11/30/2020

Paniques anticomplotistes

Paniques anticomplotistes
par Frédéric Lordon, 25 novembre 2020
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Félix Vallotton. - « Paysage de ruines et d’incendies », 1915.

Si Hold-up n’avait pas existé, les anticomplotistes l’auraient inventé. C’est le produit parfait, le bloc de complotisme-étalon en platine iridié, déposé au Pavillon de Breteuil à Sèvres. De très belles trouvailles, des intervenants dont certains ont passé le 38e parallèle comme des chefs : une bénédiction. Altérée cependant parce que, certes, on est content d’avoir raison et d’être la rationalité incarnée, mais quand même l’époque est sombre et on rit moins. La Terre plate et la Lune creuse, on veut bien, ça c’est vraiment drôle, mais QAnon beaucoup moins, ça fait de la politique, le cas échéant ça prend des armes ; aux fusils près et du train où vont les choses on pourrait bientôt avoir les mêmes à la maison. D’ailleurs, on commence à les avoir. Pour l’heure il n’est question que de masques et de vaccins, ce qui n’est déjà pas rien, mais on sent bien que tous les autres sujets sont candidats. Ce qu’on sent bien également, c’est le degré auquel le camp de la raison se voit lui-même démuni, et légèrement inquiet devant sa difficulté à élaborer des stratégies antidotes. Disons-le tout de suite, dans la disposition qui est la sienne, il n’est pas près d’en trouver la première.

D’une forme à l’autre (mais la même)

Lire aussi Serge Halimi, « Dès maintenant ! », Le Monde diplomatique, avril 2020.

Le torrent de commentaires qu’a immédiatement suscité la diffusion du documentaire est sans doute le premier signe qui trahit la fébrilité — du temps a passé depuis le mépris et les ricanements. Si encore il n’y avait que la quantité. Mais il faut voir la « qualité ». C’est peut-être là le trait le plus caractéristique de l’épisode « Hold-up » que toutes les réactions médiatiques ou expertes suscitée par le documentaire ne font que reconduire les causes qui l’ont rendu possible. Les fortes analyses reprises à peu près partout ont d’abord fait assaut de savoirs professionnels par des professionnels : « la musique » — inquiétante (la musique complotiste est toujours inquiétante), le format « interviews d’experts sur fond sombre » (le complotisme est sombre), « le montage » (le montage… monte ?). C’est-à-dire, en fait, les ficelles ordinaires, et grossières, de tous les reportages de M6, TF1, LCI, BFM, France 2, etc. Et c’est bien parce que l’habitude de la bouillie de pensée a été installée de très longue date par ces formats médiatiques que les spectateurs de documentaires complotistes ne souffrent d’aucun dépaysement, se trouvent d’emblée en terrain formel connu, parfaitement réceptifs… et auront du mal à comprendre que ce qui est standard professionnel ici devienne honteuse manipulation là.

Complotistes ou décrypteurs ?

Mais les médias ont passé ce point d’inquiétude où l’on sent bien qu’on ne peut plus se contenter de la stigmatisation des cinglés. L’urgence maintenant c’est de comprendre — hélas en partant de si loin, et avec si peu de moyens. Alors la science médiatique-complotologique pioche pour refaire son retard, et tout y passe. Il y a d’abord, nous dit très sérieusement Nicolas Celnik dans Libération (lui aussi a compris qu’il ne fallait plus se moquer, alors il écrit une « Lettre à (son) ami complotiste »), que l’un des ressorts positifs des adeptes de complots vient de « l’impression d’avoir découvert ce qui devait rester caché ». Mais Nicolas Celnik sait-il que le vocable princeps de l’idéologie journalistique est « décrypter », ce qui, si l’on suit bien l’étymologie, signifie, précisément, mettre à découvert ce qui était caché. Il n’est pas un organe de presse qui ne s’enorgueillisse de ses « décryptages ». Partout ce ne sont que « décrypteurs », d’ailleurs Abel Mestre et Lucie Soullier qui consacrent un papier-fleuve dans Le Monde à s’inquiéter de la double épidémie de Covid et de théories complotistes, déplorent que l’audience de ces dernières soit « devenue considérable, bien au-delà de celle des sites qui les décryptent ».

Le décryptage autorisé a toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente

Ici le parallélisme manifestement inaperçu entre les îlotes tentant de « découvrir ce qui devrait rester caché » et l’aristocratie des « décrypteurs » se complique de ce que le décryptage autorisé n’a jamais rien décrypté, qu’il a même toujours consisté en cette forme particulière de recryptage, mais ici tout à fait inconsciente, en quoi consiste le catéchisme néolibéral. Il suffit d’écouter un « décrypteur » livrer aux masses abruties qu’il a la bonté d’éclairer le sens profond de la suppression de l’ISF, de la réduction de la dette publique ou du démantèlement du code du travail pour être au clair sur ce que « décrypter » signifie réellement — à savoir voiler dans les catégories de la pensée néolibérale. « Décrypter », c’est avoir admis que les gueux ne se contentent plus d’une simple injonction, et entreprendre de leur en donner les bonnes raisons. Par exemple : « il faut supprimer l’ISF sinon les cerveaux partiront » — là c’est décrypté ; « il faut réduire la fiscalité du capital pour financer nos entreprises » (tout est clair) ; « il faut fermer des lits pour que l’hôpital soit agile » (décryptage de qualité : qui voudrait d’un hôpital podagre ou arthritique ? on comprend) ; « il faut réduire les dépenses publiques pour ne pas laisser la dette à nos enfants » (clarté économique, clarté morale), etc.

C’est très exaltant pour un journaliste de décrypter, ça donne un grand sentiment d’utilité sociale, c’est comme une charité démocratique. Les gueux ne pouvaient pas apercevoir tout ça, ça leur restait donc crypté — du coup on le leur décrypte. Décrypter, c’est faire comprendre aux intéressés ce qu’on va leur faire, pourquoi c’est nécessaire, et pourquoi c’est bon pour eux. Et comme ils auront compris, ils seront contents — suppose-t-on. Si les malheureux décrypteurs savaient ce que donnerait qu’on décrypte leurs décryptages, ce qu’on porterait au jour — les abysses de raisonnements indigents, d’idées reçues, de servilités intellectuelles inconscientes, mais fièrement portées en bandoulières comme vérités d’initiés.

Les complotistes en tout cas ont parfaitement reçu le message du « décryptage », à ceci près qu’à force de s’entendre administrer par d’autres un sens inaperçu du monde qui les bousille en leur expliquant qu’il est le meilleur possible, ils ont entrepris de s’en chercher un autre par eux-mêmes. Ça ne donne sans doute pas des résultats bien fameux — mais à décrypteur, décrypteur et demi. C’est le « décryptage » lui-même qui, pour permettre aux journalistes de faire les entendus, a installé l’idée qu’il y avait quelque chose à aller chercher dessous. Les complotistes les prennent au mot, à ceci près que le quelque chose des décrypteurs étant toujours la même chose, eux se mettent en devoir d’aller chercher autre chose.

