Lors du deuxième
confinement beaucoup de professeurs d’université ont décompensé le
stress post-traumatique du premier confinement en multipliant les
devoirs à rendre », dénoncent certains étudiants. Ce qu’a inventé
Macron, c’est le burn out à vingt ans. Ces étudiants disent
qu’ils ont été condamnés au télétravail : emploi du temps destructeur,
salaire payé à la tâche et burn out au programme. Voilà toute une génération prévenue : travailler c’est se cramer.
Photos : Serge D’Ignazio, Teffilin, Jussieu, novembre 2020
La faculté des arts a arbitrairement rebaptisé du nom de « TP »
(travaux pratiques), ses « TD » (travaux dirigés) ce qui fait que les
enseignants de cette faculté ont passé ce semestre à faire cours dans
leurs locaux habituels. Comme le confinement nous contraint à travailler
en demi-jauge, les étudiants sont venus en demi-groupes tous les quinze
jours depuis le mois d’octobre. Préparer ces doubles cursus à la maison
a plus que doublé le temps de travail de certains enseignants, et cela a
eu pour conséquence de rendre impossible toute activité de recherche ;
sans parler des répercussions sur la vie de famille à cause des tonnes
de mails d’étudiant.es en détresse auxquelles il a fallu tenter de
donner des réponses.
En tant que peintre, j’enseigne pour ce premier semestre dans les
deux premières années de cette faculté des arts. D’habitude les
enseignants permanents fuient ces cours de premier cycle. Allez savoir
pourquoi, ils pensent que la dignité d’un intellectuel est de coller ses
fesses dans le fauteuil d’un conseil d’administration pour rejoindre un
collège de chanoines médiévaux plutôt que de faire un bout de chemin
avec des jeunes. Dès lors, les élections dans les facultés deviennent le
plus grand événement de la vie universitaire, à plus forte raison quand
elle ont lieu pendant un confinement.
Il y a quelques temps, au détour d’un cours, j’ai simplement demandé à
une quarantaine d’étudiant.es de premier cycle, « comment ça allait ». À
ma grande stupéfaction, le cours s’est immédiatement transformé en
atelier de libre parole. Les étudiant.es m’ont révélé qu’ « une seule
profs leur avait déjà posé ce genre de question ». Ielles m’ont donc
demandé de transmettre leurs paroles sur le mode de « j’ai entendu dire
que… » . Je le fais parce que ce sont des propos libres et sans fard
qu’il vaut la peine d’écouter.
Le sentiment général est celui d’une « grande fatigue », de
« stress ». Pour être plus précis, ils accusent un fort pourcentage
d’enseignants de « n’en avoir rien à foutre des étudiants », de faire
leur cours « comme si de rien n’était », comme « s’il n’y avait pas
d’épidémie » et d’être dans un déni constant de la réalité de la
situation. L’accusation qui revient est claire : « -Beaucoup de profs se
sont soignés du choc post-traumatique du premier confinement en
bombardant de manière obsessionnelle les étudiants de notes au second
confinement ».
Ils ont vécu « l’accumulation des cours en lignes », « les travaux à
faire dans des délais impossibles », « sans aucune concertation entre
enseignants » comme un véritable harcèlement. Tout ceci a créé un énorme
embouteillage dans leur tête jusqu’à « perdre pied ». Ceci a ouvert
pour eux une nouvelle temporalité, un peu comme le temps passe en
prison, cette machine à briser toute autonomie qui annihile tout
contrôle de son existence. Cet univers mentale inédit, ils le disent ici
mots pour maux.
Face à cette océan de détresse on peut tenir un simple discours
misérabiliste afin d’évacuer les causes, on peut aussi tenter de
comprendre ce qui génère cette misère. Et comprendre c’est souvent
simplement écouter. Comment comprendre cette « inflation de notes jamais
vues jusque là » ?
Pour ce qui est de l’administration de notre fac, « quand celle-ci a
été contactée, il n’y avait jamais de réponse » disent-ils. Le cas le
plus caricatural est selon eux le « néo-président », un administrateur
provisoire de l’Université Paris 1, qui a été nommé sans qu’ « on ne
nous explique pourquoi » au début de l’année universitaire. Celui-ci a
été directement nommé par le ministère de l’enseignement supérieur, pour
des raisons obscures et jamais bien comprises par eux. Le
« néo-président » a simplement annoncé qu’il venait « rétablir la loi » à
Paris 1 mais ils pensent quant à eux que c’est « liés à la politique ».
