12/01/2020

Proteus anguinus


Protée anguillard

Proteus anguinus


Le Protée anguillard (Proteus anguinus), aussi appelé Olm, Salamandre blanche ou Salamandre des grottes1, unique représentant du genre Proteus, est une espèce d'urodèles de la famille des Proteidae2.

Le Protée est la seule espèce du genre Proteus, la seule espèce européenne de la famille des Proteidae et le seul chordé troglobie européen. On le surnomme parfois « poisson humain » (slovène : človeška ribica) à cause de sa peau qui ressemble à celle de l’Homme.

Évoqué dès 1689 par Valvasor, il appartient au même ordre que les tritons et les salamandres. Il s'agit d'un animal cavernicole que l'on trouve principalement dans les grottes karstiques des Alpes dinariques. C'est le plus grand prédateur des fonds souterrains.

Il intéresse les scientifiques notamment en raison de sa capacité de régénérer ses tissus, qui permet d'étudier certains mécanismes du vieillissement chez les vertébrés3. Caractérisé par sa sénescence négligeable4, il peut atteindre l'âge de 102 ans.

Cet animal est intéressant aussi pour son adaptation au milieu souterrain où la lumière est absente. Les yeux du Protée ont une structure vestigiale, c'est-à-dire qu'ils ont perdu leur fonction initiale, bien qu'ils soient parfaitement fonctionnels à la sortie de l'œuf. L'animal, complètement aveugle, se débrouille donc grâce à ses autres sens très développés, odorat et toucher. Sa peau, en raison de l'obscurité, n'est pas normalement pigmentée, bien qu'il soit capable de « bronzer » à la lumière. Contrairement à d’autres amphibiens, il est exclusivement aquatique. Il possède en outre des caractéristiques néoténiques : une fois adulte, il conserve certaines caractéristiques larvaires comme ses branchies externes5.

Anatomie

Apparence externe

Le corps du protée mesure de 20 à 30 cm de long et parfois même jusqu'à 40 cm6.

Le corps est cylindrique, d'épaisseur constante, et présente une segmentation visible sous forme d'une série de sillons réguliers situés en bordure de chaque myomère. La queue est relativement courte, aplatie latéralement et entourée d’une fine nageoire. Les membres sont petits et grêles avec un nombre réduit de doigts comparativement aux autres amphibiens. Les pattes avant ont ainsi trois doigts au lieu de quatre et les pattes arrière deux au lieu de cinq. Son corps est recouvert d’une fine couche de peau contenant une infime quantité du pigment biologique dénommé riboflavine7 lui donnant une couleur blanc-jaunâtre ou rose pâle5. La ressemblance de sa peau avec celle de l’Homme lui a ainsi valu le surnom de « Poisson humain » dans certaines cultures comme en Slovénie. Les organes internes sont visibles par transparence. La peau du protée possède toutefois la faculté de produire le pigment dénommé mélanine. Une fois exposé à la lumière, sa peau devient graduellement noire et, dans certains cas, ses larves deviennent également colorées. Sa tête en forme de poire se termine avec un court museau aplati. L’ouverture de sa gueule est faible, avec de petites dents formant une sorte de passoire lui permettant de conserver les plus grandes particules à l’intérieur de la bouche.

Les narines sont petites et presque invisibles. Elles sont disposées latéralement près de l'extrémité du museau. Ses yeux, non développés, sont recouverts d'une couche de peau. Le Protée respire grâce à des branchies externes qui forment deux aigrettes à l’arrière de sa tête5. Celles-ci sont rouges à cause du sang enrichi en dioxygène, visible au travers de la peau non pigmentée. Le Protée possède également des poumons rudimentaires mais leur rôle dans la respiration est seulement accessoire. Le mâle et la femelle se ressemblent fortement, le cloaque du mâle étant simplement plus épais que celui de la femelle.

Organes sensoriels

La partie frontale du protée est garnie de récepteurs chimiques, mécaniques et électriques.

Pour s’adapter à l’obscurité des grottes, les animaux cavernicoles ont développé leurs sens (autres que la vue) pour s’orienter ou tout simplement pour se nourrir et survivre8. Le système sensoriel du protée, bien plus développé que chez les autres amphibiens, lui permet donc de vivre dans un milieu obscur et aquatique. Ce système est composé d’un ensemble de récepteurs sensoriels.

Récepteurs photosensibles

Les yeux sont positionnés sous une couche de peau mais restent toutefois sensibles à la lumière. Ils ne sont visibles que chez les jeunes spécimens. Les larves ont des yeux normaux mais le développement s’arrête très vite avant de commencer à régresser. Après quatre mois, les yeux s’atrophient9. La glande pinéale dispose de cellules photosensibles qui, bien qu’atrophiées, gardent une partie de leur faculté oculaire10.

Des expériences comportementales ont révélé que même la peau de l’animal était sensible à la lumière11. Cette faculté provient d'un pigment nommé mélanopsine, présent dans des cellules spécialisées nommées mélanophores. Des analyses cytochimiques semblent confirmer que ces pigments sont présents dans le tégument des protées12,13.

Récepteurs chimiques

Le Protée est capable de détecter de très faibles concentrations de composés organiques dans l’eau où il vit. Son odorat est ainsi bien plus développé que celui des autres amphibiens14.

L’épithélium nasal, situé sur la paroi interne de la cavité nasale et de l’organe de Jacobson, est plus épais que chez n’importe quel autre amphibien15. Les bourgeons gustatifs sont situés au niveau de l’épithélium buccal, la plupart sur la face supérieure de la langue et à l’entrée des cavités des branchies. Ceux dans la gueule sont utilisés pour goûter la nourriture alors que ceux proches des branchies servent à déterminer la composition chimique de l’eau.