Cérébroscopie des complotistes

Lire aussi «  Médias français, qui possède quoi ? », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

Alors on va chercher pourquoi l’autodécryptage des gueux décrypte de travers. Ici la science complotologique est à son meilleur. Comme les sciences les plus avancées, elle isole des « effets ». Par exemple la physique connaît « l’effet Compton », « l’effet Doppler », « l’effet Einstein ». La complotologie, pour sa part dispose de l’effet « millefeuille argumentatif ». Impossible d’ouvrir un article sur Hold-up sans avoir à manger du millefeuille (argumentatif) — une feuille de vrai, une feuille de faux, une feuille de vrai… Un journaliste de Mediapart va plus loin et pose gravement la question : « pourquoi nos cerveaux sont-ils si perméables » (à l’aberration complotiste) ? « Nos » : pas de discrimination offensante. « Cerveaux » : parce que c’est là-dedans que ça se passe. La réception du complotisme, c’est une affaire « dans le cerveau ». Un psychologue social, dont la psychologie sociale n’a plus rien de social (mais c’est la grande tendance de la psychologie sociale) saisit aussitôt la perche du « cerveau » : comme une invitation faite aux sciences cognitives et à leur panacée explicative : le biais. Pourquoi le « cerveau » (des complotistes) erre-t-il ? Parce qu’il est en proie à des biais (cognitifs) — marche aussi avec « pourquoi votre fille est muette » : elle est en proie à des biais (auditifs). Après le biais pâtissier (celui du millefeuille — particulièrement traître avec toute cette crème, on ne sait plus si on mange des feuilles vraies ou des feuilles fausses), le biais de confirmation, puis le biais d’intentionnalité (à qui profite le crime ?), etc. De ce qu’il y a des biais, il résulte que la pensée n’est pas droite. C’est scientifique, on a bien avancé.

À un moment cependant le psychologue social se souvient qu’il y a « sociale » dans « psychologie sociale ». Et qu’il y a des inégalités « assez énormes dans les sociétés modernes ». Dont résulte logiquement que le complotisme prospère auprès « des gens qui ont un plus faible degré d’éducation ». On le pressentait, mais c’est quand même plus satisfaisant quand c’est établi par la science. Attention toutefois, la science a ses complexités : quand Macron pense que les « gilets jaunes » sont soutenus par les Russes, ou quand le sénateur PS François Patriat, à propos des mésaventures de DSK en 2011, envisage « non pas la théorie du complot mais la théorie du piège », il est impossible d’y voir des bouffées complotistes, d’abord parce que François Patriat l’écarte formellement, ensuite parce qu’il est assez évident que nous avons affaire à des personnes qui n’ont pas « un faible degré d’éducation ». Le complotisme, c’est la pathologie cognitive des pauvres — on ne tardera sans doute pas à établir que le jambon mouillé a des effets pernicieux sur le cortex préfrontal et, là, la psychologie sociale sera pleinement sociale, ainsi que scientifique.

Les paroles institutionnelles en ruines

Voilà donc où en est la « compréhension » du fait complotiste dans les médias assistés de leurs experts satellites. D’où naît irrésistiblement un désir de compréhension de cette « compréhension », ou plutôt de cette incompréhension, de cette compréhension tronquée sur l’essentiel. En réalité, que la formation des opinions reprenne toute liberté, pour le meilleur et pour le pire, quand l’autorité des paroles institutionnelles est à terre, ça n’a pas grand-chose de surprenant. Mais pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles est-elle à terre ? C’est la question à laquelle les paroles institutionnelles ont le moins envie de répondre. On les comprend : l’examen de conscience promet d’être douloureux, autant s’en dispenser — et maintenir le problème bien circonscrit au cerveau des complotistes.

Mais pourquoi l’autorité des paroles institutionnelles est-elle à terre ? C’est la question à laquelle les paroles institutionnelles ont le moins envie de répondre

C’est que l’autorité des paroles institutionnelles n’a pas été effondrée du dehors par quelque choc exogène adverse : elle s’est auto-effondrée, sous le poids de tous ses manquements. À commencer par le mensonge des institutions de pouvoir. Les institutions de pouvoir mentent. Mediator : Servier ment. Dépakine : Sanofi ment. Bridgestone : Bridgetsone ment. 20 milliards de CICE pour créer un million d’emplois : le Medef ment. Mais aussi : Lubrizol, les pouvoirs publics mentent ; nucléaire, tout est sûr : les nucléocrates mentent. Loi de programmation de la recherche : Vidal ment (mais à un point extravagant). Violences policières, alors là, la fête : procureurs, préfecture, IGPN, ministres, président de la République, tout le monde ment, et avec une obscénité resplendissante qui ajoute beaucoup. Covid : hors-concours.

Lire aussi Philippe Descamps, « Épidémie d’affaires », Le Monde diplomatique, novembre 2020.

Le capitalisme néolibéral a déchaîné les intérêts les plus puissants, or là où les intérêts croissent, la vérité trépasse. C’est qu’il faut bien accommoder la contradiction entre des politiques publiques forcenées et l’effet qu’elles font aux gens. Or pour combler ce genre d’écart, quand on a décidé de ne pas toucher aux causes de l’écart, il n’y a que le secours des mots. Alors on arrose généreusement avec du discours. Au début on fait de la « pédagogie », on « décrypte ». Et puis quand le décryptage ne marche plus, il ne reste plus qu’à mentir — à soutenir que ce qui est n’est pas (« la police républicaine ne se cagoule pas, elle agit à visage découvert »), ou que ce qui n’est pas est (on ferme des lits pour améliorer l’accueil des malades). Quand il n’est pas pure et simple répression, le néolibéralisme finissant n’est plus qu’une piscine de mensonge. Nous baignons là-dedans. C’est devenu une habitude, et en même temps on ne s’y habitue pas. Vient forcément le moment où l’autorité de la parole institutionnelle s’effondre parce que l’écart entre ce qu’elle dit et ce que les gens expérimentent n’est plus soutenable d’aucune manière.

Alors ça part en glissement de terrain, et tout s’en va avec, notamment les médias d’accompagnement, précisément parce qu’ils auront accompagné, trop accompagné, pendant trop longtemps. Ils auront tant répété, tant ratifié, se seront tant empressés. Les complotistes voient l’esprit critique de la presse se réarmer dans la journée même de la parution d’un documentaire. Mais, en matière d’esprit critique, ils se souviennent aussitôt des interviews de Léa Salamé, de Macron interrogé par TF1-France2-BFM, de la soupe servie à la louche argentée, de la parole gouvernementale outrageusement mensongère mais jamais reprise comme telle, ils se souviennent de deux mois d’occultation totale des violences policières contre les « gilets jaunes », ils se souviennent du journalisme de préfecture qui a si longtemps débité tels quels les communiqués de Beauvau, certifié l’envahissement de la Salpêtrière par des casseurs. Certains médias protestent : « c’est injuste, nous sommes en train de changer, nous avons vu, nous en parlons maintenant, nous envoyons des grandes reporters sur les ronds-points, nous avons à cœur de reprendre (prendre) contact avec la vie des gens ». Sans doute, mais c’est tellement tard, tellement trop tard. Car ça fait des décennies que ça dure. Trente, quarante ans d’accompagnement, d’occultations sélectives — même pas par mauvais geste : par simple cécité —, de leçons faites, il faut s’adapter, il faut être compétitif, il faut accepter des sacrifices, l’Europe est notre avenir, vous ne voulez tout de même pas que La-France sorte de la mondialisation ? C’est long trente ans à ce régime, pendant que le chômage, la précarité, les inégalités, les suicides et les services publics explosent. Ça en fait du travail de sape dans les esprits.