On se rappelle que Benalla aurait participé à l’évacuation des
étudiants de Tolbiac, avec les conséquences que l’on sait pour la
réputation de notre Souverain. Pour eux, le « néo-président » est un
« hypocrite ». Ce qu’ils ne savent pas c’est que le « néo-président » a
été nommé parce qu’il a poursuivi au tribunal administratif nombre de
ses collègues pour ne pas avoir respecté le système de notation en
vigueur et s’être montré trop conciliants avec les étudiants en
accordant des notations compréhensives durant le premier confinement.
Ces mêmes étudiants qu’un de ses collègue avait publiquement traité de
« paresseux ».
Ils ne savent pas tout ça, mais il sentent qu’il y a un problème.
Pour eux : « -Il arrive en disant, je veux restaurer un dialogue », et
il envoie des « discours fleuves » pour « te raconter sa life », « se la
raconter », et ne jamais « te demander de nouvelles de la tienne » ni
s’informer de ce qui arrive à chacun tout en disant : « - Ne lâchez pas,
surtout ne lâchez rien ». Ceci a instauré une ambiance « complètement
faux-cul » à la fac. Ils reprochent aussi au « néo-président » de ne pas
leur avoir transmis dès le début du confinement des « téléphones
d’appel de détresse » ou « de contacts de psychologues à consulter » ni
de « s’être jamais directement informé de ce qui se passait pour eux ».
Un fait significatif selon eux est qu’on leur aurait promis des masques
gratuits « avec le logo de Paris 1 et le drapeau français dessus ! »
mais ils disent que « c’est un mythe, les premières années en ont eu
quelques-uns, mais pas nous ». Ce qui pour eux a d’emblée ruiné la
crédibilité du « néo-président ». Pour une raison simple : « -Tu
t’engages pas quand tu ne le fais pas ».
Le constat général est que « les profs, l’administration, la
néo-présidence les ont lâchés au milieu de tout ça », et que « tous ces
gens n’ont aucune pitié », qu’ils sont « inhumains » et que « de toute
façon ce n’est pas leur problème ».
A cela ils ajoutent que certains profs ont fait pendant ce
confinement le même cours que d’habitude, « -Ils lisent leur cours sur Zoom® mais sans
jamais vouloir te mettre à l’aise, ils t’intimident, ce n’est pas
interactif ». « -Mais finalement c’est peut-être qu’ils ne sont
eux-mêmes pas très à l’aise ! » disent d’autres. « -D’autant plus que
quand les profs posent des questions sur Zoom® : souvent
il n’y a pas de réponse ». C’est dû au fait qu’ « on ne se connaît
pas ». Quelques profs ont bien essayé d’inventer « des nouvelles
stratégies de cours » dont ils comprennent bien qu’ « elles leur ont
coûté beaucoup de temps de travail ». Certains profs ont ainsi renvoyé
non pas « de simples notes mais des copies annotées à chaque ligne en
format Pdf ». Toutefois le problème qu’ils pointent c’est d’abord une
fuite en avant des emplois du temps et des notes. Parce que de nouvelles
tâches se sont superposées en permanence à la grille des emplois du
temps « habituels » et qu’il a fallu rendre chaque fois de nouveaux
travaux pour être « payé » de nouvelles notes. « -Beaucoup plus qu’en
temps normal » disent-ils. Comme si les profs avaient tenté de justifier
leur salaire par cette fuite en avant de la notation.
De plus, « -Des profs demandent de rendre le vendredi à minuit des
travaux envoyés le jeudi à 16 heures » sans se concerter avec personne.
« -Ils se croient tous seuls » disent-ils. Quand les étudiants n’ont pas
le matériel pour travailler chez eux (châssis, toile, peintures
difficiles à trouver parce que les magasins spécialisés sont fermés)
certains vont jusqu’à dire aux étudiants « - C’est de votre faute, il
fallait prévoir ». La question la plus délicate est de savoir si ces
culpabilisations sont un problème ponctuel ou le symptôme d’un mélange
de solitude au travail, d’impréparation, de misère mentale, de
carriérisme, d’abrutissement professionnel et d’égocentrisme. Ces
symptômes sont-ils ceux d’une crise systémique de l’Université qu’on a
volontairement laissé pourrir durant des décennies « comme l’hôpital
finalement ».