Récepteurs mécaniques et électriques

Le très sensible épithélium de l’oreille interne est différencié chez le protée. Il lui permet en effet de percevoir les ondes sonores dans l’eau ainsi que les vibrations du sol. La disposition des cellules réceptrices permet même à l’animal de localiser l’origine de ces ondes16,17.

On connait très peu de choses concernant l’ouïe du Protée mais ses réactions aux sons occasionnellement observées laissent à penser qu'il « entend »17. Des expérimentations comportementales indiquent que la meilleure sensibilité acoustique du protée se situe à des fréquences sonores comprises entre 10 et 15 000 Hz18. La ligne latérale complète ce système auditif en enregistrant les ondes de basse fréquence produites par les déplacements d'eau à proximité de l'animal.

D'autres organes sensitifs ont été analysés au niveau de la tête du protée en utilisant le procédé de microscopie électronique. Ils ont été décrits comme des récepteurs de type ampullaire19. Comme certains autres vertébrés inférieurs, le protée est capable de percevoir de faibles champs électriques20. Des expériences comportementales laissent à penser que le protée peut se servir du champ magnétique terrestre pour s’orienter. Elles ont démontré que le Protée réagissait à des champs magnétiques artificiels créés par les chercheurs21.

Comportement et cycle de vie

Les aselles peuvent être une source de nourriture dans les grottes.

Alimentation et locomotion

Le Protée se déplace comme une anguille par des mouvements serpentins de son corps et il ne s'aide que très peu de ses pattes atrophiées. Il s’agit d’un prédateur qui se nourrit de petits crabes, de gastéropodes et d’insectes5. Il ne mâche pas sa nourriture et ingère ses proies entières. Vu la faible quantité de nourriture dans les grottes, le protée est capable de survivre à une longue période de disette. Il ingère dès que possible une grande quantité de nourriture et stocke celle-ci sous forme de lipides et de glycogène dans le foie. Lorsque la nourriture se fait rare, il réduit son activité et son métabolisme. Il peut même réabsorber ses propres tissus dans les cas les plus critiques. Des expériences ont montré qu’il pouvait survivre jusqu'à dix ans sans nourriture22.

Comportement social

Le protée nage en courbant son corps comme un serpent.

Les protées ont un comportement grégaire. Ils se rassemblent dans des fissures ou sous des pierres23. Les mâles sexuellement actifs font exception. Ceux-ci défendent un territoire où ils tentent d’attirer des femelles. Le manque de nourriture rend les combats entre protées énergétiquement trop coûteux, ce qui fait que les disputes entre mâles se limitent généralement à des intimidations sans combat. Il s’agit d’une adaptation comportementale à la vie en milieu souterrain24.

Reproduction

Le développement embryonnaire du protée dure 140 jours. Après cela, il lui faut encore plus de 15 années pour atteindre la maturité sexuelle25. La larve prend la forme de l’adulte après environ quatre mois, mais la durée du développement est fortement influencée par la température de l’eau26. Des observations historiques et non confirmées ont indiqué que le protée était vivipare mais il a été montré que la femelle possède une glande produisant l'enveloppe des œufs comme chez les poissons et les amphibiens ovipares24. On a longtemps pensé que la femelle donnait naissance à des jeunes à basses températures alors qu’elle pondait des œufs à températures plus élevées mais des observations rigoureuses n’ont jamais pu confirmer ce fait. Il semble donc que le protée soit simplement ovipare.

La femelle produit jusqu'à 70 œufs d’environ 12 mm de diamètre et les dispose entre des rochers où ils restent sous sa protection. Les têtards sont longs de 20 mm lors de l'éclosion et subsistent durant un mois grâce au jaune d'œuf emmagasiné dans les cellules de l'appareil digestif27.

Le développement du protée et d’autres amphibiens troglobites se caractérise par une hétérochronie. L’animal ne présente pas de phase de métamorphose et garde sa forme larvaire. La forme hétérochrone du protée est néoténique ce qui signifie une maturité somatique retardée et une maturité reproductive précoce. Le Protée peut donc se reproduire alors qu’il est toujours sous une forme larvaire. Chez les autres amphibiens, la métamorphose est régulée par l’hormone nommée thyroxine qui est sécrétée par la glande thyroïde. Cette glande fonctionne normalement chez le protée mais la différence provient du fait que les tissus biologiques sont devenus insensibles à la thyroxine10.

Tête du protée.

La reproduction n’a été jusqu’à présent observée qu’en captivité24. Les mâles sexuellement matures ont des cloaques gonflés, une peau plus brillamment colorée, deux lignes sur le côté de la queue tandis que leurs nageoires sont légèrement enroulées. De tels changements n’ont pas été observés chez des femelles. Le mâle peut entamer sa parade nuptiale même sans présence d’une femelle. Il chasse les autres mâles de son territoire et sécrète alors une phéromone visant à attirer une femelle. Lorsque la femelle approche, il se met à tourner autour de celle-ci et agite sa queue devant elle. Il commence à toucher le corps de la femelle avec son museau alors que la femelle touche le cloaque du mâle avec sa gueule. Il se met alors à avancer avec un mouvement saccadé et la femelle le suit. Il produit en avançant un spermatophore et continue à avancer jusqu’au moment où la femelle met en contact son cloaque avec le spermatophore. Le mâle s’arrête alors et reste immobile. Le spermatophore se colle à la femelle et les spermatozoïdes s'avancent en nageant dans le cloaque de celle-ci afin de féconder les œufs. Ce rituel peut se répéter plusieurs fois durant plusieurs heures24.