En fait c’est très simple : pourquoi les paroles institutionnelles s’effondrent-elles ? Parce que, dans le temps même où elles présidaient au délabrement de la société, elles auront, chacune dans leur genre, ou trop menti, ou trop couvert, ou trop laissé passer, ou trop regardé ailleurs, ou trop léché, que ça s’est trop vu, et qu’à un moment, ça se paye. Le complotisme en roue libre, c’est le moment de l’addition. Il faut vraiment être journaliste, ou expert de Conspiracy Watch pour ne pas voir ça. Trente ans de ruine à petit feu de l’autorité institutionnelle, et puis un beau jour, l’immeuble entier qui s’effondre : le discrédit. Mais normalement on sait ça : le crédit détruit, ne se reconstruit pas rapidement. Maintenant, il y a les ruines, et il va falloir faire au milieu des gravats pour un moment. On comprend que la plupart des médias, qui comptent au nombre des gravats, ne se résolvent pas à regarder le tableau. C’est bien pourquoi il fallait faire aussitôt un hold-up sur Hold-up : pour en fixer la « compréhension », et qu’elle ne s’en aille surtout pas ailleurs.

Rééducation et bienveillance

En attendant, la soupe est renversée et on a les complotistes sur les bras. Comment faire ? On a compris que l’heure de les traiter de cinglés était passée et qu’il urge de trouver autre chose pour endiguer la marée. Mais quoi ? Dans l’immédiat, pas grand-chose hélas, en tout cas pas ça. Il va falloir se faire à l’idée que la ruine des constructions de longue période, comme le crédit fait à la parole institutionnelle, ne se répare que par des reconstructions de longue période (par exemple, la destruction présente de la chaîne éducation-recherche prendra des décennies à être surmontée). Tant que la phalange anticomplotiste continuera d’apparaître telle qu’elle est, c’est-à-dire soudée au bloc des pouvoirs, le crédit de l’ensemble restera à zéro. En réalité, tant que la masse « médias » ne se fragmentera pas, tant que ne s’en détachera pas une fraction significative, qui rompe avec la position globale de ratification de l’ordre néolibéral et de déférence à l’endroit de tous ses pouvoirs, les clients du complotisme continueront de n’y voir qu’un appareil homogène de propagande — et d’aller chercher « ailleurs ». Les gens ne vont chercher un « ailleurs » au-dehors que lorsque le champ institutionnel a échoué à aménager un « ailleurs » au-dedans. Mais quel aggiornamento, quelles révisions déchirantes, cette rupture, maintenant, ne suppose-t-elle pas ?

Lire aussi Félix Tréguer, « Les deux visages de la censure », Le Monde diplomatique, juillet 2020.

Pour l’heure, incapable, la parole autorisée cherche fébrilement quelque autre ressource — mais forcément au voisinage de ses formes de pensée invétérées. Idée de génie et redéploiement pédagogique : on va aller leur parler. Mais gentiment cette fois. On va leur écrire des lettres, en leur disant qu’ils sont nos amis — c’est donc la version Libération. Il y a celle du Monde. Si l’ambiance générale n’était pas si flippante, ce serait à se rouler par terre de rire. Tout y est. On va chercher Valérie Igounet de Conspiracy Watch — on avait l’habitude jusqu’ici de Rudy Reichstadt mais lui est trop épais, c’était l’anticomplotisme première manière, maintenant on ne peut plus le sortir. Dans la saison 2, ça donne : « Il faut réfuter par des faits, décrypter, mais sans être dans l’accusation ou la moquerie ». Voilà la solution : tout dans l’onctueux, l’humain et la bienveillance — on est excellemment partis. « On est sur un fil », ajoute quand même l’experte dans un souffle. Tu l’as dit Valérie.

Tristan Mendès-France, lui, explique à peu de choses près qu’on a le stock des zinzins sur les bras et qu’avec eux, c’est foutu, il faudra faire avec. Mais que tout notre effort doit aller à enrayer les nouveaux recrutements : « il faut viser les primo-arrivants, faire de la prévention ». Valérie Igounet a déjà commencé : elle mène, nous explique Le Monde, « de nombreux ateliers avec l’Observatoire du complotisme auprès d’enfants » — il faut prendre les « primo-arrivants » de loin. Tout le problème de l’anticomplotisme, c’est qu’il peut prononcer l’âme claire une phrase pareille qui, normalement, devrait faire froid dans le dos. Qu’on n’aille pas croire à une embardée individuelle : c’est la ligne générale. Le nouvel expert gyroscopique — il tourne sur à peu près tous les médias, France Culture, Le Monde, Regards —, Thomas Huchon, pense également qu’il faut « faire de l’éducation aux médias (…) en gros de la prévention pour vacciner contre l’épidémie de “fake news” ». On se croirait au point de presse de Jérôme Salomon, et ça n’est pas un hasard. Car c’est cela qu’on trouve dans une tête d’anticomplotiste : des images de bacilles, de prophylaxie et de cordon sanitaire. De politique ? Aucunement. Ça n’est pas une affaire de politique, ou de discours politique : c’est une affaire médicale.

On voit d’ici à quoi pourra ressembler « l’éducation », ou plutôt la rééducation, aux médias. L’essentiel est que l’analyse du complotisme soit ramenée à son cadre : d’un côté le pathologique, de l’autre le pédagogique. Et puis, dans le camp-école réaménagé, les éducateurs, nous est-il désormais garanti, seront pleins d’empathie et d’écoute : « la diffusion du complotisme, conclut l’article du Monde, pose un défi à une multitude d’acteurs qui doivent plus que jamais prendre le temps d’expliquer, de démontrer, sans ostraciser ni caricaturer ». De ne rien comprendre à ce point, c’en est extravagant. Finalement, rien n’a bougé d’un iota, le complotisme a encore de beaux jours devant lui. On se croirait revenu dans Tintin au Congo, mais où on aurait rappelé les missionnaires pour leur faire faire une UV de psycho avant de les renvoyer sur le terrain : « Nous n’économiserons ni notre patience ni notre bonté pour vous faire apercevoir que les esprits de la forêt n’existent pas. Puisque ce qui existe, c’est Dieu ».