Avec le logiciel Zoom®, ils découvrent ce que c’est que
d’être des « salariés à la maison ». « - Ça te bouffe la vie ».
Beaucoup sont en famille, avec leurs petits-frères et sœurs dans la même
chambre. Les parents sont souvent partis au travail dans la journée et
s’étonnent que « le ménage ne soit pas fait quand ils rentrent, que la
poubelle n’ait pas été descendue, ni l’appartement rangé ». « - Ce n’est
pas parce qu’on est à la maison qu’on doit faire ça » répondent-ils.
« On a pas le temps ». « Du coup cela amplifie des tensions qui
existaient avant avec les parents », c’est souvent la guerre à la
maison.
Quand les parents sont là, il est souvent reproché aux jeunes de
s’isoler : « - Ouais ! T’es jamais avec nous ! » « -Mais faut bien que
je travaille » répondent-ils. Il faut dire que les familles ne sont pas
habituée à gérer des télétravailleurs à la maison, c’est-à-dire des gens
qui sont là « dans l’intimité familiale sans jamais y être vraiment ».
Devenir des fantômes chez soi, des zombies de la formation, c’est
pourtant un problème classique que vivent pas mal de télétravailleurs
indépendants. Ceci fait exploser toute idée de vie privée, sur laquelle
se fonde pourtant l’idée de « civilisation ». Mais voilà que maintenant
chaque étudiant est devenu un micro-entrepreneur qui vit dès vingt ans
ce genre de pression à domicile. Ceci réactive des conflits anciens.
Pour ce qui est des petits-frères et sœurs, les étudiants sont obligés
de « décrocher du cours sur Zoom® quand ceux-ci
sont dans le besoin » (parce qu’ils partagent souvent la même chambre).
« - Le cours ça devient un bruit de fond, comme la télé ». On décroche,
on raccroche tant bien que mal. Ceci donne l’impression d’être toujours
« à la traîne » et « ça fait monter le stress », mais « finalement on
perd tous ses repères ». « On doit gérer de devoir être-là et en même
temps de devoir être ailleurs, cela génère un maximum de culpabilité, du
coup on se sent mal tout le temps ». « -On a l’impression d’être un
glandu et de tout faire mal. » Cette situation schizoïde fait « qu’on
est obligé de se dédoubler ». On mesure mal le niveau de confusion
mentale que cela génère au quotidien pour nombre d’entre eux. La
confusion de l’emploi du temps, les pertes de repères temporels
finissent par rejaillir sur l’ensemble de leur existence, dès lors
complètement désorganisée. C’est l’exposition répétée à ce genre
d’agressions qui finit par détruire n’importe quel psychisme.
La ministre a répété a satiété que les facs n’étaient pas des
clusters mais dans le même les étudiants se retrouvent les derniers
confinés. Toute une part de la jeunesse, dont ce gouvernement a peur,
aura finalement subi la punition d’être en prison pendant presque un an.
Mais n’est-ce pas une punition « méritée » selon certains ? N’est-ce
pas contre cette jeunesse étudiante que ce président a fracassé son
mandat avec l’affaire Benalla ? On comprend mieux qu’il veuille lui
imposer une remise au pas en faisant maintenant voter à la hâte une
peine de 3 ans de prison et de 45000 Euros d’amende au cas ou cette
jeunesse aurait l’idée de se mobiliser à nouveau. Et ce n’est pas par
des interventions présidentielles de dernière minute sur BRUT – « le
media social en ligne à destination des djeunes »-, que ce problème sera
réglé.
Pour « prendre du temps pour soi », et « rester aussi un peu en
famille », beaucoup d’étudiants ont trouvé une solution : « se coucher
plus tard ». Au cours d’un rapide sondage, j’ai pu vérifier qu’un bon
nombre d’entre eux se couchent au minimum vers quatre heures du matin.
Mais là, le repos ne commence pas vraiment parce qu’ils « ruminent dans
leur tête tout ce qu’ils auront à faire le lendemain et ce qu’ils n’ont
pas fait le jour même ». « - Ça bloque dans ma tête et j’ai l’impression
de ne plus penser qu’à ça » disent-ils. Du coup certains prennent des
médicaments pour dormir, mais souvent « ça ne marche pas ». Se coucher
tard nuit. Dormir le jour, ne pas pouvoir dormir la nuit, ruminer des
obsessions professionnelles, n’est-ce pas la définition clinique de la
dépression ?