La durée de vie moyenne d’un protée est estimée à environ 68,5 ans bien qu'il puisse vivre jusqu'à 102 ans25. Certains individus ont notamment été gardés en bassins artificiels dans des conditions semi-naturelles pendant près de 70 ans28. Cette longévité exceptionnelle reste à ce jour mal expliquée25.

Répartition

Distribution du protée anguillard (nord de la mer Adriatique).

Le protée se rencontre en Italie, en Slovénie, en Croatie et Bosnie-Herzégovine dans certaines grottes karstiques des Alpes dinariques sur tout le flanc oriental de la mer Adriatique.

Au nord, on le trouve jusque dans la vallée de l’Isonzo à proximité de la ville italienne de Trieste. Plus au sud, il vit en Slovénie notamment dans le haut-plateau du Karst. Dans ce pays, il peuple de nombreuses grottes comme celles de Postojna et de Škocjan.

Des éléments laissent à penser qu'il pourrait être présent au Monténégro, bien qu'aucune colonie n'y ait été officiellement découverte29. En France, le Protée est visible en aquarium dans la grotte de Choranche, en bordure occidentale du plateau du Vercors ainsi qu'à la grotte de Clamouse, dans les gorges de l'Hérault. Ils y ont été mis par le CNRS de Moulis (situé en Ariège) pour une expérience, ces grottes étant karstiques, ressemblant fortement aux grottes d'origine de l'animal en Slovénie.

Histoire taxonomique

Les protées peuvent avoir quelques différences de taille et de couleur en fonction de la grotte dans laquelle ils vivent. La longueur de la tête est la plus importante différence entre les individus. La longueur de la tête des protées de la région de Stična en Slovénie est plus courte que celle des individus de la région slovène de Tržič ou de la péninsule d’Istrie en Croatie par exemple. D’anciennes recherches utilisèrent ces différences pour classer les protées en cinq espèces. Les herpétologues modernes sont conscients que l’aspect extérieur des amphibiens est parfois variable et on ne peut donc classer les individus d’une façon systématique en fonction de cette morphologie qui dépend de différents facteurs comme la température, la nourriture, les maladies, etc. On considère actuellement qu’il n’y a qu’une seule espèce de protée.

Protée noir

Le protée noir, une sous-espèce, possède une tête plus courte et des yeux plus développés que le protée traditionnel.

En dehors du Proteus anguinus anguinus (sous-espèce précédemment décrite et la plus répandue), le Protée noir (Proteus anguinus parkelj Sket & Arntzen, 199430) est la seule autre sous-espèce reconnue. Elle est endémique des eaux souterraines d’une petite région de 100 km2 près de Črnomelj en Slovénie. Elle fut découverte en 1986 par les membres de l’Inštitut za raziskovanje krasa (« Institut Slovène de Recherche Karstique ») qui exploraient les sources karstiques de Dobličice dans la région slovène de la Carniole-Blanche31. Le Protée noir possède plusieurs particularités par rapport à l’espèce traditionnelle30. La différence la plus visible est sa couleur noirâtre alors que le Protée est en général pâle. Sa tête est plus courte et les muscles de la mâchoire sont plus développés. Il est plus long et possède de 34 à 35 vertèbres contre 29 à 32. Les appendices sont plus courts de même que sa queue (proportionnellement à la taille du corps). Ses récepteurs électriques sont moins sensibles. Le Protée noir a, de plus, des yeux presque normalement développés, même s'ils restent petits comparativement aux autres amphibiens. Ces yeux sont recouverts par une fine couche tégumentaire transparente, mais ne présentent pas de paupières. Autre différence notable, les yeux régressés du Protée blanc possèdent une rétine essentiellement constituée de cellules visuelles en cônes riches en opsine, sensibles à la couleur rouge. Les protées noirs ont des yeux dont la rétine contient des bâtonnets, des cônes sensibles au rouge et des cônes sensibles au bleu. Toutes ces caractéristiques laissent à penser que le protée noir aurait commencé à coloniser le milieu souterrain depuis moins longtemps et dispose donc ainsi d’anciennes caractéristiques non troglomorphiques.

Recherches

La grotte de Postojna en Slovénie, une des grottes abritant le Protée.

Le Protée a été représenté pour la première fois comme un serpent avec des ailes, probablement en raison de ses branchies externes. Cette représentation se trouve sur le relief d’une fontaine vénitienne en pierre.

La première mention écrite du protée se trouve dans l’ouvrage de Janez Vajkard Valvasor intitulé La Gloire du Duché de Carniole (1689). Il y est cité en tant que bébé dragon. Le premier chercheur à découvrir un protée vivant fut Giovanni Antonio Scopoli, chercheur originaire d’Idrija. Il envoya des spécimens morts et des dessins à certains collègues.

Josephus Nicolaus Laurenti fut cependant le premier à décrire brièvement le Protée en 1768 et lui donna le nom de Proteus anguinus. Il ne le savait cependant pas cavernicole et pensait que l'animal habitait le lac de Cerknica32. Ce n’est qu’à la fin de ce même siècle que Carl Franz Anton Ritter von Schreibers du Muséum de Vienne commença à étudier l’anatomie de l’animal. Des spécimens capturés lui furent envoyés par Žiga Zois. Schreibers présenta les résultats de ses recherches en 1801 à la Royal Society de Londres, puis à Paris. C'est alors que la reconnaissance et l’attrait pour le Protée commencèrent à grandir et des milliers de spécimens furent envoyés à des chercheurs et des collectionneurs à travers le monde. Les premières investigations morphologiques en Slovénie furent menées par le professeur Lili Istenič dans les années 1980. Depuis, le groupe de recherches de l’université de Ljubljana, dirigé notamment par le professeur Boris Bulog, est l'un des mieux documentés sur l’animal33.