Frédéric Lordon


11/28/2020

La domination de Vera Menchik 1927-1944

 


Vera Menchik (1906-1944) 

Par Georges Bertola.

Vera Menchik et Alexander Alekhine
 

Vera Menchik est née à Moscou le 16 février 1906, d’un père tchèque, originaire de Bohême. Il était l’intendant de plusieurs domaines appartenant à des nobles de l’Empire, et sa mère, d’origine anglaise, était une gouvernante au service de ces mêmes employeurs.

La famille vivait confortablement dans un grand appartement lorsque survint la Révolution de 1917. Elle fut contrainte de le partager avec d’autres. Le père fut bientôt dépossédé de ses biens et la famille quitta la Russie en 1921.

Rapidement elle se disloqua, le père retourna en Bohème alors que la mère accompagnée de Vera et de sa sœur Olga s’installèrent en Angleterre à St.-Leonard, à proximité d’Hastings, chez la grand-mère maternelle.

Vera Menchik à 16 ans
Vera Menchik

Vera Menchik parlait couramment le russe et lors du tournoi de Londres 1927, joué en parallèle du tournoi des Nations (désigné plus tard comme la 1ère Olympiade car le tournoi se jouait par équipes contrairement à Paris en 1924), Vera Menchik fut présentée par la revue « Tidskrift för Schack » comme jouant sous les couleurs de la Russie. A cette époque elle parlait très mal l’anglais.

« On m’a souvent demandé ce qui m’a incité à jouer sérieusement aux échecs ? Dans d’autres circonstances, je n’aurais jamais passé mon temps de cette manière mais les échecs sont un jeu tranquille et, par conséquent, le meilleur hobby pour une personne qui ne parle pas l’anglais. » Vera Menchik

Le tournoi des Nations avait débuté le 18 juillet 1927 et c’est lors du 4ème Congrès de la FIDE tenu les 28,29 et 30 juillet qu’il fut décidé :

« Championnat pour Dames. Il est décidé d’instituer un championnat FIDE pour dames, celles-ci ne pouvant y participer que par l’intermédiaire de leurs fédérations respectives. La gagnante du tournoi de Londres Miss Vera Menchik est proclamée championne de la FIDE. » (Revue Suisse d’Echecs septembre 1927)

Vera Menchik obtint son titre de championne du Monde à l’issue du tournoi, alors qu’au début il n’était nullement question d’un titre mondial.

Vera Menchik s’était distinguée en participant à des tournois où souvent elle était la seule femme. Voici sa première victoire contre un maître, Abraham Baratz (1895-1975), un Roumain qui avait partagé la première place du premier championnat de Paris en 1925. En 1931, il s’établit en France et devint un sculpteur renommé. On lui doit la stèle sur la tombe d’Alekhine.

Abraham Baratz (14 septembre 1895, Bessarabie – 28 juillet 1975, Issy-les-Moulineaux)

D’après Hans Kmoch dans le « Neuer Wiener Journal »

Baratz,Abraham - Menchik,Vera, Hastings 1927-28, Ouverture Nimzo-Larsen [A06]

1.b3 d5 2.b2 f6 3.e3 g6 4.f3

4.f4 transpose dans l’ouverture Bird.

4...g7 5.h3 0-0 6.g4?!

« Dans le but de déstabiliser l’adversaire qui se développe logiquement sans se laisser perturber. Ce coup n’est pas bon. »

6...c5 7.g2 c6 8.d3 d7 9.bd2 c7 10.f1 fd8 11.g3?

« Ceci sera réfuté avec brio mais les blancs étaient déjà mal. »

Après 11.♘g3?

11...xg4 12.hxg4 [12.xg7 xe3!-+] 12...xb2 13.b1 c3+ 14.d2

« Forcé sinon suit simplement 14…Fxg4. »

14...e5!? 15.f3

« Si 15.f3 xd3+ (15...xg4!) 16.cxd3 xg3+-+ »

15...a5

« Menace 16…Fxd2 17.Dxd2 Cxf3. »

16.gf1 xa2 17.e2 a5

« Ici on pouvait jouer 17…Cxg4 mais les blancs sont tout de même perdus. »

18.f4 c6 19.f2 c7 20.f3 d4 21.e4 dxe3+ 22.g3

« Si 22.Rxe3 Fd4 -+ »

22...g7 23.xe3 e8 24.f1 h6! 25.c3

« Les blancs abusés par l’attitude défensive des noirs n’ont pas envisagé le coup puissant qui va suivre. »

Après 25.c3

25...xf4+!!

« La menace est 26.Rxf4 Fe5 mat car le pion h6 contrôle la case de fuite g5. »

26.f2 e5 0-1

La Grille du tournoi de Ramsgate 1929

Vera Menchik fut la première femme capable de se mesurer avec des hommes expérimentés et ceci au plus haut niveau. Elle est intégrée dans une sélection de joueurs étrangers opposée aux meilleurs britanniques. Son résultat exceptionnel la projeta sur le devant de la scène, le 2ème rang derrière l’ex-champion du Monde Capablanca à égalité avec Akiba Rubinstein !

Pourtant les chroniqueurs de l’époque sont loin de reconnaître sa vraie valeur :

« Sir Thomas a joué indifféremment défensif contre Miss Menchik, et s’est vraiment vaincu lui-même. » Tinsley

Cette partie nous montre que la compréhension de Vera sur le plan positionnel n’avait rien à envier à celle de ses meilleurs adversaires.

Dessin de Vera Menchik par Voellmy
Dessin de Sir George Thomas par Voellmy

Menchik,Vera - Thomas,George Alan, Kent County CA-22 Team ENG-Foreigners Ramsgate (1), 30.03.1929, Défense Grünfeld [D78]

1.d4 f6 2.c4 g6 3.g3 d5 4.g2 g7 5.f3 0-0 6.0-0 dxc4 7.a3 c6

Les Noirs ne peuvent conserver le pion c4, plus actif 7...c3 8.bxc3 c5!

8.xc4 bd7 9.c2 b6 10.cd2!?

Avec l’idée de pousser e2-e4 pour occuper le centre.

10...e8?!

Une manœuvre douteuse pour accentuer la pression sur d4.

11.b3 d6 12.e4

La domination du centre assure un net avantage positionnel.

Après 12.e4

12...d7 13.e3 e8?!

Renonçant à 13...e5 14.dxe5 xe5 15.xe5 xe5 16.f4 g7 17.ad1 c7 18.c5 d8 19.d2 f8 20.e5+- qui gagne une pièce.

14.ad1 c7 15.c1!?

Introduit la menace 16.d5.

15...b6?! 16.f4! e5

Si 16...d6 17.e5 f5 18.e6+-; Ou 16...b7 17.e5 et le pion c6 faible doit tomber 17...b8 18.d5!

17.dxe5 xe5 18.xe5 xe5 19.xe5 xe5 20.xc6

Les blancs ont un pion de plus et les noirs aucune compensation.