Après cinq heures de sommeil et une nuit d’angoisse, il est 9 heures du matin. Réveil brutal : attention le cours-Zoom® commence !
Certains ont « bloqué tous leurs cours théoriques sur une seule
journée », ce qui fait qu’ils ont cours de 9 heures à 18 heures avec une
pause à midi ». Soit huit heures passées devant l’écran. Ils ont
rassemblé des cours théoriques sur une journée parce qu’ils pensaient
pouvoir travailler pour subvenir à leur besoins, hélas « il n’y a plus
de travail sauf chez Mac Donald ». Inutile de dire que l’accumulation du
sommeil perdu transforme ces journées-marathon en « siestes devant
l’écran ». Ils mangent « quand ils se souviennent qu’il faut manger »,
parce que « - C’est impossible de se recaler avec ce système où tout est
décalé ».
« -Pour se tenir éveillé on grignote tout le temps, n’importe quoi, à
n’importe quelle heure », on fait aussi ça pour se rassurer. « -J’ai
pris deux kilos ». (Douze étudiant.es opinent du chef). « -Moi j’ai
perdu cinq kilos ». Au niveau du poids comme pour l’emploi du temps,
c’est les montagnes russes. Le temps devient un long couloir. De temps
en temps c’est l’apéro-Zoom®, là on se détend.
« L’alcool aide, la beuh aussi, mais faut faire gaffe, moi j’en prends
qu’une fois par semaine, le vendredi soir ». Devant tant d’abnégation,
les autres baissent la tête.
Les profs leurs envoient « des avalanches de mails », « à chaque
cours il y a des trucs à faire », ce qui génère « une pression
constante », « - à la fac, tu passes ton bac toute l’année » disent les
premières années. « - Pour comprendre un mail, c’est super long, parce
que notre cerveau est non fonctionnel en ce moment ». « -De toute façon
il y a trop de mails et on ne sait pas par quoi commencer », il y a ce
« sentiment d’être en retard tout le temps et partout ». « - Même si
tout est bien expliqué, on bute sur chaque mot » parce que « la
désorganisation, elle est aussi mentale ». Du coup toute créativité
s’éteint. « -Il me faut beaucoup de temps pour dessiner, j’ai du mal à
trouver une idée ». Revient cette question lancinante : « -Pourquoi les
profs ont pensé qu’on avait plus de temps avec le confinement, pourtant
les journées font toujours vingt-quatre heures non ? ». Il n’y a pas de
visibilité à long terme non plus, ce qui fait du trimestre un corridor
sans fin. Les voilà livrés à l’interminable, la totalité de la vie se
fait insomnie, dormira jamais. Un cri dans ce désert : « - Et pour le
partiel, à quelle sauce on va être mangé ? ». « -Avec tout le temps que
je mets à faire mon travail chaque semaine, comment je vais avoir le
temps de réviser ? »
C’est l’atmosphère globale qui nous touche » disent-ils. On essaie de
faire le mieux possible parce que sinon on sait qu’on n’aura pas de
travail dans la vie, qu’on va mal finir, alors on culpabilise ». Ce
sentiment du travail jamais assez bien fait, jamais fini, ce sentiment
de vide permanent, de perte chronique n’est-ce pas les symptômes du burn out en entreprise ? Ce qu’innove ce gouvernement, c’est le burn out à vingt ans.
Le problème du burn out, c’est que c’est long à guérir et
qu’il ne suffira pas d’envoyer des armées de psys pour soigner un
système qui tient chroniquement sur ce genre de pathologies. Le COVID
habitue une jeunesse toute entière à devenir une société de
télétravailleurs. Avec de multiples « avantages » : élimination des
syndicats, économie de locaux et gain sur les budgets immobiliers des
entreprises, fracture sociale (certains ont un endroit dédié au
télétravail tandis que d’autre n’en ont pas
), dissolution de la vie privée et de la notion de personne,
interdiction de déconnexion et sentiment d’être sous surveillance
constante, impossibilité aussi de rêver. Le burn out c’est quand on n’attend plus rien puisque la vie est une gouffre.
Le télétravail c’est le retour des tâcherons, le retour du salaire à la pièce.