Des laboratoires installés dans des grottes, à travers l’Europe, réalisent également des études sur l’animal, comme à Moulis34 et dans les grottes de Choranche35 (France), aux Kents Cavern (Royaume-Uni), aux grottes de Han-sur-Lesse (Belgique) et à Aggtelek (Hongrie). Certains protées ont également été introduits dans le Hermannshöhle en Allemagne et dans la grotte d’Oliero en Italie.

Le Protée a été utilisé par Charles Darwin dans son célèbre ouvrage L'Origine des espèces comme un exemple de la perte de facultés due aux modifications des conditions de vie36.

« Comme on le voit chez le Protée aveugle, par rapport aux autres reptiles actuels de l’Europe, je suis surpris, au contraire, que des restes plus nombreux de la vie ancienne ne se soient pas conservés dans ces sombres demeures dont les habitants ont dû être exposés à une concurrence moins sévère. »

Statut de conservation

Menaces

Un Protée dans son milieu naturel.

Du fait de son adaptation aux conditions extrêmes spécifiques aux grottes souterraines, le protée est particulièrement sensible aux changements de son environnement.

Les eaux présentes dans les grottes des régions karstiques sont rapidement touchées en cas de pollution au niveau de la surface. Les eaux s'enfoncent rapidement dans des crevasses sans passer par un filtre naturel comme dans d'autres régions qui ont par exemple une couche sablonneuse filtrant la pollution et ralentissant sa progression vers les profondeurs37. La contamination des réseaux karstiques souterrains peut être causée par des dépôts de déchets à ciel ouvert ou par des émissions accidentelles de produits toxiques pour l'environnement. Parmi ces polluants dangereux, on peut citer les pesticides, les engrais, les PCB, les hydrocarbures mais aussi le mercure, l'arsenic, le cadmium ou le plomb. Ces produits peu ou pas biodégradables atteignent plus ou moins vite le lieu de vie des protées en fonction de la perméabilité des couches du sol et peuvent s'accumuler petit à petit dans les organismes vivants. Cette accumulation devient mortelle au-delà d'une certaine dose.

Du fait de sa rareté, le Protée est aussi menacé par un risque de prélèvement trop important des individus dans leur habitat naturel, par exemple par des collectionneurs.

Statut légal

Le Protée est présent dans les annexes II et IV de la Directive européenne 92/43/EEC38. L'annexe II a pour but de préserver des espèces animales et végétales dans leur habitat en définissant des zones de protection. Ces zones forment le réseau Natura 2000. L'annexe IV définit les espèces animales et végétales nécessitant une protection élevée et limitant par exemple la chasse et la capture d'animaux. La capture d'un protée n'est autorisée que dans des circonstances très particulières, contrôlées par les autorités locales.

Le Protée et les autres habitants des grottes furent protégés en Slovénie, dès 1922, mais la mise en pratique fut longtemps difficile avec, par exemple, l'existence d'un marché noir de revente de ces animaux. En 1982, le Protée fut ajouté à la liste des espèces rares et menacées, ce qui empêchait tout commerce de cet amphibien. Après son accession à l'Union européenne en 2002, la Slovénie fut contrainte d'intégrer dans sa législation nationale la Directive européenne (92/43/EEC) visant à créer des zones de protection. Le Protée est également présent sur la liste rouge des espèces en danger de Slovénie39. La grotte de Postojna et d'autres grottes peuplées par les protées font désormais partie du réseau Natura 2000 en Slovénie. En Croatie, le Protée est protégé par la loi au même titre que les amphibiens40. La capture n'y est autorisée que pour la recherche scientifique et nécessite une autorisation de l’Administration croate pour la protection de la nature et de l'environnement. En Bosnie-Herzégovine et au Monténégro, le statut de conservation n'est pas encore défini.

Sur la liste rouge de l'UICN, le Protée est classé comme vulnérable (VU) à cause de sa répartition géographique limitée, de sa population décroissante et de la fragmentation des groupes d'individus29.

Dans la culture populaire

Le Protée est l'un des symboles importants de la Slovénie. Ce pays dispose en effet de nombreuses grottes abritant cet animal. On en trouve par exemple dans la grande grotte de Postojna mais aussi dans les grottes de Škocjan. Véritable rareté naturelle, le protée ainsi que plusieurs grottes de la région attirent de nombreux touristes. Un vivarium est présent dans la grotte de Postojna et on peut y voir le milieu naturel de l’animal41.

Dans La Gloire du Duché de Carniole (Die Ehre dess Hertzogthums Crain), Janez Vajkard Valvasor décrit les mythes et légendes slovènes faisant du protée un bébé dragon. En effet, lors des crues, cet animal cavernicole est expulsé des grottes où il vit. Les populations locales en concluaient que de grands dragons vivent sous la croute terrestre et que ce petit animal en est la larve42.
La franchise Pokémon a réadapté cette légende avec la famille de Minidraco et ses évolutions, apparue pour la première fois dans les jeux vidéo Pocket Monsters Vert et Pocket Monsters Rouge, sortis en 1996 au Japon.