20...b8 21.c3 e7 22.d4 b7 23.c6 xc6 24.xc6 g7 25.c7 b4 26.c3 e7 27.fd1 e6 28.e5

Les blancs avec des pièces plus actives veulent forcer les simplifications.

28...fd8 29.h3 e8 30.xe6 xe6 31.xe6 xe6 32.c7

L’occupation de la 7e rangée assure l’initiative.

Après 32.♖c7

32...a5 33.dd7 f6?

Plus résistant 33...f8 34.f3 et grâce à l’occupation de la 7e et à la mobilité du Roi blanc, la partie restait pénible pour les noirs.

34.e5! f5 35.e6! fxe6

Forcé, si 35...f8 36.e7+-

36.g7+ f8 37.xh7 g8 38.cg7+ f8 39.xg6 d8 40.h8+ f7 41.xd8 xg6 42.d6 1-0

Après 42.♖d6 1-0

Sir George Alan Thomas (1881-1972) champion d’Angleterre en 1923 venait de remporter le titre de champion de Londres pour la 11ème fois. Connu pour son « fair play », Sir George A. Thomas afficha au final un score négatif contre Vera (+8 -9 =13). Cette même année au début du tournoi de Carlsbad, le joueur autrichien, le professeur Albert Becker (1896-1984) proposa la création du « Vera Menchik Club » dont les membres étaient ceux qui avaient perdu contre Vera Menchik et les candidats membres ceux qui avaient fait nul. Après avoir perdu les deux premières rondes, Vera se retrouva face à Becker…

« Trois caractéristiques remarquables de cette partie sont : puissante stratégie de l’ouverture jusqu’à l’échange des Dames ; suivi d’une impeccable technique ; et pour couronner le tout la touche artistique qui imprègne l’ensemble de la partie. » GM Tartakower

Capablanca et Menchik à Carlsbad en 1929

Menchik,Vera - Becker,Albert, Karlsbad-04 International Masters Karlsbad (3), 02.08.1929. Défense Hollandaise [A85]

1.d4 d5 2.f3 f6 3.c4 c6 4.c3 e6 5.e3 e4 6.d3 f5

Transpose dans le « Stonewall » de la défense Hollandaise.

7.e5!?

« Une idée splendide. » Tartakower

7...h4 8.0-0 d7

Intéressant est 8...d6 9.f3 xc3 10.bxc3 d7 += selon le GM Panov.

9.f4 e7 10.d2 xe5 11.dxe5!

Jusqu’ici tout avait été joué dans une partie Teichmann-Réti (Teplitz-Schönau 1922) qui se poursuivit avec 11.fxe5 g5! 12.f3? (12.e2!?) 12...xd2 13.xd2 xd4! avec gain d’un pion.

Après 11.dxe5!

11...c5 12.xe4 fxe4

Préférable 12.dxe4 !? selon Becker.

13.b3 d8

13...0-0 14.cxd5 exd5? (14...cxd5!? 15.xd5? d8!) 15.xe4! etc.

14.a4 e7 15.b4

Les blancs échangent leur « mauvais » Fou.

15...b6 16.xe7 xe7 17.cxd5 exd5?!

Ce coup logique permet d’améliorer la structure, mais 17…cxd5!? était préférable car maintenant les blancs vont exercer une pression sur la colonne "c".

18.ac1 b7 19.c3 f7 20.b4

Une invitation à jouer 20...c5 et c’est peut-être la suite critique selon la championne russe Bykova après 21.b5!? cxb4?! (21...0-0 22.c3 a6 23.d6 d7 24.fd1 +=) 22.d6+ e7 23.xf7 xf7 24.c7+ avec net avantage.

Après 20.♕b4

20...d8 21.fd1 a8

Si 21...e7 22.a4 avec la menace 23.Cxd5 gagne un pion.

22.h3 e7

Selon Becker une erreur car les noirs n’ont plus d’espoir dans la finale. Capablanca avait suggéré 22...h5 avec l’idée …Th6.

23.xe7+ xe7 24.b4

Les blancs s’opposent à la poussée c5.

24...d7?!

24...c5 25.bxc5 bxc5 26.b5 et les blancs gagnent un pion.; Plus résistant selon Bykova 24...c8!? 25.b5 hd8 26.bxc6 xc6 27.e2 += suivi de Cd4 et le Cavalier est légèrement supérieur au Fou.

25.d2 hd8 26.e2 c8 27.dc2 dc7 28.d4 g6 29.b5! d7

« En zeitnot Miss Menchik évite 30.d6 après quoi le sacrifice de la qualité 30...xd6 31.exd6+ xd6 suivi de la poussée c5 aurait donné de bonnes perspectives aux noirs. » Becker

Après 29...♖d7

30.f2! h6 31.g4 a6 32.d4 dc7 33.f5! g5 34.g3 b7 35.h4 gxh4+ 36.xh4 f7 37.h5 a5 38.bxa5 bxa5 39.b5 d7 40.e6+ 1-0

Après 40.e6+ 1-0
Alfred Becker

Alfred Becker le créateur du club fut ainsi le premier membre à en faire partie ! Vera Menchik ne put se soustraire à la dernière place mais elle marqua 3 points. Un résultat qui permit à Hans Kmoch d’éviter de justesse d’honorer son pari d’apparaître sur scène déguisé en ballerine si Vera avait obtenu plus de 3 points dans le tournoi…

Sa prestation dans ce fort tournoi de Carlsbad fut toutefois remarquée par le grand absent qui était présent en tant que journaliste :

« J’ai différé mon jugement final à propos de Miss Vera Menchik de Russie, parce que la plus grande prudence et l’objectivité sont nécessaires concernant quelqu’un d’aussi extraordinaire. Pourtant après 15 rondes, il est certain que c’est une exception absolue pour son sexe. Elle est très talentueuse et, avec plus de travail et d’expérience dans les tournois, elle réussira sûrement à passer de son stade actuel de joueuse émérite à celle de champion international de haut niveau. Elle a indiscutablement obtenu 3 points contre de forts maîtres, mais c’est peu connu du public qu’elle a obtenu des positions supérieures contre Euwe, Treybal, Colle et le Dr. Vidmar. Elle a perdu contre le Dr. Vidmar mais après une partie de 9 heures. Il est du devoir du monde des échecs de lui accorder la possibilité de progresser. » Le champion du monde Alekhine en 1929

Vera Menchik et Alexander Alekhine

Puis ce fut au tour de celui que l’on nomma par la suite le Président du club de succomber…

« Le grand évènement de cette 2ème ronde du tournoi de Hastings fut la victoire de Miss Menchik face au Dr. Euwe. La championne du monde a dû contrer une puissante attaque de minorité sur l’aile dame, mais elle se défendit magnifiquement. A l’ajournement, la position, Fou et 5 pions chacun, semblait égale, mais le champion hollandais essaya de forcer le gain et paya sa faute en abandonnant au 61ème coup. » British Chess Magazine

Max Euwe, né Machgielis Euwe (20 mai 1901 à Amsterdam et mort le 26 novembre 1981)

Euwe,Max - Menchik,Vera, Christmas Congress 1930/31-11 Premier Hastings Waverley Hotel (2), 30.12.1930. Gambit Dame [D63]

1.d4 f6 2.c4 e6 3.c3 d5 4.g5 bd7 5.e3 e7 6.f3 0-0 7.c1 a6 8.cxd5 exd5 9.d3 c6 10.0-0 e4

Les noirs invitent à simplifier, 10…Te8 suivi de 11…Cf8 est logique.