Le salaire aux pièces ne rémunère pas le temps de travail passé
devant la machine, ni la force de travail. « Il ne s’agit pas de mesurer
la valeur de la pièce par le temps de travail qui s’y trouve réalisé,
mais de mesurer au contraire le temps dépensé par l’ouvrier par le
nombre des pièces produites explique Marx, (Le Capital, livre 1,
sixième section, chapitre 11). C’est une subtile manière de déguiser le
temps volé et d’augmenter l’intensité au travail puisque ce n’est pas le
temps passé à travailler qui compte, mais le nombre de pièces
produites. Comment s’étonner que l’épuisement s’ensuive ? L’objet
produit devient la mesure du temps, ce qui engage un devenir-objet de
toute existence. L’objet devient la mesure des vies elle-même devenues
choses. Le travail à la pièce instaure une calendarité, un système de
régulation du temps vécu qui fait de l’objet sa mesure. Le rêve de
devenir une chose, (objet de désir ou de séduction ?) est un vieux
fantasme humain, mais là il propose une voie d’accomplissement.
Quand on travaille à la pièce, chaque pièce est noté, et la
succession des notes fabrique la sucessivité d’instants qui constituent
le temps. D’où la fuite dans la notation qui fabrique le décompte de
cette production temporelle comme objet. Les notes deviennent l’unique
mesure de production d’une lente transformation de soi qu’on appelait
auparavant le « savoir » ou la « recherche » (d’un temps perdu). Le bon
prof, c’est donc maintenant celui qui donne beaucoup de notes, parce que
« ça empêcherai de décrocher ». Et c’est à ça qu’ont cru de nombreux
enseignants en mettant en place un impitoyable système d’accélération du
temps, une véritable machine à broyer les flux de conscience, afin de
se rassurer, et pour contrer l’arrêt du temps produit par l’épidémie.
Livrés à eux-mêmes, (la notation n’est pas une sollicitude) les
étudiants n’ont plus alors d’autre ressource que d’organiser (seuls)
leur misère. La chance des deuxièmes années c’est qu’ils se connaissent
depuis l’an dernier. Comme « l’administration ne fait rien, on prend le
relais ». Ils ont constitué des groupes d’entraide sur WhatsApp, un
autre sur Facebook, « - On a fêté mon anniversaire sur Zoom® ! ». Mais pour les premières années c’est plus dur, car ils ne connaissent personne. « Le système des cours sur Zoom® ne permet aucun échange », « - il y a un chat
pour se parler entre nous mais c’est un travail en plus et puis on a un
peu peur des autres ». « -Rien que prendre la parole sur Zoom® ça
crée la peur entre les gens. Tu te retrouves tout seul devant ton
ordinateur. On ne se connait pas alors j’ai peur d’être jugé. Ils vont
me snober. » « -Personne n’ose parler, à part s’il y en a un qui y va,
mais c’est rare. Et puis souvent le prof te met pas à l’aise ». « -
C’est bien simple, avec les masques, avec Zoom®,
on ne se voit plus ». « On disparaît, c’est tout ». Vingt ans, dans une
société de télétravailleurs et d’obsolescence programmée, c’est l’âge
pour disparaître.
En première année, le sentiment de solitude semble beaucoup intense,
la parole est plus rare. D’autant plus que le confinement de l’année du
bac c’était « grave mieux », « ça s’est passé tout seul ». « -Ici, s’il
n’y avait pas ma famille j’aurais abandonné », c’est pourquoi ils
plaignent ceux qui sont « chez eux tout seuls, sans amis ». Une
étudiante de première année est une « toute-seule ». Elle est très
discrète, elle travaille « dans un magasin de repas à emporter, de 6h du
matin à 18 heures du soir trois jours par semaine, c’est très intense »
dit-elle. Ses parents sont très loin, plus au sud. De retour des îles,
ils n’ont pas supporté la grisaille parisienne et se sont réfugiés en
bord de mer. Elle a dû retourner étudier seule à Paris. Elle sourit tout
le temps pour donner le change, comme un mannequin sur le podium,
impeccablement maquillée, sac à main de marque, manteau de luxe,
habillée comme elle s’imagine que s’habillent les princesses
parisiennes. Mais soudain le rimmel coule sur ses joues d’enfant, elle
s’effondre, et lâche entre deux sanglots : « - C’est trop dur de devoir
tout gérer, de passer de la fac au travail, de faire le ménage, les
courses ; réparer une fuite d’eau ça prend vachement de temps à gérer.