Entre 1991 et fin 2006, la monnaie nationale du pays était le tolar. Le Protée était représenté sur la pièce de 10 centimes de tolar. Depuis 2007, la monnaie de la Slovénie est l’euro et les pièces en euro de la Slovénie disposent aujourd'hui d'autres symboles. La plus ancienne revue slovène de vulgarisation scientifique, publiée pour la première fois en 1933, portait le nom de Proteus43.

Publication originale

  • Laurenti, 1768 : Specimen medicum, exhibens synopsin reptilium emendatam cum experimentis circa venena et antidota reptilium austriacorum Vienna Joan Thomae, p. 1-217 (texte intégral [archive]).

Synonymes

  • Hypochthon laurentii Merrem, 1820
  • Phanerobranchus platyrhynchus Leuckart, 1821
  • Hypochthon zoisii Fitzinger, 1850
  • Hypochthon schreibersii Fitzinger, 1850
  • Hypochthon freyeri Fitzinger, 1850
  • Hypochthon carrarae Fitzinger, 1850
  • Hypochthon haidingeri Fitzinger, 1850
  • Hypochthon laurentii Fitzinger, 1850
  • Hypochthon xanthostictus Fitzinger, 1850

Liens externes

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Bibliographie

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Notes et références


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  • https://www.pbs.org/wnet/nature/episodes/the-dragon-chronicles/the-olm-and-other-troglobites/4533/ [archive]
  • 11/30/2020

    Paniques anticomplotistes

    Paniques anticomplotistes
    par Frédéric Lordon, 25 novembre 2020
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    Félix Vallotton. - « Paysage de ruines et d’incendies », 1915.

    Si Hold-up n’avait pas existé, les anticomplotistes l’auraient inventé. C’est le produit parfait, le bloc de complotisme-étalon en platine iridié, déposé au Pavillon de Breteuil à Sèvres. De très belles trouvailles, des intervenants dont certains ont passé le 38e parallèle comme des chefs : une bénédiction. Altérée cependant parce que, certes, on est content d’avoir raison et d’être la rationalité incarnée, mais quand même l’époque est sombre et on rit moins. La Terre plate et la Lune creuse, on veut bien, ça c’est vraiment drôle, mais QAnon beaucoup moins, ça fait de la politique, le cas échéant ça prend des armes ; aux fusils près et du train où vont les choses on pourrait bientôt avoir les mêmes à la maison. D’ailleurs, on commence à les avoir. Pour l’heure il n’est question que de masques et de vaccins, ce qui n’est déjà pas rien, mais on sent bien que tous les autres sujets sont candidats. Ce qu’on sent bien également, c’est le degré auquel le camp de la raison se voit lui-même démuni, et légèrement inquiet devant sa difficulté à élaborer des stratégies antidotes. Disons-le tout de suite, dans la disposition qui est la sienne, il n’est pas près d’en trouver la première.

    D’une forme à l’autre (mais la même)

    Lire aussi Serge Halimi, « Dès maintenant ! », Le Monde diplomatique, avril 2020.

    Le torrent de commentaires qu’a immédiatement suscité la diffusion du documentaire est sans doute le premier signe qui trahit la fébrilité — du temps a passé depuis le mépris et les ricanements. Si encore il n’y avait que la quantité. Mais il faut voir la « qualité ». C’est peut-être là le trait le plus caractéristique de l’épisode « Hold-up » que toutes les réactions médiatiques ou expertes suscitée par le documentaire ne font que reconduire les causes qui l’ont rendu possible. Les fortes analyses reprises à peu près partout ont d’abord fait assaut de savoirs professionnels par des professionnels : « la musique » — inquiétante (la musique complotiste est toujours inquiétante), le format « interviews d’experts sur fond sombre » (le complotisme est sombre), « le montage » (le montage… monte ?). C’est-à-dire, en fait, les ficelles ordinaires, et grossières, de tous les reportages de M6, TF1, LCI, BFM, France 2, etc. Et c’est bien parce que l’habitude de la bouillie de pensée a été installée de très longue date par ces formats médiatiques que les spectateurs de documentaires complotistes ne souffrent d’aucun dépaysement, se trouvent d’emblée en terrain formel connu, parfaitement réceptifs… et auront du mal à comprendre que ce qui est standard professionnel ici devienne honteuse manipulation là.

    Complotistes ou décrypteurs ?

    Mais les médias ont passé ce point d’inquiétude où l’on sent bien qu’on ne peut plus se contenter de la stigmatisation des cinglés. L’urgence maintenant c’est de comprendre — hélas en partant de si loin, et avec si peu de moyens. Alors la science médiatique-complotologique pioche pour refaire son retard, et tout y passe. Il y a d’abord, nous dit très sérieusement Nicolas Celnik dans Libération (lui aussi a compris qu’il ne fallait plus se moquer, alors il écrit une « Lettre à (son) ami complotiste »), que l’un des ressorts positifs des adeptes de complots vient de « l’impression d’avoir découvert ce qui devait rester caché ». Mais Nicolas Celnik sait-il que le vocable princeps de l’idéologie journalistique est « décrypter », ce qui, si l’on suit bien l’étymologie, signifie, précisément, mettre à découvert ce qui était caché. Il n’est pas un organe de presse qui ne s’enorgueillisse de ses « décryptages ». Partout ce ne sont que « décrypteurs », d’ailleurs Abel Mestre et Lucie Soullier qui consacrent un papier-fleuve dans Le Monde à s’inquiéter de la double épidémie de Covid et de théories complotistes, déplorent que l’audience de ces dernières soit « devenue considérable, bien au-delà de celle des sites qui les décryptent ».