11.f4

11.xe7 xe7 12.xe4 dxe4 13.d2 f5 et Euwe préférait les blancs car les noirs ont le mauvais Fou.

11...xc3 12.xc3 e8 13.b1 f8 14.b4 g6 15.g3 d6 16.a4

Une typique attaque de minorité sur l’aile Dame.

Après 16.a4

16...xg3 17.hxg3 d7 18.fc1 f6 19.b5 axb5 20.axb5 ec8 21.c2 d8!?

Après 21...cxb5 22.e5! xc3 23.xd7 xc2 24.xf6+ gxf6 25.xc2 b4 26.b2 et les blancs récupèrent le pion avec la meilleure structure.

22.bxc6 xc6

Après 22...bxc6 += le pion arriéré sur la colonne « c » est la justification de l’attaque de minorité.

23.c5!?

Euwe évite les échanges car après 23.xc6 xc6 et le pion "b" passé a peut-être de l’avenir.

23...xc5 24.dxc5!?

Avec l’idée de libérer la case d4 éventuellement pour le Cavalier et de presser sur le pion "b" qui n’est plus passé mais arriéré.

24...a5 25.b2 a8

Faible 25...c7 26.b6 xb6 27.cxb6 c6 28.xc6! pointé par Euwe.

26.b6 f8 27.e5 a1 28.b1 xb1+ 29.xb1 e6

Préférable 29…Da4!? avec l’idée d’un échec perpétuel. (Euwe)

30.h2 d7?

30…g6!? pour donner un trou d’air pour le Roi.

31.xd7 xd7 32.c7?

Après 32.d6 c6 33.a2! (Euwe) et la faiblesse de la 8e rangée permettait de gagner un pion.

32...c8?!

Avec les Dames sur l’échiquier les noirs avaient plus de possibilités pour tenir la position, par exemple 32...c6 33.f5 g6 34.d7 a4 = Bykova

33.xc8+ xc8

« Les blancs sont nettement mieux dans cette finale, car les pions ennemis sont sur la couleur de leur Fou , de plus le Roi blanc est en mesure d’occuper la case forte d4. »

Après 33...♗xc8

34.a2 e6 35.g1 f8 36.f1 e7 37.e2 f6

Après 37...d7? 38.d3 c6 39.d4 et les noirs vont se retrouver zugzwang car si 39...f6? (39...h6 40.g4! f6 41.f3+-) 40.e4+-

38.d3 e5

Après 38...♔e5

39.g4!

Si 39.f4+? f5 40.d4 g4 41.xd5 xd5 42.xd5 xg3 43.d6 xg2 44.c7 h5 = Bykova

39...g5

Après 39...xg4 40.f4+ f6 (40...e6 41.e4!) 41.xd5 c8 42.c4! e6 43.e4+- Bykova

40.g3 xg4 41.f4+ gxf4 42.gxf4+ f6

42...e6 43.e4!+-

43.xd5 c8 44.f3?

Un coup étonnamment faible de la part de Euwe. Bykova indique l’intéressante variante 44.c3!? h5 45.b4 h4 46.a5 h3 47.b6 e7 48.c7 e6 49.xb7 c4 50.b8 f1 51.h1 g2 52.c6 xh1 53.c7 b7 54.xb7 h2 55.c8 h1+ 56.c6 avec des chances de gain.

Le plus prometteur est sans doute 44.e4! (Euwe) et le Roi blanc mobile peut intervenir si le pion "h" adverse avance trop tôt ou peut chercher à envahir le camp noir grâce à l’avantage d’espace.

44...e7 45.c4 d8 46.d5??

Une erreur qui ne permet plus de jouer pour le gain.

46...b6!

Un coup rendu possible à cause de la menace 47…Fb7.

47.c6 c7

Maintenant le pion c6 est bloqué et le pion b6 à nouveau passé.

48.e5 e6 49.f5 b3 50.f6 b5 51.g7?!

Les blancs pouvaient annuler après 51.e4! xc6 52.e5+ c5 53.h5 b4 54.g7 d4 55.xf7 xf7 56.e6=

51...b4

Après 51...b4

52.xh7? Définitivement perdant.

52.h5! et les blancs annulent : 52...xc6 a) 52...c2 53.xf7 xf5 (53...b3 54.xb3=) 54.d5 h5 55.e4 g4 56.e5 h4 57.e6 xe6 58.xe6 xc6=; b) 52...c4 53.xh7 b3 54.d1 xc6 55.g7 d6 56.f6 suivi de 57.Fxb3 et la poussée du pion "e".; 53.f6 c4 54.xf7 xf7 55.xf7 b3 56.g7 b2 57.f7=

52...c2 53.g7 b3 54.d5 b2 55.a2 xc6 56.f6 d6 57.e4 xe4 58.xf7 d5+ 59.xd5 b1 60.g7 g1+ 61.f8 xd5 0-1

Caricature de Vera Menchik

Vera Menchik allait conserver le titre mondial jusqu’à la seconde guerre mondiale avec des victoires éclatantes. Depuis Hambourg 1930, elle jouait sous le drapeau de la Tchécoslovaquie. En 1931 à Prague, alors que comme le remarquait le GM Salo Flohr, Vera Menchik ne parlait pas du tout le tchèque, elle réalisa un score parfait avec 100% des points possibles. Vera domina sans partage, que ce soit sur le plan de la compréhension du jeu ou sur le plan tactique, les échecs féminins.

Les gaffes étaient fréquentes chez ses adversaires, voici par exemple sa partie contre la Suédoise Katarina Beskow, sa plus dangereuse rivale lors du tournoi de Londres 1927.

« Dans le tournoi des Dames pour le championnat du Monde, Mlle Vera Menchik a prouvé pour la 3ème fois sa supériorité : elle surpasse toutes ses concurrentes grâce à ses compétences et possède une force de Maître. Miss Menchik aborde les échecs de manière pleinement scientifique et peut servir de modèle pour 99% des joueurs masculins. » Erwin Voellmy (rédacteur de la Revue suisse des échecs). On apprend que le Maître hongrois Maroczy fut l’un de ses mentors.

Caricature de Katarina Beskow

Vera Menchik « commente »

Menchik,Vera - Beskow,Katarina, World Women-ch03 Prague (5), 07.1931. Défense Nimzovich [E43]

1.d4 f6 2.c4 e6 3.c3 b4 4.e3 b6 5.f3

« Ce coup prématuré de la Dame n’apporte rien aux Blancs. Il a été joué ici 5.d3 b7 6.f3 avec un bon jeu. »

5...d5

« La meilleure réponse qui menace 6…Ce4. »

6.d3 b7 7.d2 bd7 8.h3 b8

« Il était possible de simplifier après 8...dxc4 9.xb7 cxd3 etc. »

9.cxd5 exd5 10.0-0 0-0 11.f4 e8 12.h3

Après 12.♕h3

12...e7??