Ça fait de trop grosses journées, une trop grosse pression, personne
dans cette promo n’est un super héro ». « Grosse pression » et du coup
c’est la décompensation, la dépression, la vraie, pas le cafard du soir.
Elle pleure tous les jours.
« Notre impression c’est d’être comme en vacances, mais des vacances
nulles, des vacances pourries ». C’est ça la joie du télétravail.
Beaucoup sont partis en province ou à l’étranger, au domicile
familial, parce que dès que le gouvernement a annoncé le second
confinement, ça a été le sauve-qui-peut. Le problème c’est qu’il a fallu
trois jours pour qu’on leur annonce que les cours pratiques n’avaient
pas lieu à distance mais à la fac et qu’il allait donc falloir revenir
sur Paris. « -Trois jours ? Avec tout ce temps, t’avais le temps de te
marier et d’avoir des gosses aussi » a répliqué une étudiante. « -Mais
tout ça c’est un budget » a dit une autre. La plupart n’avaient plus les
moyens de financer un retour sur Paris après ce voyage-éclair
inattendu, quant à ceux qui étaient bloqués en Espagne, en Colombie ou
ailleurs, il n’était pas envisageable de rentrer avec le blocus des
frontières. Ils se ont alors heurtés à des profs qui leur ont écrit « Je
juge (sic) qu’après une semaine vous avez eu le temps de rentrer en
Ile-de-France » ou des messages des directions d’UFR du genre « Vous
avez signé avec l’UFR un contrat pour être présent pendant tout le
semestre, vous devez venir passer le partiel, sinon c’est tant pis pour
vous ». Mais eux répondent à ça : « Ils font comme s’il n’y avait pas le
COVID ». Nouveau dialogue de sourds, et le genre de déni de réalité
provoque chez la plupart « un fort sentiment de révolte et
d’injustice ». Quand il y a un problème, ils se heurtent à un nouveau
déni, bureaucratique cette fois-ci. « - On est perdu, et quand on
demande à l’administration on n’est pas plus éclairé », on leur parle de
décisions prises par la CFVU, le CA, le CS, etc… Autant d’organes dont
ils ne comprennent pas le fonctionnement, dont ils croient comprendre
que leur interlocuteur sait qu’ils ne comprennent pas ce fonctionnement,
mais dont ils subodorent qu’on est en train de la leur faire à
l’envers.
« -Ils oublient qu’on est humain, qu’on n’est pas des machines,
l’ordinateur n’a aucune humanité ». « -Moi j’ai besoin qu’on se touche,
j’ai besoin des câlins des copines sinon je perds le moral, je ne peux
pas tenir plus de trois jours ».
Ils concluent :
« -On gère le stress post-traumatique des profs qui ont peur de ne
pas avoir de notes, alors ils nous bombardent de travail ». Mais cette
pression ds notes, les obsessions qu’elle engendre qui l’a foutue aux
profs ? Le « néo-président » avec ses judiciarisations obsessionnelles ?
Une ministre des universités qui fait passer ses réformes de nuit pour
planquer leur infamie dans une obscurité de velours ? Son petit copain
Blanquer qui crache sur les profs de fac comme le pluie tombe en
novembre, histoire defaire un écran de fumée pour faire passer autant de
basses œuvres ? En fait c’est tout un système qui « déconne » et
s’appuie sur le Burn out, le télétravail et l’intimidation pour imposer à toustes une biopolitique des corps sous l’empire de la maladie.
Reste que Roi clame depuis le début de l’épidémie la continuité de
l’État, du service public et c’est pour ça que certains profs, sous la
pression, bombardent de notes qui sont autant de bavures didactiques.
Cette omniprésence d’un appel à la continuité de l’Etat, cela ressemble
beaucoup à la théorie médiévale de la royauté :
le roi a deux corps. Quand il meurt, son corps spirituel ne meurt pas
pour que la sacralité de pouvoir royal puisse se transmette. Alors dès
que le Roi meurt on crie : « Le roi est mort ? Vive le Roi ». C’est
comme ça que le pouvoir royal continue… jusqu’à la prochaine Révolution.
Pour guérir vraiment, plutôt que d’envoyer des psys, peut-être est-il temps de rédiger des cahiers de doléances dans les facs.