    Le décryptage autorisé a toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente

    Ici le parallélisme manifestement inaperçu entre les îlotes tentant de « découvrir ce qui devrait rester caché » et l’aristocratie des « décrypteurs » se complique de ce que le décryptage autorisé n’a jamais rien décrypté, qu’il a même toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente, en quoi consiste le catéchisme néolibéral. Il suffit d’écouter un « décrypteur » livrer aux masses abruties qu’il a la bonté d’éclairer le sens profond de la suppression de l’ISF, de la réduction de la dette publique ou du démantèlement du code du travail pour être au clair sur ce que « décrypter » signifie réellement — à savoir voiler dans les catégories de la pensée néolibérale. « Décrypter », c’est avoir admis que les gueux ne se contentent plus d’une simple injonction, et entreprendre de leur en donner les bonnes raisons. Par exemple : « il faut supprimer l’ISF sinon les cerveaux partiront » — là c’est décrypté ; « il faut réduire la fiscalité du capital pour financer nos entreprises » (tout est clair) ; « il faut fermer des lits pour que l’hôpital soit agile » (décryptage de qualité : qui voudrait d’un hôpital podagre ou arthritique ? on comprend) ; « il faut réduire les dépenses publiques pour ne pas laisser la dette à nos enfants » (clarté économique, clarté morale), etc.

    C’est très exaltant pour un journaliste de décrypter, ça donne un grand sentiment d’utilité sociale, c’est comme une charité démocratique. Les gueux ne pouvaient pas apercevoir tout ça, ça leur restait donc crypté — du coup on le leur décrypte. Décrypter, c’est faire comprendre aux intéressés ce qu’on va leur faire, pourquoi c’est nécessaire, et pourquoi c’est bon pour eux. Et comme ils auront compris, ils seront contents — suppose-t-on. Si les malheureux décrypteurs savaient ce que donnerait qu’on décrypte leurs décryptages, ce qu’on porterait au jour — les abysses de raisonnements indigents, d’idées reçues, de servilités intellectuelles inconscientes, mais fièrement portées en bandoulières comme vérités d’initiés.

    Les complotistes en tout cas ont parfaitement reçu le message du « décryptage », à ceci près qu’à force de s’entendre administrer par d’autres un sens inaperçu du monde qui les bousille en leur expliquant qu’il est le meilleur possible, ils ont entrepris de s’en chercher un autre par eux-mêmes. Ça ne donne sans doute pas des résultats bien fameux — mais à décrypteur, décrypteur et demi. C’est le « décryptage » lui-même qui, pour permettre aux journalistes de faire les entendus, a installé l’idée qu’il y avait quelque chose à aller chercher dessous. Les complotistes les prennent au mot, à ceci près que le quelque chose des décrypteurs étant toujours la même chose, eux se mettent en devoir d’aller chercher autre chose.

    Cérébroscopie des complotistes

    Lire aussi «  Médias français, qui possède quoi ? », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

    Alors on va chercher pourquoi l’autodécryptage des gueux décrypte de travers. Ici la science complotologique est à son meilleur. Comme les sciences les plus avancées, elle isole des « effets ». Par exemple la physique connaît « l’effet Compton », « l’effet Doppler », « l’effet Einstein ». La complotologie, pour sa part dispose de l’effet « millefeuille argumentatif ». Impossible d’ouvrir un article sur Hold-up sans avoir à manger du millefeuille (argumentatif) — une feuille de vrai, une feuille de faux, une feuille de vrai… Un journaliste de Mediapart va plus loin et pose gravement la question : « pourquoi nos cerveaux sont-ils si perméables » (à l’aberration complotiste) ? « Nos » : pas de discrimination offensante. « Cerveaux » : parce que c’est là-dedans que ça se passe. La réception du complotisme, c’est une affaire « dans le cerveau ». Un psychologue social, dont la psychologie sociale n’a plus rien de social (mais c’est la grande tendance de la psychologie sociale) saisit aussitôt la perche du « cerveau » : comme une invitation faite aux sciences cognitives et à leur panacée explicative : le biais. Pourquoi le « cerveau » (des complotistes) erre-t-il ? Parce qu’il est en proie à des biais (cognitifs) — marche aussi avec « pourquoi votre fille est muette » : elle est en proie à des biais (auditifs). Après le biais pâtissier (celui du millefeuille — particulièrement traître avec toute cette crème, on ne sait plus si on mange des feuilles vraies ou des feuilles fausses), le biais de confirmation, puis le biais d’intentionnalité (à qui profite le crime ?), etc. De ce qu’il y a des biais, il résulte que la pensée n’est pas droite. C’est scientifique, on a bien avancé.

    À un moment cependant le psychologue social se souvient qu’il y a « sociale » dans « psychologie sociale ». Et qu’il y a des inégalités « assez énormes dans les sociétés modernes ». Dont résulte logiquement que le complotisme prospère auprès « des gens qui ont un plus faible degré d’éducation ». On le pressentait, mais c’est quand même plus satisfaisant quand c’est établi par la science. Attention toutefois, la science a ses complexités : quand Macron pense que les « gilets jaunes » sont soutenus par les Russes, ou quand le sénateur PS François Patriat, à propos des mésaventures de DSK en 2011, envisage « non pas la théorie du complot mais la théorie du piège », il est impossible d’y voir des bouffées complotistes, d’abord parce que François Patriat l’écarte formellement, ensuite parce qu’il est assez évident que nous avons affaire à des personnes qui n’ont pas « un faible degré d’éducation ». Le complotisme, c’est la pathologie cognitive des pauvres — on ne tardera sans doute pas à établir que le jambon mouillé a des effets pernicieux sur le cortex préfrontal et, là, la psychologie sociale sera pleinement sociale, ainsi que scientifique.