« Erreur grossière qui perd au moins une pièce. Les Noirs pouvaient continuer ici avec 12...f8 »

13.cxd5 xd5 14.xh7+ 1-0

Une des figures parmi les plus énigmatiques, insolites de l’entre-deux guerres fut Sultan Khan (1905-1966). Il avait remporté le championnat de Delhi en 1928, la seule victoire importante avant son arrivée en Europe. A peine débarqué en Angleterre, il remporta le championnat britannique en 1929 et devint bientôt l’un des membres du « Vera Menchik Club » alors qu’il devait s’imposer à nouveau à deux reprises dans le championnat britannique, en 1932 et 1933.

Dessin de Mir Malik Sultan Khan (1905 à Mithka Thavana, Pendjab, - 25 avril 1966 à Sargodha, Pakistan)

Voici comment le décrit un de ses contemporains : « Dans l’agitation de la compétition, chacun pouvait remarquer un jeune homme, couleur de bronze, pas vraiment grand, bien que large d’épaules, plutôt mince. Il marchait tranquillement, absorbé par tout ce qui concernait les échecs, avant de s’asseoir impassible devant son échiquier, avec toute la patience d’un fakir. » Voellmy en 1931

Vera Menchik et Mir Malik Sultan Khan

« Commentaire » du GM Stahlberg

Sultan Khan,Mir - Menchik,Vera, Christmas Congress 1931/32-12 Premier Hastings White Rock Pavilion (6), 02.01.1932. Semi Slave [D45]

1.d4 f6 2.c4 e6 3.c3 d5 4.cxd5

« Un choix surprenant qui permet aux noirs d’échapper à toutes sortes de complications provenant de l’ouverture. »

4...exd5 5.f3 c6 6.c2 d6 7.e3

« Les Blancs traitent l’ouverture de manière très particulière ! Dans cette partie, opter pour un jeu passif et roquer du grand côté n’est pas une bonne idée, mais Sultan Khan était connu pour être un gentleman excentrique. »

7...bd7 8.d3 0-0 9.d2 e8

Les Noirs ont obtenu une bonne position, ils n’ont pas de faiblesse et disposent du contrôle la colonne e semi ouverte.

10.h4?!

Le début d’une aventure sur l’aile Roi qui ne trouve pas de véritable justification sur le plan positionnel.  Ce qui serait le cas si les Noirs avaient opté pour un « fianchetto » en jouant …g6.

Après 10.h4?!

10...f8 11.0-0-0 b5 12.g5 a5

« Ce coup naturel pour appuyer l’attaque n’est pas le meilleur, il fallait jouer 12...b8 13.e4 b4 14.a4 dxe4 15.xe4 xe4 16.xe4 b3! 17.axb3 e6 =+ »

13.e4 b4 14.a4 dxe4 15.xe4 xe4 16.xe4 e6

Après 16...♗e6

17.b1?!

« Après 17.b3! l’attaque noire était stoppée et les blancs disposaient de chances à peu près égales. »

17...b3! 18.axb3 b8 19.c5 xc5 20.xc5 xb3 21.de1 e6 22.c3

« Hasardeux 22.xa5 xd4 23.c3 xf2 24.hf1 (24.xc6 c2+! 25.a2 e7 26.hf1 b6!-+) 24...c5 25.xc5? (25.f5) 25...xc5 26.xc6 ec8-+ La suite pourrait être 27.e4 (27.f3 c4 28.h1 d3+ 29.c1 b3+ 30.d1 a8! et la menace de mat gagne du matériel.) 27...xe4 28.xe4 xc3 29.bxc3 c4+-+; 
22.xc6? xd4 23.c3 xe4! Bykova

22...xd4 23.xd4 xd4 24.f3 a4 25.f4 bc8 26.d3 e6 27.e5 c5 28.b5 ed8 29.e4

« Précipite la fin. Miss Menchik termine la partie avec brio. »

Après 29.♖e4

29...d4! 30.xd4 cxd4 31.d3 b8! 32.a1 b4 33.he1 e6 34.e5 a3

« Mortel ! Si 35.bxa3 Ta8! Et le mat suit en quelques coups. »

35.b3 xb3 36.c4 b2 37.xe6 fxe6 38.a5 d3 39.xa3 d2 40.d1 c2 0-1

Après 40...♖c2 0-1
Alexander Rueb et Vera Menchik à Varsovie en 1935

Vera Menchik remporta à trois reprises le championnat du monde féminin avec un résultat inégalé , elle ne perdit qu’une seule partie à Hambourg 1930 alors qu’elle réalisa un score parfait à Prague 1931, Folkstone 1933 et Varsovie 1935 avec 31 victoires d’affilées.

Vera Menchik et Agnes Stevenson (1873-1935)

A Varsovie une tragédie allait influer sur sa destinée. Madame Agnes Stevenson (1873-1935), épouse de Rufus Henry Streatfeild Stevenson (1878-1943) fut tuée sur le coup par l’hélice de l’avion lors d’une escale à Poznan, qui devait l’emmener à Varsovie. Vera Menchik épousera R.H.S. Stevenson deux ans plus tard alors qu’il était de 28 ans son aîné. Ce dernier était un joueur d’échecs surtout connu comme organisateur de tournois et secrétaire de la fédération britannique d’échecs. Ils se marièrent le 19 octobre 1937 et apparemment un fort lien les unissait. Toutefois M. Stevenson souffrait d’une maladie chronique du cœur et devait décéder des suites d’une crise cardiaque en 1943.

M et Mme Stevenson-Menchik

Sonja Graf (1906-1965) était devenue la plus grande rivale de Vera Menchik au milieu des années 30. Elle se distança rapidement des nazis dès la prise du pouvoir par Adolf Hitler et n’hésita pas à opter pour une carrière de joueuse d’échecs professionnelle qui impliquait de voyager constamment au grès des tournois mais la plupart temps elle résida en Angleterre. Sonja Graf, pour exprimer son opposition et son désir de liberté, adopta une tenue vestimentaire masculine, des cheveux courts, fumait devant l’échiquier, en totale opposition avec le modèle imposé de la femme idéale du national-socialisme « Kinder, Küche, Kirche ».

Le champion hollandais Max Euwe fut rapidement séduit par la jeune femme et la pris sous son aile. Il l’invita à plusieurs reprises à jouer en Hollande. La dernière semaine du mois de mars 1934, elle disputa un match en quatre parties à Amsterdam contre la meilleure joueuse du monde, Vera Menchik qui s’imposa avec 3 victoires pour une défaite. (Deutsche Schachzeitung avril 1934 p.104)

En 1937 Sonja Graf jouait encore sous les couleurs de l’Allemagne mais évitait soigneusement d’y retourner et le « Deutsche Schachzeitung » tint à préciser (Août 1936 p.231) « elle est russe de naissance et a grandi à Munich. » Selon les théories raciales de l’idéologie nazie, Sonja était assimilée aux « Untermensch » soit les races inférieures qui incluaient les juifs, les slaves et les tziganes dont elle-même parfois n’hésitait pas à se déclarer comme faisant partie de cette dernière catégorie.

