la règle en art, de l’assimilation nécessaire d’une tradition (faute de quoi on revient en arrière) et de la gratitude à porter aux grands maîtres. A ce point, Nietzsche est nettement embarqué dans la controverse sur une modernité dont il n’a entrevu que les prodromes.

 

Le cas Matisse

Cette modernité est comprise, sur le plan esthétique, d’après une formule admise largement : empressée de rompre avec la référence à l’imitation, elle lui aurait substitué l’impératif de la création originale. Ce faisant, la modernité artistique aurait prétendu libérer l’art. Or, dit Sonia Younan, on peut contester ce caractère libérateur, pour deux raisons. D’une part, la notion de rupture ne se réduit peut-être pas à regarder le passé comme un négatif absolu à rejeter, et elle ne suffit sans doute pas à effacer le passé en réfutant la mimèsis. D’autre part, l’enfermement des modernes dans une logique solipsiste serait rien moins que libérateur. Ici, il faudrait pourtant compter avec le constat que les avant-gardes se sont bien souvent réunies dans des « mouvements » collectifs. Le problème de la « libération » de l’art éclaire cependant la problématique de l’auteure : ce dont il s’agit, c’est de défendre l’imitation pour ses vertus éducatives et l’assimilation des modèles du passé pour les dépasser.

L’enjeu central est donc bien celui de l’« imitation » (mimèsis), que beaucoup confondent avec « copie » ou « simulacre ». La perfection d’une imitation ne se mesure en effet pas à la ressemblance exacte. Loin de cette logique du clone, l’imitation artistique fonde un renversement de valeur dans le rapport avec l’original. Elle confère une valeur artistique à l’objet. Sonia Younan appuie sa thèse sur les propos d’Adam Smith, tenus dans ses Essais d’esthétique. Elle l’ancre aussi dans les écrits de Quatremère de Quincy, qui a lui aussi livré ses considérations sur la spécificité de l’imitation, susceptible justement de disparité et d’altérité par rapport au modèle. L’imitation n’est pas une répétition. Ce qui se montre bien dans les œuvres, mais aussi dans la différence entre la peinture, la sculpture et la musique.

Que fait Matisse dans ce cadre ? L’auteure renvoie, plutôt qu’aux oeuvres du peintre, à ses écrits dont elle retient qu‘il y défend une théorie de l’expression tout en critiquant la pente dangereuse prise par les peintres abstraits. Matisse se réclamerait alors d’une mimésis qui se fait incorporation du monde dans la peinture. D’une certaine manière, il inventerait la phénoménologie dans la peinture. La peinture résulte d’une lumière intérieure de l’artiste: non pas celle de ses sentiments, ni celle de la lumière immédiate, mais celle du travail sur les modalités formelles de l’expression qu’elle peut engendrer.

Matisse intervient donc ici en personnage qui met en cause la modernité. Et il est bientôt enrôlé dans la cause nietzschéenne, à l’égal de Paul Klee auquel l’auteure en appelle aussi, ne serait-ce qu’au titre de la phrase la plus connue de lui : « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible ». Cette question de la visibilité est pourtant débattue. Elle est souvent conçue, comme dans la philosophie des Lumières ou dans cet héritage de Paul Klee, comme imposant à tous une épistémologie du caché, du derrière les choses. Pourtant, il est une autre épistémologie possible: celle qui affirme non seulement qu’il n’y a rien de caché, mais aussi qu’il n’y a pas d’arrière-monde, et finalement pas de complot derrière les choses. Position sans aucun doute nietzschéenne !

 

L’art contemporain

L’art moderne aurait donc prêché l’originalité, en la substituant à l’imitation, et il aurait récusé toute forme de dialogue avec l’art du passé. On peinerait à trouver des œuvres qui étayent pleinement cette hypothèse, toutefois elle pointe des cibles identifiées dans sa ligne de mire : le bleu de Klein, les fentes de Fontana (subtilement examinées par Éric Michaud dans son dernier ouvrage), les rayures de Buren.

L’art moderne aurait de surcroît supprimé le métier et les années d’apprentissage – ce constat suggérant en somme que les Écoles d’art remettraient leurs élèves au désœuvrement. Il aurait aussi supprimé l’engagement corporel dans une pratique – mais que penser alors de Jackson Pollock et d’une des tendances les plus marquantes de l’abstraction, l’action painting ? Enfin l’art moderne aurait supprimé le matériel au profit d’une vision idéologique de l’art. Bref, il ne pratiquerait plus que l’autoréférence   et ruinerait la représentation classique en même temps que le sensible et la « donation de sens »   . Mais là encore, partager l’idée que les ready-made de Duchamp échapperaient au sensible, de même que les œuvres de Kosuth ou celles du groupe Support-Surface, implique en premier lieu et essentiellement de partager une certaine notion du sensible, en l’occurrence inspirée de Merleau-Ponty.

Si vraiment l’œuvre d’art nous fait assister à la genèse du visible, alors on comprend la condamnation de l’art contemporain entreprise par l’auteure. En réalité, la procédure de réflexion aboutit presque directement à ce résultat, qui se passe presque d’être mis à l’épreuve des œuvres. Le moderne et le contemporain sont en somme emportés par la logique.

L’auteure termine ainsi son propos sur le règne des images dans la société d’aujourd’hui, à propos desquels elle livre la synthèse des méditations récentes sur la fin de la culture du regard à notre époque. Elle condamne dès lors le passage de l’image peinte à l’image mécanique de la photographie et du cinéma, puis à l’image électronique de la vidéo et à l’image de synthèse programmée sur ordinateur.

Dans sa perspective, l’auteure maintient finalement le spectateur dans sa position classique. A raison, elle souligne que dans les doctrines classiques, dans toute perception d’une œuvre d’art se joue un dialogue doublé d’un rapport de force ; un tableau impose au spectateur d’être regardé d’une certaine façon, il détermine le point de vue et même la distance idéale d’où il peut être regardé. La vision qu’il sollicite est toujours déjà présupposée au commencement.

Mais elle n’approfondit pas une question qu’elle cite pourtant : et si le spectateur faisait violence au tableau en refusant l’angle et la distance imposée ? C’est peut-être là l’un des principaux points aveugles d’une analyse livresque qui tient peu compte des problèmes contemporains. En l’espèce, un caractère déterminant de l’art contemporain, pourtant laissé dans l’ombre, tient dans ce qu’il n’est pas (ou plus) de l’ordre de l’imposition, mais du partage.

L’ouverture à cette dimension essentiellement communicative de l’art contemporain est pourtant suggérée par un propos de Pierre Soulages mentionné dans le livre, affirmant que l’art n’a pas vocation à se laisser absorber dans l’ordre du discours, ni à coïncider avec un sens univoque préalable.