    Les paroles institutionnelles en ruines

    Voilà donc où en est la « compréhension » du fait complotiste dans les médias assistés de leurs experts satellites. D’où naît irrésistiblement un désir de compréhension de cette « compréhension », ou plutôt de cette incompréhension, de cette compréhension tronquée sur l’essentiel. En réalité, que la formation des opinions reprenne toute liberté, pour le meilleur et pour le pire, quand l’autorité des paroles institutionnelles est à terre, ça n’a pas grand-chose de surprenant. Mais pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles est-elle à terre ? C’est la question à laquelle les paroles institutionnelles ont le moins envie de répondre. On les comprend : l’examen de conscience promet d’être douloureux, autant s’en dispenser — et maintenir le problème bien circonscrit au cerveau des complotistes.

    Mais pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles est-elle à terre ? C’est la question à laquelle les paroles institutionnelles ont le moins envie de répondre

    C’est que l’autorité des paroles institutionnelles n’a pas été effondrée du dehors par quelque choc exogène adverse : elle s’est auto-effondrée, sous le poids de tous ses manquements. À commencer par le mensonge des institutions de pouvoir. Les institutions de pouvoir mentent. Mediator : Servier ment. Dépakine : Sanofi ment. Bridgestone : Bridgetsone ment. 20 milliards de CICE pour créer un million d’emplois : le Medef ment. Mais aussi : Lubrizol, les pouvoirs publics mentent ; nucléaire, tout est sûr : les nucléocrates mentent. Loi de programmation de la recherche : Vidal ment (mais à un point extravagant). Violences policières, alors là, la fête : procureurs, préfecture, IGPN, ministres, président de la République, tout le monde ment, et avec une obscénité resplendissante qui ajoute beaucoup. Covid : hors-concours.

    Lire aussi Philippe Descamps, « Épidémie d’affaires », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

    Le capitalisme néolibéral a déchaîné les intérêts les plus puissants, or là où les intérêts croissent, la vérité trépasse. C’est qu’il faut bien accommoder la contradiction entre des politiques publiques forcenées et l’effet qu’elles font aux gens. Or pour combler ce genre d’écart, quand on a décidé de ne pas toucher aux causes de l’écart, il n’y a que le secours des mots. Alors on arrose généreusement avec du discours. Au début on fait de la « pédagogie », on « décrypte ». Et puis quand le décryptage ne marche plus, il ne reste plus qu’à mentir — à soutenir que ce qui est n’est pas (« la police républicaine ne se cagoule pas, elle agit à visage découvert »), ou que ce qui n’est pas est (on ferme des lits pour améliorer l’accueil des malades). Quand il n’est pas pure et simple répression, le néolibéralisme finissant n’est plus qu’une piscine de mensonge. Nous baignons là-dedans. C’est devenu une habitude, et en même temps on ne s’y habitue pas. Vient forcément le moment où l’autorité de la parole institutionnelle s’effondre parce que l’écart entre ce qu’elle dit et ce que les gens expérimentent n’est plus soutenable d’aucune manière.

    Alors ça part en glissement de terrain, et tout s’en va avec, notamment les médias d’accompagnement, précisément parce qu’ils auront accompagné, trop accompagné, pendant trop longtemps. Ils auront tant répété, tant ratifié, se seront tant empressés. Les complotistes voient l’esprit critique de la presse se réarmer dans la journée même de la parution d’un documentaire. Mais, en matière d’esprit critique, ils se souviennent aussitôt des interviews de Léa Salamé, de Macron interrogé par TF1-France2-BFM, de la soupe servie à la louche argentée, de la parole gouvernementale outrageusement mensongère mais jamais reprise comme telle, ils se souviennent de deux mois d’occultation totale des violences policières contre les « gilets jaunes », ils se souviennent du journalisme de préfecture qui a si longtemps débité tels quels les communiqués de Beauvau, certifié l’envahissement de la Salpêtrière par des casseurs. Certains médias protestent : « c’est injuste, nous sommes en train de changer, nous avons vu, nous en parlons maintenant, nous envoyons des grandes reporters sur les ronds-points, nous avons à cœur de reprendre (prendre) contact avec la vie des gens ». Sans doute, mais c’est tellement tard, tellement trop tard. Car ça fait des décennies que ça dure. Trente, quarante ans d’accompagnement, d’occultations sélectives — même pas par mauvais geste : par simple cécité —, de leçons faites, il faut s’adapter, il faut être compétitif, il faut accepter des sacrifices, l’Europe est notre avenir, vous ne voulez tout de même pas que La-France sorte de la mondialisation ? C’est long trente ans à ce régime, pendant que le chômage, la précarité, les inégalités, les suicides et les services publics explosent. Ça en fait du travail de sape dans les esprits.

    En fait c’est très simple : pourquoi les paroles institutionnelles s’effondrent-elles ? Parce que, dans le temps même où elles présidaient au délabrement de la société, elles auront, chacune dans leur genre, ou trop menti, ou trop couvert, ou trop laissé passer, ou trop regardé ailleurs, ou trop léché, que ça s’est trop vu, et qu’à un moment, ça se paye. Le complotisme en roue libre, c’est le moment de l’addition. Il faut vraiment être journaliste, ou expert de Conspiracy Watch pour ne pas voir ça. Trente ans de ruine à petit feu de l’autorité institutionnelle, et puis un beau jour, l’immeuble entier qui s’effondre : le discrédit. Mais normalement on sait ça : le crédit détruit, ne se reconstruit pas rapidement. Maintenant, il y a les ruines, et il va falloir faire au milieu des gravats pour un moment. On comprend que la plupart des médias, qui comptent au nombre des gravats, ne se résolvent pas à regarder le tableau. C’est bien pourquoi il fallait faire aussitôt un hold-up sur Hold-up : pour en fixer la « compréhension », et qu’elle ne s’en aille surtout pas ailleurs.