Sonja Graf et Vera Menchik

La tenante du titre Vera Menchik avait accepté de jouer un match en seize parties contre Sonja Graf titre mondial en jeu. Le match eut lieu du 26 juin au 17 juillet 1937 en Autriche à Semmering à l’Hôtel Panhans. La FIDE n’était pas l’organisatrice du match mais le Président, le Dr. Rueb, n’avait aucune objection à formuler si ce n’est que le titre mondial féminin devait à nouveau être remis en jeu lors de la prochaine Olympiade qui allait se jouer à Stockholm. (BCM janvier 1937, p.22)

Rudolf Spielmann (1883-1942) fut choisi par Sonja pour l’aider dans son travail préparatoire du match au sommet. C’était un joueur au passé prestigieux, imaginatif, essentiellement un tacticien. Ce n’était peut-être pas le meilleur conseiller pour affronter une championne au style avant tout positionnel. C’était pourtant un pied de nez au pouvoir nazi car Spielmann, de par ses origines juives, ne pouvait plus participer à des compétitions en Allemagne et, l’année suivante, il sera contraint à l’exil après l’annexion de l’Autriche au Grand Reich pour trouver refuge en Suède lors de la seconde guerre mondiale.

Le match tourna rapidement à la débâcle car si Sonja réussit à faire jeu égal en conduisant les blancs (+2 =4 –2), elle fut complètement laminée avec les noirs n’obtenant qu’un demi-point sur 8 parties !

Le GM Rudolf Spielmann « commente »

Menchik,Vera - Graf Stevenson,Sonja, World Women-ch Menchik-Graf +9-2=5 Semmering (14), 13.07.1937. Semi-Slave [D46]

1.c4 e6 2.c3 d5 3.d4 f6 4.f3 bd7 5.e3 c6 6.d3 e7

« Il est recommandé d’entrer dans la variante de Meran avec 6…dxc4 suivi de …b5. »

7.0-0 0-0 8.e4 dxe4 9.xe4 

Après 9.♘xe4

9...xe4?!

« 9…b6 suivi de 10…Fb7 est considéré comme meilleur. »

10.xe4 f6 11.c2 c5 12.dxc5 a5

« Après l’échange des Dames les blancs seraient mieux. »

13.e3

« Cela force les noirs à reprendre le pion c5 avec le Fou. »

13...xc5 14.d2

« Maintenant ce retrait empêche la Dame d’accéder sur la case c5. »

14...c7

« Préférable 14…Fb4. »

15.c3 e7 16.e2 b6 17.g5!

« Si 17.xf6 xf6 18.e4 g6 19.xa8 b7 20.xa7 a8 les noirs ont les meilleures possibilités car les deux Fous sont très forts. »

Après 17.♘g5!

17...g6?!

« La position n’est plus défendable, Si 17...h6 18.xf6 xf6 19.h7 etc. » Cela reste à démontrer après 19...xb2 20.ab1 d8! 21.xb2 a6 avec du contre jeu car le Cavalier blanc ne peut plus revenir en jeu.

18.f3 b7 19.h3 h5

Après 19…e5 20.Tae1!

20.ad1 g4?

« L’erreur qui permet de conclure avec un joli tableau de mat ! » 20...ad8 21.xe6! (21.xg6! fxg6 22.xe6+ h8 23.e5 c6 24.xc6 xc6 25.xd8 xd8 26.f7+ est prometteur.)

21.d7!! 1-0

« La pointe car si immédiatement 21.Dxh5 Dxh2+! »

Après 21.d7!! xd7 22.xh5! gxh5 23.h7#

Après 21.♖d7!! 1-0
Rudolf Spielmann, né le 5 mai 1883 à Vienne et mort le 20 août 1942 à Stockholm

« Dans ma longue expérience de joueur, je n’ai jamais entendu parler d’un cas, où une femme, a décidé de l’issue d’une partie avec une telle combinaison. » GM Spielmann

Vera Menchik défendit victorieusement son titre aux Olympiades de Stockholm 1937 et Buenos Aires 1939 où elle joua cette fois sous les couleurs de l’Angleterre car depuis mars 1939, la Tchécoslovaquie envahie par les Allemands avait cessé d’exister.

Tabelle Buenos-Aires, 1939

A Buenos Aires sa grande rivale Sonja Graf avait obtenu une position gagnante contre Vera Menchik avant de commettre une erreur grave, ce qui provoqua chez Alekhine une remarque assez cruelle :

« Un coup incorrect, dont la faiblesse ne diminue en rien le fait que les noirs avaient obtenu une finale gagnante (Sonja Graf) mais plus ou moins accidentellement. Les noirs auraient obtenu une victoire méritée mais en même temps un titre mondial immérité. Immérité parce que la présente partie démontre très clairement qu’il est totalement injuste de persuader une joueuse de la classe de Miss Menchik de défendre son titre année après année dans des tournois composés de joueuses très inférieures. Il n’est pas surprenant qu’après avoir joué autant de tournois, elle ait perdu quelque peu son esprit combatif et de jouer avec désinvolture, très au-dessous de sa force. Mais ce genre de difficulté occasionnelle ne pouvait pas être possible dans un match important pour le titre mondial, un match mais pas un tournoi. »

L'équipe d'Angleterre en 1939 à Buenos-Aires

Baruch Harold Wood, Vera Menchik de Stevenson, Philip Stuart Milner-Barry, George Alan Thomas, Conel Hugh O'Donel Alexander, Harry Golombek

Alors que la deuxième guerre mondiale avait éclaté lors de l’Olympiade, Vera Menchik est bientôt de retour en Angleterre et voici ce qu’on peut lire dans la revue « Chess » d’août 1944.

« Toutes les autres nouvelles de ce mois sont éclipsées par la mort de Vera Menchik , notre éditrice et championne du Monde, en compagnie de sa mère et de sa sœur, des suites d’une explosion d’une bombe volante « V1 » dans la nuit du mardi 27 juin. La maison, où elles s’étaient réfugiées dans le sous-sol, a été rasée. Par une triste ironie, leur abri de jardin Anderson, tout comme l’abri de l’autre côté de la rue sont restés intacts. »

Les membres du Club Vera Menchik

Sources bibliographiques principales :

Vera Menchik, Bykova (Moscou 1957)

Vera Menchik, Robert B. Tanner (McFarland 2016)

Kralovna Sachu Vera Mencikova Jan Kalendovsky (2016)

Article de Georges Bertola, rédacteur en chef de la revue Europe-Echecs.

Le sourire de Vera Menchik