    Rééducation et bienveillance

    En attendant, la soupe est renversée et on a les complotistes sur les bras. Comment faire ? On a compris que l’heure de les traiter de cinglés était passée et qu’il urge de trouver autre chose pour endiguer la marée. Mais quoi ? Dans l’immédiat, pas grand-chose hélas, en tout cas pas ça. Il va falloir se faire à l’idée que la ruine des constructions de longue période, comme le crédit fait à la parole institutionnelle, ne se répare que par des reconstructions de longue période (par exemple, la destruction présente de la chaîne éducation-recherche prendra des décennies à être surmontée). Tant que la phalange anticomplotiste continuera d’apparaître telle qu’elle est, c’est-à-dire soudée au bloc des pouvoirs, le crédit de l’ensemble restera à zéro. En réalité, tant que la masse « médias » ne se fragmentera pas, tant que ne s’en détachera pas une fraction significative, qui rompe avec la position globale de ratification de l’ordre néolibéral et de déférence à l’endroit de tous ses pouvoirs, les clients du complotisme continueront de n’y voir qu’un appareil homogène de propagande — et d’aller chercher « ailleurs ». Les gens ne vont chercher un « ailleurs » au-dehors que lorsque le champ institutionnel a échoué à aménager un « ailleurs » au-dedans. Mais quel aggiornamento, quelles révisions déchirantes, cette rupture, maintenant, ne suppose-t-elle pas ?

    Lire aussi Félix Tréguer, « Les deux visages de la censure », Le Monde diplomatique, juillet 2020.

    Pour l’heure, incapable, la parole autorisée cherche fébrilement quelque autre ressource — mais forcément au voisinage de ses formes de pensée invétérées. Idée de génie et redéploiement pédagogique : on va aller leur parler. Mais gentiment cette fois. On va leur écrire des lettres, en leur disant qu’ils sont nos amis — c’est donc la version Libération. Il y a celle du Monde. Si l’ambiance générale n’était pas si flippante, ce serait à se rouler par terre de rire. Tout y est. On va chercher Valérie Igounet de Conspiracy Watch — on avait l’habitude jusqu’ici de Rudy Reichstadt mais lui est trop épais, c’était l’anticomplotisme première manière, maintenant on ne peut plus le sortir. Dans la saison 2, ça donne : « Il faut réfuter par des faits, décrypter, mais sans être dans l’accusation ou la moquerie ». Voilà la solution : tout dans l’onctueux, l’humain et la bienveillance — on est excellemment partis. « On est sur un fil », ajoute quand même l’experte dans un souffle. Tu l’as dit Valérie.

    Tristan Mendès-France, lui, explique à peu de choses près qu’on a le stock des zinzins sur les bras et qu’avec eux, c’est foutu, il faudra faire avec. Mais que tout notre effort doit aller à enrayer les nouveaux recrutements : « il faut viser les primo-arrivants, faire de la prévention ». Valérie Igounet a déjà commencé : elle mène, nous explique Le Monde, « de nombreux ateliers avec l’Observatoire du complotisme auprès d’enfants » — il faut prendre les « primo-arrivants » de loin. Tout le problème de l’anticomplotisme, c’est qu’il peut prononcer l’âme claire une phrase pareille qui, normalement, devrait faire froid dans le dos. Qu’on n’aille pas croire à une embardée individuelle : c’est la ligne générale. Le nouvel expert gyroscopique — il tourne sur à peu près tous les médias, France Culture, Le Monde, Regards —, Thomas Huchon, pense également qu’il faut « faire de l’éducation aux médias (…) en gros de la prévention pour vacciner contre l’épidémie de “fake news” ». On se croirait au point de presse de Jérôme Salomon, et ça n’est pas un hasard. Car c’est cela qu’on trouve dans une tête d’anticomplotiste : des images de bacilles, de prophylaxie et de cordon sanitaire. De politique ? Aucunement. Ça n’est pas une affaire de politique, ou de discours politique : c’est une affaire médicale.

    On voit d’ici à quoi pourra ressembler « l’éducation », ou plutôt la rééducation, aux médias. L’essentiel est que l’analyse du complotisme soit ramenée à son cadre : d’un côté le pathologique, de l’autre le pédagogique. Et puis, dans le camp-école réaménagé, les éducateurs, nous est-il désormais garanti, seront pleins d’empathie et d’écoute : « la diffusion du complotisme, conclut l’article du Monde, pose un défi à une multitude d’acteurs qui doivent plus que jamais prendre le temps d’expliquer, de démontrer, sans ostraciser ni caricaturer ». De ne rien comprendre à ce point, c’en est extravagant. Finalement, rien n’a bougé d’un iota, le complotisme a encore de beaux jours devant lui. On se croirait revenu dans Tintin au Congo, mais où on aurait rappelé les missionnaires pour leur faire faire une UV de psycho avant de les renvoyer sur le terrain : « Nous n’économiserons ni notre patience ni notre bonté pour vous faire apercevoir que les esprits de la forêt n’existent pas. Puisque ce qui existe, c’est Dieu ».

    Frédéric Lordon